01/10/2021
Entretien de Rodica Draghincescu avec Béatrice Bonhomme (extraits)
Rodica Draghincescu : Le texte poétique est de la langue sensible qui se distingue d'un discours banal. La langue du poète obéit à un grand nombre de contraintes et de limites de tout genre, elle a peu de libertés. Une poésie est faite des langues et des univers sémantiques d'autres poésies. Le poète doit-il savoir apprendre, maîtriser et oublier les autres poètes pour apporter et offrir son originalité au monde ?
Béatrice Bonhomme : Il est certain, et l'on rencontre alors la pensée de Francis Ponge, qu'il est bien difficile de faire du nouveau avec des mots qui sont codifiés par des voix collectives qui parlent en nous, à notre place si nous n'y prenons garde, tout ce qui nous fait ressembler aux autres et qui étouffe la voix du plus précieux. Ainsi Ponge avoue son dégoût pour la radio comme boîte à ordures du langage. On pourrait y ajouter aujourd'hui la télévision et bien d'autres médias. Les paroles sont toutes faites, "elles s'expriment, mais ne m'expriment point" dit ainsi le poète. Le langage, c'est "un tas de vieux chiffons pas à prendre avec des pincettes" (d'où la lessiveuse, si utile !). Il faut apprendre à parler contre les paroles, inventer sa propre rhétorique qui est l'art de donner la parole à la minorité de soi. Car l'écriture est un combat comme l'écriture d'Artaud ou l'écriture de Kafka l'étaient. Le geste de forage crevant la feuille de papier se transforme en geste de danse et de combat, dans un acte infini de guerre. Dès lors, ce dont on ne peut parler, il faut le dire. Kafka le savait qui notait qu'il se décidait continuellement à la manière d'un boxeur. Il aurait pu dire cela d'un poète. On peut penser aussi à Dupin comme boxeur, danseur de l'écriture, militant. C'est à ce prix que la poésie reste dans l'ensemble des discours que nous propose la société, le discours alternatif.
Rodica Draghincescu : Un discours de résistance ?
Béatrice Bonhomme : Oui, le discours de résistance. Tenter de trouver sa voix originale, même si tout le monde n'est pas Rimbaud... Je n'ai pas cette prétention ! En outre, vous avez raison, il y a aussi tous les écrivains, tous les poètes qui ont parlé avant nous et dont, sans parfois même le savoir, nous sommes tributaires. Il est bien difficile d'apporter ne serait-ce qu'un mince filet de voix qui reste original et nouveau. C'est ce que nous espérons tous, pourtant. Mais ne nous faisons pas trop d'illusions.
Rodica Draghincescu : Pourriez-vous nous parler de vos libertés, de vos contraintes et vos limites en poésie?
Béatrice Bonhomme : Ma seule liberté, c'est peut-être de ne vouloir tenir compte ni des modes, ni des écoles ou des mots d'ordre poétiques, lyrisme, littéralité, textique... tout cela m'est indifférent. D'ailleurs, je me sens en dehors des circuits comme ma revue elle même (ndlr : la revue Nu(e), qui compte 71 numéros, actuellement diffusée au format électronique) qui a toujours voulu publier des poètes de tous les bords et de toutes les écritures pourvu qu'elles soient exigeantes. Même géographiquement, je suis un peu en marge. Nice est un peu situé aux confins ! Rares sont ceux qui ont lu mon travail, je n'ai jamais eu de reconnaissance officielle. Je n'ai pas publié chez de grands éditeurs. Je continue à faire ce que j'ai à faire. Ma liberté est donc assez grande, car je n'attends rien de plus que le fait d'écrire.
Rodica Draghincescu : A travers mes discussions avec le public amateur de poésie, j'ai constaté que les lecteurs lisent les poètes de jadis plus que ceux d'aujourd'hui, surtout lors des commémorations.
Béatrice Bonhomme : Oui, c'est vrai sans doute. Les commémorations sont de toutes façons davantage propices à des lectures de poèmes rimés, plus faciles à mémoriser que les formes de la poésie contemporaine. D'ailleurs, je ne crois pas que les commémorations soient très "poétiques"... Les commémorations ont quelque chose d'emphatique que fuit la poésie contemporaine, justement. En ce qui concerne la suite de votre question, la poésie s'est en effet coupée du grand public, peut-être parce que les recherches conceptuelles, métatextuelles, intellectuelles, ont un peu effrayé le public, à un certain moment même si la poésie en est revenue (mais peut-être pas le public...)
Rodica Draghincescu : L'on dit que le meilleur moyen de cultiver et faire goûter la poésie vivante pour les autres et aux autres c'est de diffuser les revues de poésie puisque la plupart des maisons d'édition n'éditent que des poètes disparus ou très connus. Béatrice, vous-même, vous avez fondé la revue Nu(e), qui publie des poètes contemporains depuis 1994 et souvent, vous accueillez à Nice, des auteurs dans le cadre des lectures ou des manifestations autour de la poésie. Quelles seraient les satisfactions et les déceptions de ces projets à long terme ?
