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08/03/2020

"Joue-moi quelque chose", de John Berger, éditions du Seuil, 1998

On connaît le romancier et poète Christian Bobin, mais point trop le critique, avisé, qui nous donne ici envie de lire (ou de relire) "Joue-moi quelque chose" de John Berger, traduit de l'anglais par Elisabeth Janvier, paru aux éditions du Seuil en 1998 :

* * * * *

Cinq soleils dans la nuit

"Ce livre, quand on le tient dans ses mains, quand l’œil se pose sur les caractères ronds, bien noirs, bien pris dans la pâte du papier blanc, ce livre lève en nous une mémoire lointaine, une lumière d'enfance. Ce livre, pour tout dire, n'est pas un livre mais une bassine de cuivre où fondent les mots, dans une vapeur sucrée, odorante. Par son allure matérielle, par le ton de sa voix, ce texte induit un bonheur physique, rond, plein. Un bonheur de mélancolie. Une jouissance claire.

Cinq histoires. Cinq chansons d'amour que John Berger donne à ces gens qu'il côtoie : cultivateurs, fermiers, paysans de Haute-Savoie. Leur temps est compté. Les trains à grande vitesse déchirent leurs terres. L'Europe à grande richesse calcine leurs granges. Mais ce livre n'est pourtant pas un livre de misère, pas du tout. Ce livre est livre de la reconnaissance. Si John Berger le donne à ses compagnons, c'est qu'il le leur devait. Il les aime, ces gens. Il aime ces visages râpeux, usés, ingrats. Il leur doit tout l'amour du monde, tout le goût de la terre. Cinq fois il refait sa déclaration, cinq fables vraies.

Évoquons la première seulement : elle tient en deux mots, mais comme ces deux mots ne suffiront jamais à tenir ensemble la terre et le ciel, le sang et les étoiles, il fallait bien en faire un récit : "Si l'on pouvait nommer d'un seul mot tout ce qui nous arrive dans la vie, il n'y aurait plus besoin d'écrire d'histoires. Un seul mot nous manque, et nous voilà obligés de raconter toute l'histoire, du début à la fin." En simplifiant : un agriculteur de quarante ans vit auprès de sa mère. Il n'est pas marié. Sa mère meurt, il tourne et retourne dans la maison vide, il descend aux enfers. Il en ressort avec un accordéon dans les bras, un accordéon joyeux, insolent et gai comme une jolie jeune femme. D'abord il joue pour les vaches, dans l'étable. Maintenant il joue pour les noces, maintenant il fabrique du soleil pour les autres. Voilà. C'est tout.

C'est tout, mais l'essentiel est ailleurs, et ailleurs c'est partout dans chaque phrase, dans le grain de la voix. Voyez par exemple ce que donnent les pommes de terre dans la main de l'auteur : "Les pommes de terre qu'on vient juste de rentrer dégagent une curieuse chaleur, elles luisent dans l'obscurité comme des épaules d'enfants qui seraient restés toute la journée au soleil." Et tout va ainsi dans ce livre, sous une grande lumière crue. La merveille, bien sûr, dans ce texte comme dans la vie, ce sont les femmes : vieilles ou jeunes, indolentes ou têtues, elles portent le ciel à leurs épaules, et la terre à leur taille. Le regard que John Berger pose sur elles est magnifique. La sueur, le songe, la chair, l'espérance, le lait, le mystère, tout est rassemblé dans la même phrase, coulé dans la même robe.

Les livres ont souvent l'air d'être faits d'encre - et de rien d'autre. Celui-là est fait d'argile, d'argile mêlée de souffle. On est heureux de le dire, d'un bonheur de premier matin, d'une lecture de premier amour. En le lisant j'entendais cette autre voix, lointaine, la voix d'un autre John, Saint-John Perse, et cette voix qui planait sur le livre, elle en venait, elle y revenait : "- et debout sur la tranche éclatante du jour, au seuil d'un grand pays plus chaste que la mort, les filles urinaient en écartant la toile peinte de leur robe."

Christian Bobin 

06/03/2020

Thomas Mann écrit à Maurice Delamain

Mario et le magicien est une pièce tragi-comique écrite et publiée par Thomas Mann en 1930. C'est l'histoire d'une famille en vacances dans une station balnéaire de l'Italie fasciste et qui est au cœur d'un drame noué lors du spectacle d'un hypnotiseur, le chevalier Cipolla. Cette nouvelle fera l'objet d'une traduction française par André Gaillard parue à Paris chez Stock en 1932. La lettre qui suit a été adressée à Maurice Delamain, des éditions Stock.

Pour vous aujourd'hui, la traduction de cette missive inédite du romancier :


"Les quatre exemplaires annoncés de Mario sont arrivés entre temps, et les petits volumes ornés me font bien plaisir. La traduction, que j'ai déjà découverte par sa publication dans la Revue franco-allemande, me semble bien réussie, et je vous prie de transmettre mes remerciements au traducteur.
Une édition italienne de la nouvelle s'exclut pour des raisons certaines. En Italie, on l'a maintenant d'abord découverte dans son édition française, et la presse fasciste ne s'en est pas peu irritée. Elle déclare comme complètement impossibles les événements qui y sont décrits humoristiquement ; et en même temps, ils se sont produits exactement ainsi dans la réalité.
D'ailleurs, il est loin d'être à mon goût de voir cette nouvelle comprise comme un manifeste politique direct. L'identification du chevalier Cipolla avec Mussolini a naturellement et certainement une légitimité intérieure secrète, mais, exprimée de manière directe, va pour moi bien trop loin.
En fin de compte, il s'agit dans ce récit d'un problème plus moral que politique. Mais bien entendu tout cela se mêle sans frontière de nos jours.
Je souhaite au petit livre le meilleur succès en France..."



Thomas Mann

03/03/2020

Le décès du poète et critique Bernard Demandre

C'est avec peine que je vous apprends aujourd'hui le décès, dans la soirée du 2 mars, du poète et critique lorrain Bernard Demandre, suite à une longue maladie. Il a participé au dernier numéro de Diérèse paru, le 77 : l'un de ses poèmes, plus bas, en hommage.
Le n°78, dont la maquette est presque finalisée, lui sera dédié. Tous mes regrets à son épouse, qui l'a soutenu jusqu'au bout de la longue route. Chaque fois que meurt un poète, c'est une part de l'essence du monde qui vient à nous manquer...
Des extraits inédits de son Journal, à paraître dans le numéro 79 de Diérèse, en juin 2020.
Daniel Martinez

 

     Je la vois arriver
     et ce n’est pas dimanche
     La mer lèche les poutres
     le long du môle où
     des oiseaux criards poussent le vent
     Tout est simple aujourd’hui
     Le vent n’y est pour rien
     On aura quelque temps encore avant le passage
     d’écrire un mot qu’on retarde
     et pourrait être ultime
     comme la mer dans le dos
     son poids d’embruns
     de saisons C’est comme un dernier jour
     une dernière main tendue
     doucement dans la passe


Bernard Demandre