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22/08/2015

La Girafe, l'énigme de son cou, le réseau admirable (deuxième partie)

Comment, cependant, négliger ce fabuleux appendice, nonchalamment balancé tandis qu'elle marche l'amble ? : un cou long de deux mètres, et pourtant doté, comme celui de tous les mammifères de seulement sept vertèbres cervicales ! Les experts les plus compétents y ont perdu leur latin. A commencer par Jean-Baptiste Lamarck et Charles Darwin, dont l'intérêt pour cette anomalie morphologique, qui permet au quadrupède de brouter à son aise les feuilles des arbres, est resté célèbre. A moins qu'il ne s'agisse précisément, cette fois, d'une idée reçue.

Qui n'a entendu citer, en effet, le cou de la girafe pour illustrer les conceptions divergentes qu'avaient, au début du XIXe siècle, les deux pères de l'évolution ? Pour Lamarck, précise-t-on, les girafes avaient transmis au fil des générations les centimètres progressivement gagnés en étirant leurs vertèbres. Pour Charles Darwin, en revanche, ce caractère serait survenu par hasard, puis aurait été sélectionné à mesure que les variétés à cou court se voyaient désavantagées.

Mais on peut aussi considérer, comme l'évolutionniste Stephen Jay Gould, que ni l'un ni l'autre de ces grands hommes ne s'est, en fait, vraiment intéressé à ce cas très particulier. "A propos de ce vénérable exemple, il n'existe absolument aucune donnée prouvant la supériorité de l'explication darwinienne", note-t-il malicieusement (La Foire aux dinosaures, Seuil, 1993), avant d'ajouter que "Lamarck ne présenta, de son côté, aucune observation pour soutenir son interprétation. " Stephen Jay Gould va plus loin. "Il est exact que les girafes mangent les feuillages des sommets, et elles s'en trouvent certainement bien, mais qui peut dire pourquoi ou comment leur cou s'est allongé ? Cela a pu se faire pour d'autre raisons, et puis, par hasard, cela s'est trouvé convenir pour aller chercher les feuilles des acacias."

Toujours est-il qu'il est long, démesurément long. Et que toute la physiologie de l'animal s'en trouve modifiée. Car son système circulatoire doit faire face à deux contraintes principales :
lorsque la girafe s'est dressée, son cerveau se trouve à trois mètres au-dessus de son coeur, et doit néanmoins être irrigué ; quand elle se penche, il lui faut au contraire éviter que sa tête subisse un brusque afflux de sang qui la ferait s'évanouir.

C'est pour cela que la géante, quand vient le temps de boire (dix à quinze litres d'eau d'une seule traite), risque le grand écart avec ses pattes antérieures, ce qui la rend très vulnérable au lion et à l'hyène, ses principaux prédateurs. Mais elle est aussi équipée, dans le cou, d'artères très élastiques, capables d'encaisser une forte pression sanguine, de puissantes valvules jugulaires permettant d'interrompre l'afflux du sang vers le cerveau, et d'un système vasculaire particulier situé à hauteur du crâne - le "réseau admirable" -, qui retient lui aussi le sang venant du coeur. Pas de doute : qu'il résulte ou non d'une sélection, l'évolution a fait en sorte que cet invraisemblable cou soit aussi vrai que nature.


                                                                                            Catherine Vincent

 

Bien qu'elles soient les plus grands mammifères du règne animal, les girafes sont aussi les animaux qui dorment le moins. Une girafe peut en effet se contenter d'une trentaine de minutes de sommeil par jour, et son sommeil profond ne dure généralement que 3 à 4 minutes. A cause de sa taille, qui l'oblige à des contorsions compliquées pour se coucher puis se relever, la girafe dort donc le plus souvent debout, mais il peut lui arriver de se coucher au sol, et uniquement si elle se sent en sécurité. Elle repose alors sa tête sur son dos ou sur le sol, près de ses pattes.

