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09/08/2016

"C'est lui, l'artiste", par Estelle Folsheid

Un conte paru in Diérèse opus 43 :

 

C'est lui, l'artiste

 

Nous sommes dans la cuisine, à boire le premier café. Enfin, surtout lui. Son qahwa comme il dit pour faire Afrique. Il est en face de moi. Il s'assoit toujours à la même place, dos à la fenêtre, pour me laisser la vue : il sait comme j'aime la couleur du matin de l'autre côté de la vitre. Ce matin encore, la couleur du matin dans son dos le contourne en lumière. Ses mains autour du bol, comme chaque matin, j'essaie de percer leur secret.Je me dis, c'est miraculeux, cette passion pour deux paumes. Ou parfois, c'est idiot, cette passion pour deux paumes. Moi, sa peau sur la mienne, je ne pense qu'à ça. C'est drôle. Il ne me croit jamais quand je lui dis qu'il me plaît. Il dit "arrête". Il croit que je suis tombée amoureuse quand il jouait la pièce de Koltès. C'est vrai qu'il était fascinant dans ce rôle. Chaque soir, j'étais magnétisée. Lui voudrait que je l'aime pour lui-même. Comme s'il n'était pas lui quand il est sur scène. Il dit : "c'est trop facile de plaire quand on est acteur." Moi ça ne me dérangerait pas qu'il m'aime parce que je suis une bonne actrice. Mais il ne vient jamais me voir. Il dit qu'il m'aime pour moi, qu'il n'a pas besoin de me voir jouer pour m'aimer. Quand je joue, j'imagine qu'il est venu quand même, en secret, qu'il est dans le public, qu'il meurt d'envie de se lever en plein spectacle pour dire au monde entier : "c'est elle, c'est elle que j'aime."

Il me sert un autre qahwa pour que je l'accompagne. Il sait que je ne le boirai pas. Il passe sa matinée comme ça, dans la cuisine, à remplir son bol de café refroidi. Il attend. Quand je rentre le soir, il y a l'odeur du café partout dans l'appartement. J'aime bien cette odeur brûlée, un peu amère, comme si chez nous, c'était quelque part en Afrique. Il a voulu qu'on mette un téléphone dans la cuisine. Comme ça, il était plus près du café pour attendre.

Chaque soir quand je rentre, le téléphone a mon premier regard : a-t-il changé de place ? je me dis toujours que si le téléphone a sonné, il a dû changer de place. Même un tout petit peu, ce serait un signe ! Mais le téléphone reste toujours à sa place. Ça veut dire qu'aujourd'hui encore, personne n'a pensé à lui. Alors, je sais qu'il ne voudra rien savoir de ma journée. Que si je commence à raconter, il explosera. "ne sois pas niaise. Tu sais bien que tu joues parce que tu es la fille de ton père !". Que si je m'approche, "je ne te mérite pas. Je ne te mérite pas...", il faudra que je trouve un biais pour qu'il m'étreigne, et qu'il oublie ma carrière et mon père... que je me fasse toute petite, "je ne te mérite pas...", pour qu'il me mérite. Alors, sous ses mains qui râpent, je retrouverai pourquoi je l'aime : parce que sous ses mains, je renais, je renais... Sa manière, si particulière, de déplacer son corps et le mien, comme dans la pièce de Koltès : son corps me tient dans ses fers.

Je ne sais pas ce qui s'est passé ensuite. Je n'ai jamais compris pourquoi il refusait tous les rôles qu'on lui proposait. Il disait : "on n'a qu'une vie. On ne peut pas faire de compromis. Plutôt crever que de se prostituer." Je ne l'ai jamais poussé. J'aimais qu'il soit acéré.

Maintenant quand nous sortons, il ne veut plus prendre le métro. Pour éviter les affiches. Ça le révolte, les comédiens qui vendent leur gueule à des marques de rasoir.

