14/05/2014
Boris Cyrulnik, un spécialiste d'éthologie humaine
Vous donner à lire aujourd'hui des propos pertinents à tout le moins, de Boris Cyrulnik, interrogé par Pierre Le Hir :
"Notre chrysalide à nous, c'est la parole"
Vous êtes neuropsychiatre, familier de la psychanalyse, et vous enseignez l'éthologie humaine à l'université de Toulon. Comment êtes-vous venu à cette discipline ?
Je me suis passionné, durant mes études de médecine, pour les expériences d'Harry Harlow sur les macaques. Cet Américain avait montré, en 1958, comment les nouveau-nés, lorsqu'ils étaient soumis à un stress, se réfugiaient contre un leurre maternel en feutre plutôt que contre un leurre en fil de fer portant un biberon. Cela prouvait que ce n'est pas l'alimentation qui fonde l'attachement à la mère, mais le contact physique doux et sécurisant. Ma voie de recherche était trouvée. J'ai alors commencé, non pas à extrapoler aux hommes les conclusions des observations sur les animaux - ce serait l'opposé de l'éthologie humaine -, mais à appliquer les méthodes éthologiques à cette étrange espèce que sont les humains.
Quelles sont vos méthodes ?
L'éthologie est une méthode expérimentale d'observation extérieure, une sémiologie du comportement, qui ne s'oppose nullement à l'observation de l'intérieur par le travail de la psychanalyse. Darwin en avait posé les bases dès le milieu du XIXe siècle, en proposant un raisonnement "évolutionniste". Cette notion de "devenir", reprise par Freud, achangé le regard porté sur l'homme, notamment en psychiatrie. Au départ, ce sont les spécialistes animaliers qui ont apporté à l'éthologie humaine des dispositifs expérimentaux et des hypothèses issues de la théorie de l'évolution. On sait par exemple qu'il existe chez les oiseaux des différences de chant liées non pas à l'espèce mais au groupe (la trille du pinson anglais n'est pas tout à fait la même que la trille du pinson français), qui s'expliquent par une adaptation à des milieux particuliers. On peut penser que de tels phénomènes d'adaptation sont encore plus nets chez les humains, dont les apprentissages cognitifs se poursuivent tout au long de la vie. Aujourd'hui, l'éthologie humaine a pris son autonomie.
Qu'a apporté cette discipline à la connaissance de l'homme ?
La grande révolution a été la mise en évidence des interactions précoces. C’est-à-dire la façon dont le bébé, dans les dernières semaines de sa grossesse et les premiers mois de sa vie, est façonné, structuré par les interactions sensorielles, affectives et verbales avec son environnement. Celui-ci forme pour le bébé comme des structures biologiques périphériques, des tuteurs de développement, enracinés dans la représentation verbale que les parents se font de leur enfant. La psychanalyse du nourrisson y a trouvé une impulsion nouvelle.
N’y a-t-il pas un danger à transposer les méthodes d’études de l’animal à l’homme, au risque de réduire celle-ci à une dimension biologique ?
Le danger, c’est la généralisation abusive qui rend une vérité partielle totalement fausse. Prenons les travaux de l’Américain Edward Wilson, spécialiste des fourmis et l’un des fondateurs de la sociobiologie dans les années 1970. Ses études sur les pools génétiques dans les populations d’insectes sont parfaitement transposables à l’homme, comme on peut le voir avec la géographie des maladies génétiques. En revanche, appliquer cette grille d’analyse à la condition humaine et expliquer le comportement humain par la génétique est une absurdité.
Vous définissez l’homme comme « le seul animal capable d’échapper à la condition animale ». Qu’est-ce qui fonde sa singularité ?
Ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est la parole. Non pas le langage, car les animaux aussi ont un langage. Mais l’aptitude à créer un monde spécifiquement humain par des représentations verbales : le monde des mots. Darwin, dès ses premiers travaux, a parlé du « mur du langage ». Cette métaphore exprimait bien que la parole métamorphose la condition d’être vivant. J’utiliserai une autre métaphore : la chenille vit dans un monde terrestre d’ombre et d’humidité, le papillon dans un monde aérien de lumière, et l’un et l’autre sont pourtant en continuité biologique. Notre chrysalide à nous, c’est la parole. Nous vivons dans un monde biologique mais aussi, comme le papillon, dans le monde aérien de la parole.
