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19/03/2020

"Mon rêve familier", in "Poèmes saturniens", de Paul Verlaine (1866)

Du "Prince des poètes", un sonnet d'un registre nervalien, où la chimère l'emporte sur le réel, où le Rêve touche aux portes de l'au-delà, à son mystère. Dans cette alchimie particulière la Vie, qui porte ici la majuscule, s'enfuit comme le temps, doublant la solitude foncière de l'auteur, son exil intérieur :

Mon rêve familier

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore.
Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.


Paul Verlaine

18/03/2020

"Suites slaves", de Jude Stéfan, couverture et illustrations de Jan Voss, éd. Ryôan-ji, 4 avril 1983, 88 pages.

L'un des auteurs de Diérèse, auteur d'un mémorable "Brevet des collèges" dont je vous ai donné lecture, voici pour vous un extrait de la Suite n° 11 des Suites slaves (il y en a 17), à lire "à l'oreille", en basse continue, hymne à l'amour physique, alors que le poète baguenaude, dans un rêve vigile, "à Pompéi dans la rue des lupanars". C'est ici la forêt qui lance l'inspiration, dans une très libre envolée, pour y revenir sans cesse, en un registre quasi religieux. Il faut bien entendu lire entre les lignes de ce poème, par exemple "la guerre en rase-motte sur les enfants / et les foins..." ; ou encore l'hommage à Keats en passant, le tout baignant dans un constant appel à la nature, à une progression dans le poème même, agencée par petites touches successives. Mais trêve de digressions, voici :

¤*¤

Suite n° 11 : Silves

le plus beau de la forêt, le vent
elle me réapparut en robe talaire
couché dans le berceau des arbres
comme elle aimait aux fêtes
ô mentonnière des morts
oui j'ai fait manger des pierres
à la femme à quatre heures chante
le premier oiseau le chien du chasseur
à ses pieds couché
(glands des tarbouches balançant
dans les rues)
un escargot dans ma tombe
- quelle taupe me les chassera ? -
la sirène la sirène nous chassa du bois
la guerre en rase-motte sur les enfants
et les foins : glaneuses, faneuses à vélo
les éparpillant les vrillant d'effroi
hors l'ardeur des fougères et des pins
à prendre le frais opaque des ombres
déjà t'agrippe la vieillesse ma sœur
et te croche la mort
sur ton sein je baisais ton cœur
(concevez mon désespoir
crucifié au sol)
ou Keats ressuscité par un chant d'oiseau
dans la forêt claire obscure
il s'avance encore aveugle
souriant squelette
comme jeunes filles se rêvant aux glaces
(ah ici pour plus vous aimer réfugié sans
vous dont les rêves s'envolent en pigeons
qui trop aimiez que je vous lisse les ailes
ces neigeuses tettes et fesses vous fuir)
quand le sexe parle en toutes lettres
vultu petulans Elegea dit Stace
le bois de bouleaux ; l'étang enchanté ; le
trot des pavés ; les charmes sous la pluie
entre les gouttes de rire ; "même s'il t'advient
de donner tous les baisers ce ne sera que peu"
lut-elle, puis leva les yeux vers les nuages
et moi - "mais par tout le corps" dis-je,
au front et aux joues, le cou la saignée
du coude les doigts les mains le ventre
les pieds, écoute ce sera pudeur tendresse
passion ardeur dévotion charité fureur et
l'infinie humilité loin de leurs sucées
de langues et de bouches debout au-dessus
de son chapeau contre l'arbre tournant ma
bague insolente un jour que je marchais
à Pompéi dans la rue des lupanars
dans l'allée de cyprès moi mon âme
dans la forêt Baroque qui me saluai par
vaine gloire
tributaire de tes courbes
en mon utopique bordel
bordel aussi sacré
que la forêt serait cathédrale
en milliers de feuilles et baisers
toi la sainte couchée jonchée
sur un lit de mousse
perdus dans la forêt d'Altdorfer...