Il sent que je le regarde, il lève les yeux sur moi. Il me bouleverse. C'est lui, l'artiste ; pas moi. Personne n'a jamais voulu comprendre cela. Ma mère m'a dit : "Tu es Capricorne ; ton obsession, c'est pour ça..." Il me regarde si fort, j'ai envie de lui dire une nouvelle fois : "Comme tu es, je t'aime" mais il déteste ça. Si je dis ça, il croit que je n'ai plus foi en lui et que le téléphone ne sonnera plus jamais pour lui proposer le rôle de sa vie ; alors je ne le dis pas. Et dans la cuisine, on fait silence pour mieux entendre le téléphone qui ne sonne pas.

* * *

Un soir, je suis rentrée plus tôt que d'habitude du théâtre. Soudain une envie douloureuse de sa peau et de ses mains. Machinalement, j'ai quand même jeté un coup d'oeil sur le téléphone.

Il n'était plus sur la table. Il l'avait déplacé ! Alors, ça y est ? On l'avait appelé... J'avais envie de hurler et l'appartement vide gonflait encore ma joie et mon envie de lui : il était déjà là-bas, c'est sûr, à travailler son rôle. En riant, je prends sa place dans la cuisine pour l'attendre. Dos à la fenêtre. Je le ferai rire quand il rentrera... Je l'imiterai, sa drôle de voûte au-dessus de son bol de café.

Difficile de rester assise, avec ces envies de lui qui m'entaillent. Je me dis : aujourd'hui, il me méritera. Aujourd'hui, je n'aurai pas besoin de le supplier pour qu'il me prenne ! Je prépare du café et je remets le téléphone en place. Je prends son attitude et je tapote comme lui le bord de la table. Tam-tam, qahwa, je prends le rythme de son corps du matin dans la cuisine. Ça calme un peu ma hâte et je ris. L'odeur du café, le son du tam-tam... Je pense à toutes les fois où j'ai extirpé de sa chaise pour qu'il m'étreigne et m'emmène dans la musique à même le carrelage. Dans la cuisine bleu-piscine, sous ses mains qui râpent, alors j'ai l'impression d'être un poisson qu'on écaille, et des copeaux de ma peau, je me débarrassais comme une gamine pour renaître femme.

Au petit matin, il n'était pas encore rentré et j'ai trouvé qu'à la lumière du matin, les murs bleu-piscine étaient sordides. Je fais du café frais pour son retour, le corps tout engourdi d'être restée assise. L'odeur de café me fait sourire : elle va le faire venir. Comme lui, même haleine et même rythme, j'infiltre mon corps de café et je laisse le téléphone sonner : il sonne sans arrêt, sans doute mon metteur en scène, et se mêle au bruit chaotique de la cafetière. La langue limée par le marc de café, j'ai le sang qui noircit et des tremblements. Mon ventre rumine noir aussi, à cause du qahwa et tout ce que j'essaie de saisir s'écrase par terre. Je ne ramasse pas les débris, je l'attends. Et les murs bleu-piscine m'asphyxient, comme une odeur terreuse de café. Refroidi.

* * *

Un mois plus tard, j'étais dans le métro en train de rêver à mon rôle. A un moment, le métro est resté coincé à une station. J'ai regardé par la vitre : station Gaîté. Mais en regardant, j'eus l'étrange impression de croiser le fer d'un regard très familier. J'ai regardé à nouveau.
Sur les murs de la station, sur les murs dix fois placardée, une affiche de publicité, gros grains et couleurs sublimées. Et sur l'affiche, l'homme que j'aime, son beau visage en gros plan, ses yeux bouleversants, plantés en moi bouleversée, plantés dix fois, plantés en moi, et ce slogan : "faire mâle", à côté d'un rasoir.

 

                                                                 Estelle Folsheid

10:09 Publié dans Contes | Lien permanent | Commentaires (0)

22/10/2015

Un conte d'Estelle Folscheid

Trouble

Il m'a laissé entendre que je n'attendrai pas. Il m'a prise-dans-ses-bras. Il m'a serrée ni fort ni pas. Je n'ai pensé à rien lui ! Je n'ai rien forcé ni...

J’étais dans ses bras. Il était parfumé. Ça me suffisait comme éternité. Trou bleu sous mes pas. Pieds. S’aimer « même pas peur » je te crois.

