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31/10/2018

Instantanés

I

"Ainsi donc, on vagabonde !", me souffla-t-elle le sourire au coin des lèvres, en m'offrant deux tranches oblongues de pain blanc, plongées tout de go dans un bol de café brûlant. Au marcheur qui survient, libéré de la tension du voyage, tu as su parler le plus doucement qui soit, sans autre souci que de donner écho à sa parole. Les grandes baies vitrées dévoilaient le capharnaüm du printemps. Le fleuve avait changé de sens. "Mais comment vit-on ainsi, à courir le monde au petit bonheur, entre lieu et néant, à ne rendre au soleil que l'éclat diapré des songes ?" Je la regardais tenter de défaire les plis de mon mystère et je voyais dans son ombre scintiller une âme dont j'ai gardé vive l'image. Après un hiver long, en quête d'une voie éblouie et heureuse j'avais trouvé refuge dans ce petit orient de draps multicolores où flottaient des parfums d'ambre et de cerises mûres. Avec le bruissement des feuilles qui respiraient de concert, attentives aux dégradés de l'air, au lent épanchement du temps, jusqu'à ce que me prenne le sommeil en ses métamorphoses.

Dans mon sac se tenait un livre de Sandro Penna où j'ai souligné depuis, d'un trait dans la marge ces deux vers si vrais dans leur fond, du pur Séjour auquel j'aspire : "Il mondo che vi pare di catene / tutto è tessuto d'armonie profonde."* Soit : "Le monde qui vous semble fait de chaînes / est tout entrelacé d'harmonies profondes."

_____

*Tutte le poesie, Garzanti editore, 1984.

31 octobre 2018

* * *

II

Olivier au tronc profondément ouvert, dans le village on le disait plus que centenaire. En son sein, tu aurais voulu redessiner s'il était possible les mille variations de l'eau, les sillons qu'elle trace quand elle respire, qu'elle gémit et soupire de contentement.
Mes mains glissaient sur les premières feuilles, tachées d'ombre à mesure, je me revoyais enfant dans la grande cour près du puits artésien, écoutant le murmure du canal qui s'en échappait mangé par les lichens, rêvant ma vie comme une grande inconnue. La terrasse carrée, peinte de chaux, éblouissante, me tenait lieu de paradis et j'évitais de la fixer trop longtemps.

Les veines du bois retenaient sous mes paupières un voile singulier.


Daniel Martinez
10 janvier 2017

29/10/2018

Ana Victoria Lovel, poète argentine

Traduite par Pacôme Yerma, voici une poète qui mérite qu'on l'écoute et qu'on la lise entre les lignes, Ana Victoria Lovel nous parle aujourd'hui d'un film de Wim Wenders, Les Ailes du désir [bien au-dessus de la production actuelle de ce cinéaste (...) qui vieillit mal ; je me souviens particulièrement de "Au fil du temps", qui se passait le long de la frontière entre les deux Allemagnes avant que ne tombe le Mur, ou de "Alice dans les villes", un road-movie à prendre de court les moralisateurs en herbe], oui, Ana Victoria Lovel évoque au passage "les capricieux méandres de l'histoire" niellés par ces jeux de sons entre "sens", "non-sens", encens" :

Monólogo de ángel primero de Wenders

                                     para Alejandro Pidello

 

Frotaba las alas contra el perramus
como si manos fueran ahuecadas por la niebla
traspasadas por agujas de campanarios
en la devastada ciudad/
escalaba con la retina/del trapecio
la cuerda
remontar podría meandros divagantes de la historia
si su condición trocar pudiera
por un par de piernas.
Huir arrastrándose de la eternidad 
o de esa su fábula
para sentir el peso de la gravedad
amasijo de los sentidos
un nonsense de amor.

Qué incienso ahume por esta noche
humanamente leve, misere de mí.


Ana Victoria Lovel

* * *

Monologue du premier ange de Wenders

                                     pour Alejandro Pidello

 

Il se frottait les ailes contre le ciré
les mains comme creusées par le brouillard
transpercées par les aiguilles des campaniles
dans la cité dévastée/
il haussait le regard/ jusqu'à la corde
du trapèze
remonterait-il les capricieux méandres de l'histoire
s'il avait pu échanger sa condition
contre une paire de jambes.
Fuir en s'éloignant de l'éternité
ou de cette fable-là
pour sentir le poids de la gravité
confus amas des sens
un non-sens d'amour.