Boris Cyrulnik
07:15 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
09/05/2014
"De la poésie", Charles Baudelaire
Le texte reproduit ici est conforme à sa première parution, le 15 avril 1846 dans L'Esprit public :
"Quant à ceux qui se livrent ou se sont livrés avec succès à la poésie, je leur conseille de ne jamais l'abandonner. La poésie est un des arts qui rapportent le plus ; mais c'est une espèce de placement dont on ne touche que tard les intérêts, - en revanche très gros.
Je défie les envieux de me citer de bons vers qui aient ruiné un éditeur.
Au point de vue moral, la poésie établit une telle démarcation entre les esprits du premier ordre et ceux du second, que le public le plus bourgeois n'échappe pas à cette influence despotique. Je connais des gens qui ne lisent les feuilletons souvent médiocres de Théophile Gautier que parce qu'il a fait La Comédie de la Mort ; dans doute ils ne sentent pas toutes les grâces de cette oeuvre, mais ils savent qu'il est poète.
Quoi d'étonnant d'ailleurs, puisque tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours - de poésie, jamais ?
L'art qui satisfait le besoin le plus impérieux sera toujours le plus honoré."
Charles Baudelaire
19:50 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
30/04/2014
En hommage à Marcel Béalu
A propos de Marcel Béalu (né en 1908 à Selles-sur-Cher ; mort en 1993 à Paris), ce témoignage de Christiane Parrat, que je vous laisse découvrir :
"C'était à la librairie Le Pont traversé au Quartier Latin, dans les années soixante : mon île de calme et de volupté. Rien que des livres que je pouvais lire jusqu'à plus soif sous le regard bienveillant de Marcel Béalu. Comme ma bourse était plate, cela me convenait bien. C'était l'époque de Noces de Sang de Lorca au théâtre du Vieux Colombier (en 1963). Jenny assurait la mise en scène et j'entends encore la voix de Germaine Montero dans le rôle de la Madre. Ce fut le premier livre que je cherchais sur les rayons poussiéreux de l'antre de Marcel Béalu. Il m'ouvrit à ce grand poète. Puis vint la parole claire de René Char in Lettera Amorosa. Une Parole en... archipel qui en appela bien d'autres.
Ponge, Tardieu et Michaux suivirent de près et j'entrais en poésie comme on ouvre une porte interdite. Vision déréglée, subversive et tellement "vraie" du monde. J'étais alors, au Pont traversé, juchée sur un tabouret, adossée aux étagères, tellement absente à ce qui n'était pas le livre où j'étais plongée que les heures passaient comme un songe, me laissant porter par les mots. Quelques lecteurs assidus s’y retrouvaient de même. Nous nous passions des livres, des titres, des fragments de textes.
La rencontre avec le théâtre de Beckett, je la lui dois aussi. Malone, Pozzo et Lucky devinrent mes amis imaginaires et dérisoires dans ce monde un peu absurde. Je demandais à M. Béalu où trouver des livres de Colette - ma grande passion à l'époque. Il me mit dans les mains Le fanal bleu édité par Ferenczi. J'ai encore ce merveilleux livre imprimé en 1949 (pour lequel il me fit un prix d'ami ! Sur la page 42 un effacement des signes typographiques formait une bande verticale et j’essayais de rétablir le texte manquant du mieux possible, au fil des années). Un jour, je découvris Le mariage de Don Quichotte, de Paul-Jean Toulet : une édition de 1924, du Divan. J'étais bouleversée par le grand gémissement de la sirène qui s'enfonce dans la mer quand le Quichotte s'écrie : "Je te connais, tu t'appelles hallucination !". Bien d'autres livres encore, lus sur place, appelant plus tard d'autres lectures. Bachelard, L'eau et les rêves, édité par Corti, c'est là aussi que je l'ai découvert.
Un jour, il y eut Le chant du monde de Jean Giono. Encore une vieille édition de 1934 ! Livre qui me conduisit à un autre : Que ma joie demeure... 1965... moult hésitations. Que faire de ma vie que je voulais bohème, en marge ? Et ce fut la rencontre à Manosque avec Jean Giono, si doux et patient, qui m'ouvrit un chemin. Un trou dans le temps pour me poser, confiante, face aux années à venir...
Les années soixante ? Deux guides : Marcel Béalu et Jean Giono.
Voilà, quelques fragments de mémoire comme des laines de troupeau laissées sur les griffes des arbres et des clôtures, lors de mes transhumances."
Christiane Parrat
A lire aussi, la contribution de Jean Gédéon: "Marcel Béalu, un poète de l'Ecole de Rochefort" (12/12/2011) : http://pierreetsel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/
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