Jude Stéfan

11:00 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

17/03/2020

"Nantas, suivi de Madame Sourdis", d'Émile Zola, Librairie Générale française, Libretti, juillet 2004

Une nouvelle assez fascinante de Zola, que cette Madame Sourdis, publiée en avril 1880 dans Le Messager de l'Europe, une grande revue de Saint-Pétersbourg. Émile Zola vient de publier Nana (mars) et met la dernière main aux Soirées de Médan, véritable manifeste collectif du naturalisme. Zola cessera sa collaboration au Messager de l'Europe en décembre de la même année.
Dans cette nouvelle, l'auteur tâche à rendre patent l'influence d'une femme, Adèle de son prénom, qui va aider Ferdinand Sourdis dont l'inspiration tarit, à terminer un tableau qu'il n'arrivait pas à mener à bien. Adèle Sourdis prendra un rôle directeur dans la réalisation finale du Lac, voici comment :

"Tiens, on a touché à mon tableau !"
A gauche, on avait terminé un coin du ciel et un bouquet de feuillages. Adèle, penchée sur sa table, s'appliquant à une de ses aquarelles, ne répondit pas tout de suite.
"Qui est-ce qui s'est permis de faire ça ? reprit-il plus étonné que fâché. Est-ce que Rennequin est venu ?
- Non, dit enfin Adèle sans lever la tête. C'est moi qui me suis amusée... C'est dans les fonds, ça n'a pas d'importance."
Ferdinand se mit à rire d'un rire gêné.
"Tu collabores donc, maintenant ? Le ton est très juste, seulement il y a là une lumière qu'il faut atténuer.
- Où donc ? demanda-t-elle en quittant sa table. Ah ! oui, cette branche."
Elle avait pris un pinceau et elle fit la correction. Lui, la regardait. Au bout d'un silence, il se remit à lui donner des conseils, comme à une élève, tandis qu'elle continuait le ciel. Sans qu'une explication plus nette eût lieu, il fut entendu qu'elle se chargerait de finir les fonds. Le temps pressait, il fallait se hâter. Et il mentait, il se disait malade, ce qu'elle acceptait d'un air naturel.
"Puisque je suis malade, répétait-il à chaque instant, ton aide me soulagera beaucoup... Les fonds n'ont pas d'importance."
Dès lors, il s'habitua à la voir devant son chevalet. De temps à autre, il quittait le canapé, s'approchait en bâillant, jugeait d'un mot sa besogne, parfois lui faisait recommencer un morceau. Il était très raide comme professeur. Le second jour, se disant de plus en plus souffrant, il avait décidé qu'elle avancerait d'abord les fonds, avant qu'il terminât lui-même les premiers plans ; cela, d'après lui, devait faciliter le travail ; on verrait plus clair, on irait plus vite. Et ce fut toute une semaine de paresse absolue, de longs sommeils sur le canapé, pendant que sa femme, silencieuse, passait la journée debout devant le tableau. Ensuite, il se secoua, il attaqua les premiers plans. Mais il la garda près de lui ; et, quand il s'impatientait, elle le calmait, elle achevait les détails qu'il lui indiquait. Souvent, elle le renvoyait, en lui conseillant d'aller prendre l'air dans le jardin du Luxembourg. Puisqu'il n'était pas bien portant, il devait se ménager ; ça ne lui valait rien de s'échauffer la tête ainsi ; et elle se faisait très affectueuse. Puis, restée seule, elle se dépêchait, travaillait avec une obstination de femme, ne se gênant pas pour repousser les premiers plans le plus possible. Lui, en était à une telle lassitude, qu'il ne s'apercevait pas de la besogne faite en son absence, ou du moins il n'en parlait pas, il semblait croire que son tableau avançait tout seul. En quinze jours, Le Lac fut terminé...


Émile Zola

10:13 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)