*

S’aimer « même pas peur », tu n’as qu’à m’aimer je saurai garder le secret, volupté, qui nous fera comme tu dis je te crois tu te crois, qui nous fera comme tu dis prendre soin de nous fera je te crois, comme tu le dis, vivre l’amour, et je ne te croirais pas ?

*

Mais nous continuâmes à nous questionner :

— « Nous sommes fous »

Qu’est-ce qu’on risque ?

— « Tout »

Nous allons risquer
la déception la mauvaise renommée la destruction de l’autre amour qui nous tient chacun d’un autre côté qui nous tient debout qui nous fait noble et bleuté tu m’as fait l’amour avec les yeux ne dis pas non c’était délicieux.

*

— « Tu vas être déçue. Je vis à l’étroit. J’ai trouvé une tranquillité. Je suis bien comme ça »

Moi je suis vaste oh tu verras ! Et quand il m’a regardé de ses yeux doux papillonnés j’ai dit « ne me regarde pas comme ça » violemment sans y penser sans le vouloir je préférais qu’il me regarde mais ne me regarde pas comme ça, pourquoi, parce que je suis émue, émue comment, dans le corps le cœur le ventre, tu es touchée, oui touchée, là ?

. Tu comprends ?

*

 — « Tu comprends bien qu’étant donné ma situation… »

Je comprends bien qu’étant donné ta situation
tu ne peux pas ne veux pas m’afficher t’afficher m’aimer nous aimer au jour au grand jour au grand air en plein jour au jour le jour. Ça va être salé ne se voir qu’entre des murs fermés quand tu dis que c’est plus joli caché tu te crois ? Oh je ne demande pas à être placardée — mise au placard rangée nettoyée en vitrine paradée lustrée dans ta devanture sur ton tapis rouge quand tu marches, dans la ville.

*

A la porte il ne m’a pas prise-dans-les-bras cette fois ce serait je savais pour une autre fois une autre fois la fois prochaine la très prochaine, où il ne se contenterait pas de mes bras je crois.

*

Oui bon ben tu me manques voilà c’est gagné. Je n’ai pas arrêté arête dans la gorge de percer à toi je suis transpensée la nuit le jour à mon travail à mon orée auprès des arbres… Je ne marche plus tranquille dans la ville. J’ai l’espoir l’envie l’ardeur l’angoisse de te rencontrer. Je rôde. Dans l’attente l’espoir l’envie du rodéo de tes côtés sur mon dos. Arrête dans ma gorge de gigoter comme ça !

*

— « Je suis à un âge… »

Oui, c’est le gigotâge !

J’ai peur tu sais ta fragilité ma fragilité il faut que je m’y fasse grand bien me fasse tes mains si fines et de loin tu paraissais plus large que Dieu te bénisse et toi vraiment tu n’as pas la trouille bleue comment ça fait « même pas peur d’aimer » en vrai ?

*

Je n’aurai pas l’impression d’être sacrifiée je n’aurai pas l’impression d’être cachée je n’aurai pas l’impression d’être malaimée tu n’as qu’à m’aimer. « Même pas peur » je saurai garder le secret volupté.

*

Mais ma si trouille bleue est longue à rougir à cuire à chauffer comment ça fait « même pas peur d’aimer » en vrai tu t’inquiètes. Toi la pensée qui gigote tu me la vois gigoter et tu prends mes mains pour que je danse tu me donnes chaud pour que j’en lève mon pull « assume tes fantasmes », je fantasme trouble et toi…

*

— « Dis ce que tu as à dire »

C’est énorme pour moi tout cela

— « Dis ce que tu as à dire »

J’ai besoin de temps

— « Dis ce que tu as à dire »

J’ai dit

— « C’est peut-être déjà trop là »

*

C’est trop. Trop : tard. Au risque de s’aimer on va trinquer mon cœur alors je demande on peut se serrer j’ai demandé on s’est serré j’ai pas eu peur tu vois c’était tellement sentir ton souffle c’était tellement si près partout et mon souffle dans ton cou qui pique pas tellement qui pique tu dis j’aime ce cou qui pique je le console doucement tu étais parfumé ça me suffisait tellement.

