08/02/2020
Jacques Lucchesi, avec "Mathilde et Clotilde" sera des nôtres in Diérèse 78
Mathilde et Clotilde
Clotilde – c’était son prénom – était bien plus que la sœur de Mathilde : c’était sa sœur jumelle. De vraies jumelles homozygotes nées le même jour à deux heures d’intervalle ; Clotilde étant la première à être venue au monde, alors que j’avais toujours cru jusque là qu’elle était la sœur cadette de Mathilde. Si, de prime abord, les deux sœurs se ressemblaient indiscutablement – même couleur de cheveux, même peau mate, même ovale -, d’autres détails de leur physionomie les distinguaient tout aussi sûrement. Clotilde était légèrement moins grande que Mathilde, d’une constitution plus fine aussi. Son nez était plus effilé et ses jambes moins musculeuses, sans doute parce qu’elle faisait moins de sport que Mathilde. Elle ne portait pas de lunettes - ce qui laissait facilement entrevoir l’éclat de ses yeux couleur noisette – et souriait plus spontanément que sa sœur. Avec la dentition blanche et régulière qu’elle possédait, elle aurait d’ailleurs eu bien tort de s’en priver. Une autre différence résidait dans leurs voix. Si celle de Mathilde était pondérée avec des intonations tendant vers le grave, celle de Clotilde était plus rapide et plus flutée, avec une tendance à monter dans les aigus. Et toutes les trois ou quatre phrases, elle étayait ses propos par un léger rire enfantin. Sa façon d’être, enjouée et séductrice, agaçait visiblement Mathilde. Et elle ne se privait pas, malgré sa charité chrétienne, de lui rappeler qu’elle avait arrêté sa scolarité au baccalauréat pour vivre depuis de travaux de secrétariat. Clotilde n’était pourtant pas inculte, loin de là. Mais ses goûts la portaient vers des romans psychologiques et sentimentaux, aux antipodes des ouvrages d’érudition qui constituaient les lectures quotidiennes de Mathilde.
Côté cœur, Clotilde avait eu, contrairement à Mathilde, une vie plutôt mouvementée. ...
Jacques Lucchesi
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Jacques Merckx, à découvrir in Diérèse 78
Le Viaduc
-1-
À la nuit tombée, une ville émergeait de la ville, sous le viaduc, entre les piles graffitées, dans la rumeur blafarde des véhicules encerclant d’étranges noctambules.
C’est à cet endroit que Billy l’Ortolan avait vu le jour.
-2-
À moins d’une heure des monuments et des immeubles habités par des êtres résignés, une nuit, Billy avait été convié à une fête. Entre les piles du viaduc, on jouait à la pétanque, des enfants lançaient leurs voitures téléguidées sur une piste d’herbe et de sable, des hommes vêtus de cuir exerçaient leurs chiens munis de muselières, des jeunes gens jouaient de la guitare d’autres chantaient. Ou, plus loin encore d’autres allumaient des feux de Bengale qui rivalisaient avec les étoiles lointaines. Tu viens, Bill ? C’est comme ça qu’André avait conduit Billy à la fête.
-3-
Magda avait les crocs, elle s’était blessée la bouche sur une boîte en fer blanc qu’elle avait tenté d’ouvrir avec les dents. Était-ce du sang qui coulait de sa bouche ? André avait attrapé la femme avec ses bras, qu’il serrait sur elle. La lumière du ciel faisait ressortir les tatouages que le colosse avait fait graver sur ces bras, dans la forêt des poils bouclés...
Jacques Merckx
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Michael Krüger, traduit par Joël Vincent, dans le numéro 78 de Diérèse
SARAJEVO
Der Krieg hat den holzkohlenrauch
über der Stadt stehen gelassen,
man empfängt ihn mit offenen Händen.
Ich besuche den Dichter Izer Sarajlic
auf dem Friedhof der Atheisten.
Reden wir nicht von Gerechtigkeit,
sagt er, sie ist klein wie eine Naselnuss
und leer. Von seinem Nachbarn
ist nur die linke Hand begraben,
der Rest war nicht aufzufinden im Krieg.
Das bosnische Totenbuch besteht
aus tausend wortgewaltigen Tränen,
die wollen die Erde zermürben,
bevor der Muezzin ruft zum Gebet.
Nach Mitternacht ein kyrillischer Regen,
er schmeckt nach Hafermehl und Minze
und wird vom Teufel serviert.
SARAJEVO
La guerre a laissé là une nappe de fumée
de charbon de bois au-dessus de la ville,
on la reçoit avec la paume des mains.
Je rends visite au poète Izet Sarajlic *
au cimetière des athées.
Ne parlons pas de justice,
dit-il, elle est aussi petite qu’une noisette
et vide. De son voisin
n’est enterrée que la main gauche,
le reste fut introuvable en pleine guerre.
Le livre des morts bosniaque se compose
de milliers de larmes, signes de la force des mots,
qui veulent éroder la terre,
avant l’appel du muezzin pour la prière.
Minuit passé, une pluie cyrillique,
au goût de farine d’avoine et de menthe
est servie par le diable.
* poète bosniaque qui mit fin à ses jours, en se pendant (1930-2002).
Ceija Stojka, huile sur toile, sans titre
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