241158

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

21/07/2021

"La Grande Beune", de Pierre Michon, éditions Verdier, décembre 1995, 96 pages, 69 F

J'avais remarqué que souvent, les dimanches et les après-midi, elle prenait à pied la route des Martres, haut talonnée toujours quel que fût le temps, fringuée, et revenait longtemps après, ou pas du tout - à moins qu'elle n'eût pris un détour que je ne connaissais pas. Je me demandais peu ce qu'elle allait y faire : le ciel me la donnait, l'y apercevoir me suffisait. Cette route devint bientôt ma passion. Il y avait là de grands prés, des noyers obscurs à la sortie du village, et plus loin des bois parcourus de multiples sentiers conduisant à des hameaux ; tout cela suivait la lèvre de la falaise, ça grimpait fort parfois, et il y avait des caches derrière des éboulis, des combes où rien ne se voyait que le ciel, des haltes secrètes sous des hêtres. Là, les après-midi de congé, le plus souvent sous la pluie, je faisais mine de prendre l'air et de m'intéresser fort aux herbes ou aux cailloux - les instituteurs ont de ces lubies, de ces licences -, mais je tournais en rond dans les sentiers et l'attendais, raide, crispé dans une contention douloureuse qui faisait battre comme à même mon sang une femme parée puis nue, rhabillée aussitôt et nue, un rythme de nylons, d'or et de peau, mille soies battant cette chair de soie. En ces dispositions j'allais jusqu'à la Beune ; je la regardais là en bas couler dans son trou, des eaux sales sous un ciel sale où des poissons invisibles frayaient, les yeux grands ouverts et mornes : que ce monde était beau pourtant, où des nylons pouvaient emplir mon esprit, le dénuder en dénudant une chair rêvée. Je revenais sous le couvert. Je m'arrêtais soudain ; j'imaginais sa bouche ; j'imaginais sa gorge ; à la pensée de ses reins je tremblais au-delà de toute convoitise. Te voyant, me disais-je, peut-être elle va sans un mot renverser la tête, trembler comme tu trembles, te saisir là où tu veux la saisir, et les jupes dans ses mains elle se donnera là, contre ce bouleau, dans ces flaques où seront tombés ses sequins, où pétriront ses paumes, où tu verras l'image de ses seins, et plus secouée qu'un arbre dans le vent ses grands cris renversés feront partir les corbeaux. Mon cœur manquait. J'entendais un bruit, je me donnais le maintien du promeneur attentif, ce n'était qu'une bête détalant : et d'autres fois elle était là, elle venait dans la feuillée, la boue, avec ses hauts talons et son fard impeccable, sa taille, gantée parfois, les mains dans les poches de son imper, la tête haute, la reine, à ma hauteur s'arrêtait, me parlait du mauvais temps, me disait gentiment que je fumais trop ; je répondais sur le même texte, je voulais garder cette goutte de pluie prise dans le duvet de sa joue, hésitant, coulant.


Pierre  Michon

10:03 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

20/07/2021

Souvenir de Lindos, Rhodes, juillet 2021

20210716_104816.jpg

Photographie d'Olivier Massé, juillet 2021

 

"Pourquoi étions-nous si rebutés par les cours de grec ? Les convictions religieuses de mes professeurs les empêchaient de porter sur l'Antiquité un regard libre. Seuls les mythes qui avaient un caractère moral les intéressaient. J'ai été très surpris lors de mon arrivée en France en constatant que la mythologie grecque avait dans ce pays de nombreux supporters. Je ne l'aimais pas beaucoup pour ma part car je ne la connaissais pas."

La langue maternelle, Vassilis Alexakis (1943-2021), éditions Fayard, 396 pages, Prix Médicis 1995.

19/07/2021

Diérèse 38, octobre 2007, 248 pages : Jean-Christophe Ribeyre

Comme je le dis à ceux qui m'interrogent sur le sujet, je n'ai aucun ennui avec le passé qui est une constituante à part entière du présent. Il n'y a rien de plus injuste à mon sens que de flatter à l'excès le plus actuel, aujourd'hui plus que jamais (dans l'écriture : le problème des avant-gardes en général, qui devraient à l'occasion consentir à se relire)... L'immédiat n'est qu'un jeu, il convient de savoir le rejouer (lexique théâtral) pour l'assimiler ou le récuser selon, hors son immédiateté. Ce vingt-et-unième siècle, de si mauvais augure, cristallise la célèbre formule nietzschéenne... et ce n'est pas rien. En nous renvoyant par effet retour, à ce que nous sommes (devenus). "Toujours, garde en réserve de l'inadaptation" (Henri Michaux, Poteaux d'angle, 1981).

Le numéro 38 de Diérèse, aujourd'hui épuisé, a été préfacé par Henri Meschonnic. Ce qu'il écrivait, de la plus belle eau, continue de résonner en moi :
     "C’est le poème qui fait ce que font les mots, pas les mots qui font le poème. Je l’ai dit dans Vivre poème. Il est vrai que cela produit un drôle d’effet, entre truisme et paradoxe. Justement tout le travail de la pensée n’est-il pas de travailler à faire que les paradoxes deviennent des truismes ? Baudelaire avait bien dit : « créer un poncif, c’est le génie ». Il faut créer des poncifs. 

     Ainsi, dire que c’est l’œuvre qui fait l’artiste, plus que l’artiste qui fait l’œuvre. Élémentaire. 
     Mais qu’est-ce qui est mieux pour la santé, de se rouler dans des paradoxes, ou dans des truismes ? En voilà une question. Mais non, puisqu’on a déjà la réponse. Ce sont les paradoxes qui sont les truismes de l’avenir. C’est pourquoi je continue, histoire de respirer et de rire. 
     Le truisme dit : ce sont les langues qui sont maternelles. Le paradoxe dit : ce ne sont pas les langues, ce sont les œuvres qui sont maternelles. Ensuite, on en attribue les qualités aux langues. Et on confond langue et discours, langue et littérature, langue et culture. Ce délicieux répertoire de clichés culturels, où rit le génie de la langue. Le génie qui remplace celui qui manque à ceux qui se confient à lui, qui sont confits en lui... "
    Reproduites ici les pages 138-139, avec un poème de Jean-Christophe Ribeyre :

Vivre, oui, ce serait recoudre…


Vivre, oui, ce serait recoudre 
ce qui demeuré seul s’est déchiré, 

ce qui s’est effondré 
et que l’on entasse toujours un peu 

parmi les bibelots, parmi les vêtements usés, 
au plus profond de la vieille maison de chair, 

ce serait reprendre le poème 
où nous l’avions laissé, faute de mieux, 

gisant au sommet 
de la pile menaçante des lettres à écrire, 

à relire, du courrier auquel il faut répondre, 
on l’avait délaissé 

pour de plus urgents méandres 
où nous jeter, 

nous avions mieux à faire sans doute, 
il nous fallait nous aussi nous effondrer.

Vivre, ce serait 
retrouver cet ami aujourd’hui oublié 

qui a surgi en rêve, 
avec lequel nous aimions parler 

jusque très tard
et rire, et qui s’en est allé un jour

derrière l’épais rideau de foule, 
pour une fois vivre 

ne serait pas fuir, ne serait plus se dérober, 
ce serait non pas oublier, 

non pas souffler 
sur la lueur secrète des cicatrices, 

mais se laisser accompagner 
comme ces oiseaux reconnaissants 

qui n’ont plus rien à perdre 
et acceptent, brisés, l’abri de paume, 

vivre, ce serait cela peut-être, 
se laisser recoudre de vivantes paroles, 

comprendre que l’on est brisé.


Jean-Christophe Ribeyre