*

A la fin de l’histoire bien : trop tôt-trop

j’ai un trou à la place du cœur un trou là sans fond sans couleur. Mon serrée-dans-les-bras fabrique d’autres couteaux dans et sous la gorge des couteaux pas pour moi cette fois, moi tu m’as déjà, dans une forge d’où il revient comme neige les couteaux pour ouvrir une autre bleue, une autre oie pas moi, moi tu m’as déjà trouée même pas mal.

*

« Même pas peur d’aimer » je te croâ fait ma gorge rouge bée après toi.

 
                                                                                         Estelle Folscheid

16:33 Publié dans Contes | Lien permanent | Commentaires (0)

15/10/2015

Rien de précieux ne s'efface

   … Pour répondre à ma curiosité, Lucie m’avait présenté sa collection, des têtes de série d’éditions originales illustrées. Au fil des pages, entre des gouaches de Saura et de Tàpies, ce Shri Yantra avait retenu mon attention. Peint par un artiste indien avec, au-dessous, des lignes d’Henri Michaux bien dans le ton de l’homme : il évoquait je crois les « privilèges des qualités »* Le crépuscule tombait à mesure, bordé d'ombres violettes, de courts nuages flottant sur le monde, remodelés, triturés à l'infini. Flammes rouges de ses cheveux au couchant, coupant la grande rumeur des voitures plus bas.

   Les derniers souvenirs du mage Henri Michaux ? Au téléphone : « Avec vous, Lucie, je suis toujours dans le rose. Dans mon dernier rêve, je vous revoyais en Inde, au moment où nous réalisions Yantra. C’était, ma foi, fort agréable (un dieu dans chaque main, pour les creux de la route… rires). Et tout cela, mon recueil juste sorti de vos presses, les couvertures de bois verni qui maintenaient le papier Japon aux pages délicatement pliées sur elles-mêmes, en accordéon, y redessinaient comment dire ?... le désir d’harmonie, qui est d’abord celui de pouvoir dépasser le cadre restreint de sa condition propre : non ? » Lucie avait acquiescé, enchaînant sur une phrase pas tout à fait de circonstance, surprise par la question. Lui, encore : « Au-dessus et non hors du temps, je veux parler de cette perte du sentiment du présent, comme si ce qui avait eu enfin lieu n'était en dernière analyse que le fruit de fiévreuses prémonitions. »

   Son petit bureau où nichent bricoles, pinceaux mal nettoyés, photographies, carnets divers. L’hélice, la spirale, la conque ; la coquille et sa nacre, teintée de la dernière aquarelle. Ce qu’elle avait peint ces jours-ci, je ne m’en souciais pas vraiment. Là, toutefois : une silhouette grise perdue dans une vaste plaine neigeuse qui, virant au bleu, aurait pu tout aussi bien être un ciel. A l’instant juste, d’une oreille rien moins que distraite, j’entendis claquer derrière la porte le petit marteau en main bagué remarqué en entrant. Nous convînmes alors d’un autre jour où nous rencontrer.

   Non, pas exactement :

   « Demain, au petit matin, je dois prendre l’avion pour Oslo. Je vous appellerai au retour. A bientôt. »

   Au fond, traversant les livres que nous avions feuilletés, toujours et encore, la nuit des mots : une manière de se tenir face au silence ? Lisse, imprenable. Surtout, j’avais vu peu à peu se dégager la double acception du mot « jeu » : le léger et le grave, tour à tour. Derrière le réel brut le poète, changeant de peau s’en amuse, il entre dans ce qui est. Progresse dans l’invention d’une matière – moins pour l’affronter que pour parvenir à en mériter l’assentiment – à figurer, toujours. Jusqu’à la voir, au final, s’échapper dans un livre, nature morte. Toute visée simplement ludique hors de propos.

                                                                                            Daniel Martinez

___________________

*« Isolées, quelques couleurs, à part
    disent et ne disent pas

    les privilèges des qualités. »

NB : ces vers de Henri Michaux sont inédits

14:48 Publié dans Contes | Lien permanent | Commentaires (0)