Béatrice Bonhomme : Les satisfactions : partager la création avec d'autres. Chaque numéro de revue constitue un espace offert à un poète qui choisit lui-même les créateurs dont il veut s'entourer, les plasticiens, les critiques littéraires, les poètes, avec lesquels il entretient des affinités. Ce style a permis au cours des années à la fois une cohérence autour d'un auteur et une diversité grâce à la présence de plusieurs formes d'écritures - interviews, critiques littéraires, poèmes, critiques d'art - et a créé des résonances, des échos, entre chaque texte ou entre les textes et les interventions des peintres. Dans cette "mise ensemble" il y a une volonté de décloisonner, de mêler et de rapprocher, de faire se croiser des écritures et des individus qui, sinon, resteraient chacun dans leur univers. La revue permet ainsi de rassembler des voix qu'on n'imaginerait pas ensemble. Elle trouve sa justification dans ce désir d'échanger, d'établir des liens entre les auteurs, liens parfois polémiques mais toujours inducteurs de dialogue. En outre, la revue permet de publier en temps réel, ce qui donne un plus grand dynamisme à la création, alors que la moindre édition prend de 3 à 4 ans et établit ainsi une forme de distance, de retard. La revue consiste, elle, en une autre approche qui n'est pas celle des grandes éditions orientées vers la consommation et soumises à des impératifs économiques. Ainsi il y a un divorce avec la logique de marché. La revue, c'est un lieu de travail, un lieu de correspondance, un lieu où tout le monde est à égalité, un lieu d'exercice de l'amitié.
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25/09/2021
"Le Jardin des Plantes" de Claude Simon, éditions de Minuit, 19/9/1997, 378 pages : opus 1
Claude Simon, interrogé par Philippe Sollers :
Philippe Sollers : Ce qui m'a toujours frappé, dans vos livres, c'est à quel point l'Histoire apparaît sous une forme concrète, comme le résultat sans cesse repris d'une expérience personnelle. Dans Le Jardin des Plantes, vous ironisez même sur ceux qui croient que la littérature est une sorte de jeu formel, indifférent au contexte historique où il se déroule. On reconnaît sans peine dans cette critique les propos de l'époque, de Jean Ricardou et d'Alain Robbe-Grillet.
Claude Simon : Je n'ironise pas ; j'ai donné telle quelle la transcription d'un débat...
P. S. : Tout de même, l'effet produit est cocasse, puisqu'il s'agit au fond de savoir si votre aventure de guerre, en 1940, est une réalité objective ou non.
C. S. : Oui... Mais bien que je sois loin d'être d'accord avec notre ami Robbe-Grillet sur beaucoup de points, il a dit quelque chose que je peux absolument contresigner : "le monde n'est ni signifiant ni absurde : il est." Et Barthes a tenu un propos presque identique : "Si le monde signifie quelque chose, c'est qu'il ne signifie rien."
P. S. : Pourtant, ce monde, il est aussi pris dans le temps, l'Histoire. Vous citez cette phrase extraordinaire de Flaubert : "Avec les pas du temps, avec ses pas gigantesques d'infernal géant." L'autre titre de votre dernier roman, vous le dites vous-même, pourrait être "Portrait d'une mémoire".
C. S. : Pas exactement le titre, mais c'est, en quelque sorte, ce que j'ai essayé de faire : une description. Vous savez, il y a cette réflexion de Tolstoï que j'ai citée dans mon discours de Stockholm : un homme en bonne santé perçoit couramment, sent et pense un nombre incalculable de choses à la fois. Là est le problème. Vous devez le connaître puisque vous écrivez. L'écriture ne peut présenter les choses que successivement et dans un certain ordre. Partant d'un même spectacle, selon que j'écris "le pont franchit la rivière" ou "la rivière passe sous le pont", mon lecteur ne verra pas la même image.
P. S. : Mais on peut essayer la simultanéité, et c'est ce que vous faites.
C. S. : On peut essayer quelque chose qui en donne l'idée...
P. S. : Si on est sensible au langage, à la peinture ou à la musique, on sait très bien comment cela se passe. Mais la mémoire humaine, ce qui définit l'essence singulière de l'individu, vous l'introduisez dans une autre logique que celle des historiens, une logique qui procède par accumulation de points secrètement communs.
C. S. : Oui, des points communs ou des points opposés. A partir du moment où on ne considère plus le roman comme un enseignement, comme Balzac, un enseignement social, un texte didactique, on arrive, à mon avis, aux moyens de composition qui sont ceux de la peinture, de la musique ou de l'architecture : répétition d'un même élément, variantes, associations, oppositions, contrastes, etc. Ou, comme en mathématiques : arrangements, permutations, combinaisons.