Quel encens s'exhale en cette nuit
d'humaine légèreté, misère de moi.

05:47 Publié dans Poèmes | Lien permanent | Commentaires (2)

24/10/2018

"Sans titre", Pierre Dhainaut, 2011

A la mémoire de cet artiste majeur du vingtième siècle, Wols, [dans le catalogue de son expo de dessins, qui s'est tenue de mai à septembre 2012], et en résonance indirecte avec l'ensemble de poèmes qu'il m'a confiés, à paraître dans le soixante-quatorzième numéro de Diérèse*, Pierre Dhainaut a écrit :

          "Craindre l'abîme, c'est craindre l'éternité
           Craindre la mort, c'est craindre la naissance."

Wols


Je n'obéis qu'à un appel : ce qu'il me réclame, comment le saurais-je ? Comment lui serais-je fidèle ?

Je n'ai ouvert les yeux, jadis, comme on prend l'air quand on étouffe, que pour dérober au loin ce que l'on nomme astres ou plantes ou roches ou larves, j'ai presque oublié les définitions, j'emportais leurs images, sous mes paupières. Je réinventais l'horizon, je ne suis pas parti. J'ai soulevé aussi les couvercles, les écorces, les dalles : ce qui grouille, qui échappe, je le scrutais, je le fixais, j'aurais voulu du moins. Les pages des livres, une à une, je les arrachais. N'emploie les mots, me disais-je, que s'ils sont des échardes : en profondeur, qu'as-tu éprouvé ?

Je ne touche à présent que des entailles, des cicatrices dont les bords s'écartent, des failles, immenses et trop étroites : je rentre en l'invisible. Où donc ? La gorge est si obscure, puis la poitrine, puis le ventre, tous les repères font défaut.

Je me trompe, je tiens tête encore. Quelle parole défendrait à l'espace de s'écrouler ? Si je me tais, la chute est identique, aveugle.

Je ne résiste pas longtemps, certes, et cependant j'en suis sûr, ce n'est pas assez. Où donc, vraiment ? Ai-je le droit de poser des questions ? J'ai dit "espace", mais aucun terme ne coïncide. A la surface de la peau ces plis, ces rides, ces stries, tandis qu'en bas sourd, prolifère, je ne puis maintenant me tromper, une mémoire se délivre, qui n'est pas la mienne, pourquoi resterais-je étranger ? Seul compte, même par bribes, le mouvement. Tel sera mon rôle, apprendre à ne rien diviser.

Je ne sais pas, en fait, ce que je cherche. Ici, le moindre souffle aussitôt se change en rafale, c'est la nuit qui se crée une forme à travers des corps, celui-ci, celui-là. Elle communique sa fougue.

Je tremble. Je tremble et je me tends. Il faut que j'avance la main. A-coups, gestes patients, déjà interrompus, d'abord ils interviennent tour à tour, très vite ils se ressemblent : errante, consentante, infaillible, de plus en plus elle entendra l'appel.

J'essaie de la rejoindre, en vain. Pourtant, qu'elle se blesse, je me blesse. De la chair lisse qui se mêle à de la chair rugueuse, du bout des doigts à peine, en la heurtant, a-t-elle cru reconnaître une bouche, des orbites, s'agit-il d'un visage ? A qui appartient-il ? Elle y pénètre. La voici prête à ne pas se reprendre. Le rythme, le rythme commande. Ce qui lui manque soudain la comble, ou le contraire. Chaque fois davantage.

Je prétends raturer quand elle abandonne ses traces, ses taches. Elle poursuit. Je commence à voir, j'écoute à sa pointe ce bruit de lames accourant, s'abattant sur des digues, les renversant : après les râles les cris, après les cris peut-être le silence... Que la main saigne, perde son poids, elle passera tout entière au-dehors. Au-dehors, c'est-à-dire au tréfonds. Des plaies devenues lèvres, une respiration verra le jour. Qu'importe alors que j'aie froid, que je brûle.

Je n'ai pas de nom. Les yeux ne regardent qu'à l'instant où ils ont la mort en face, et cet instant, les poèmes le répètent, ils en perpétuent la naissance, ils empêchent le temps d'achever le travail. Qui je suis, je l'ignore. Je tomberai, je ne tomberai pas. Qui d'autre, qui d'autre appelle, qui doit venir ?


Pierre Dhainaut


* actuellement entre les mains de l'imprimeur.

10:59 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)