P. S. : Mais on passe avant tout par la sensation.
C. S. : Pour moi, c'est primordial.
P. S. : L'importance de la sensation... Cela me fait penser à un mot de Cézanne : "Les sensations formant le fond de mon affaire, je me crois impénétrable."
C. S. : Pas mal... Mais moi, je ne me crois pas impénétrable.
P. S. : Pas impénétrable, peut-être, mais multiple. Il y a dans votre livre plusieurs narrateurs, plusieurs positions subjectives, plusieurs "Claude Simon", en somme. On voit ainsi un collégien, un contrebandier d'armes pendant la guerre d'Espagne, un cavalier conduit à une mort à peu près certaine pendant la guerre en 1940, et dont vous dites de façon très étrange qu'il est mû par une sorte de mélancolie.
C. S. : Oui, un état de mélancolie. En fait, c'était un désir éperdu de vivre. Jamais le monde ne m'avait paru si beau, jamais je n'avais eu autant envie de vivre, et j'allais mourir. Par conséquent, le mot "mélancolie", je ne le vois pas tellement comme une tristesse. Je le dis par ailleurs dans ce livre.
C'est quelque chose de plus vital. Il y a un furieux "je veux vivre". Vous voyez ? Ce n'est pas romantique. J'emploie probablement ce mot complètement à l'envers.
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19/09/2021
"L'exploration par l'écriture - entretien avec Charles Juliet", d'Yves Prigent, éd. Calligrammes, 17 août 1993, 72 p.
Charles Juliet : Peut-on éprouver une certaine délectation à écrire ?
Yves Prigent : Sûrement. Comme beaucoup de délectations, elle passe par différents dispositifs. En premier lieu, il y a la délectation tout bonnement et tout bêtement narcissique d'une certaine reconnaissance sociale ou autre... Mais sans doute le fin du fin de cette délectation, c'est bien d'avoir rendez-vous avec quelqu'un qu'on ne connaissait pas et qui est en soi. Et merveille, ce quelqu'un-là, bizarrement, a également rendez-vous avec d'autres gens qui ne se connaissaient pas non plus et qui ne vous connaissaient pas davantage. Et ceux-là, pourtant, s'accordent pour venir vous rendre visite. On a là un système très subtil et complexe de délectation.
Charles Juliet : L'étranger de soi qu'on est un jour en écrivant aurait rencontré l'étranger chez le lecteur ?
Yves Prigent : C'est en cela que c'est du grand art, ou de la subtilité délectatoire. A mes yeux, c'est le plus subtil dans l'art d'écrire : on touche l'autre, et ce n'est d'ailleurs pas sans analogie avec la situation amoureuse. Ce que l'on touche dans l'autre est une zone de lui-même que l'autre ignorait, et cela émane d'une zone que nous-mêmes maîtrisons mal. Il y a là un système de double surprise et de libertés croisées. Je suis amené à passer vite sur la délectation narcissique et même sur la délectation esthétique (entendre une phrase qui sonne bien ou lire un paragraphe équilibré), pour souligner cette expérience : la délectation de s'aventurer hors de soi-même et hors de l'autre, et d'avoir rendez-vous avec l'autre quand même. C'est là que je verrai le délice d'écrire.
Charles Juliet : Cet étranger, continuons d'employer ce terme, est-ce qu'il n'est pas aussi le noyau central de l'individu ? N'est-il pas resté étranger du fait qu'il n'a pas été découvert, rencontré ? Mais dès l'instant qu'il est rencontré, est-ce que l'individu ne le reconnaît pas comme étant sa part la plus personnelle, la plus singulière ?
Yves Prigent : C'est probable et c'est sans doute plus compliqué encore que cela. On a pu en faire l'expérience dans l'écriture comme dans d'autres phénomènes qui sont analogues, tels les choix existentiels ou le choix amoureux. C'était un "étranger", en soi, qui avait fait les choix et qui avait produit le texte. On peut être amené à s'identifier essentiellement à celui qui a fait ses choix, celui qui a écrit ce texte. Ce qui rend particulièrement intrigante cette expérience est que cet étranger qui s'est exprimé en soi, continue à s'exprimer aussi souvent qu'on le sollicite et qu'on l'interroge, et que ce qu'il dit n'est jamais la même chose et toujours la même chose. Comme dans une histoire d'amour, ça se déploie selon la même configuration mais toujours de façon nouvelle, souvent de façon inattendue. Cela crée un sentiment d'identité dynamique et encore plus de singularité. On est surpris par ce que l'on dit, par ce que l'on écrit, par ce que l'on fait. Mais si on observe, si on expérimente ces différents propos, ces différents choix, ces différents actes, on s'aperçoit qu'ils sont conduits par un logos, dirait Héraclite, par une logique dirons-nous plus banalement, par un fantasme diraient les psychanalystes, (et un fantasme qui se déploie, qui n'est pas statique). Ce déploiement est sans doute ce qu'il y a de plus fin dans l'identité, dans la singularité de chacun.
Yves Prigent
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