 

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20/08/2015

"Arguments pour l'emploi du temps", de Jean Rousselot, éditions L'Arbre, 1992

Dans ce livre tiré à 700 exemplaires sur les presses de Séquences à Rezé, l'auteur des Moyens d'existence y revient notamment sur son enfance, dans des textes écrits entre juillet 1941 (Poitiers) et avril-juin 1942 (Vendôme, Orléans). Ses Arguments ont été édités fin 1944 par Robert Laffont, puis retouchés par Jean Rousselot à L'Etang-la-Ville, un petit pavillon de plain-pied où il vivait le plus simplement, en 1990. Le lecteur attentif serait avisé de comparer ce texte (page 85 à 88) avec le "Carré d'enfance" dont je vous ai proposé hier matin la lecture.
Permettez cette digression : si Char disait de la poésie que c'est "un métier de pointe", Rousselot préférait ajouter que le poète s'y épointe, façon pour lui de montrer que son exigence, celle qui fut la sienne au long de son écriture, avait un prix au sens qu'elle n'allait pas de soi ; mais revenons à sa prose :

"J'ai dix ans ; je contemple interminablement pareille pénombre par un trou que j'ai découvert dans une de ces gigantesques bobines dont se servent les poseurs de câbles.
Un moyeu énorme d'où rayonnent des traverses enrobées de toiles d'araignées, composent l'armature de cette cage étrange. Je ne peux garder trop longtemps mon oeil contre le trou car il s'en échappe un air froid, comme d'une cave, qui me fait pleurer.
Je bâtissais - et je bâtis encore - de vains raisonnements pour m'expliquer l'attrait de cette contemplation de l'obscurité.
- J'y vois, disais-je, mais c'est à cause du trou. Si j'étais à l'intérieur, et qu'aucune lumière n'y parvînt...
Mais l'enchevêtrement des planches ne m'aurait pas laissé une place suffisante.
Et même si j'avais pu loger dans cette caisse ronde, n'aurait-il pas fallu l'ouvrir afin d'y pénétrer ?
L'ouvrir ? telle supposition m'était douloureuse. N'aurait-ce pas été mettre au jour chaque recoin de ce monde clos, en détruire le mystère, briser et souiller mes rêves ?
Car je rêvais chaque nuit que j'étais le prisonnier volontaire, autant dire le maître de cette roue géante, ayant quitté pour toujours le soleil implacable du monde et mon petit rôle d'écolier en sarrau de satinette noire qui refuse d'être orphelin.

Abandonné à moi-même, c'est bien cela. Mes journées sont, en apparence, uniformément grises et monotones. C'est que je n'essaie pas de diriger leur cours. Cette régularité (le pot à eau posé dans le cercle même qu'il a laissé la veille sur le buffet poussiéreux, le cliquetis irritant, toujours à la même heure, de la boîte aux lettres), cette docilité du fauteuil qu'on traîne près du poêle, cette indifférence de la chemise sale qu'on jette dans un coin me sont devenues si ordinaires et secourables que mon souffle.
Au fond de mon coeur, un reflet perdu entretient ma joie d'enfant d'être seul à disposer d'un univers cerné de toutes parts mais que personne ne saurait détruire.

        "Roudoudou n'a pas de femme
        Il en fait une avec sa canne,
        Il l'habille en feuilles de chou :
        C'est la femme à Roudoudou..."

Cette voix frêle d'une petite fille qui chante dans la cour, je l'imite parfois rêveusement. J'essaie d'appliquer ce débit sans ponctuation, sans arêtes, à des mots tout autres que j'ai peine à coller sur ma réalité douteuse.
De même, je tente parfois de retrouver dans ma mémoire le secret de ces dessins abstraits, absurdes dont je couvrais jadis, avec des craies de couleur, des ardoises striées de coups de canif.
Je voudrais tant y parvenir, achever par ces victoires sur la logique de me retrancher de ce monde-ci, qui tout explique mais ne m'explique en rien.
Je suis toujours avec vous, je n'appartiens qu'à vous, enfants qui vous entre-tuez pour rire, chantez dans la nuit pour attendrir les monstres, buvez de l'encre en guise de ciguë, restez des heures à l'affût de l'inconnu dans les buissons, quand ce n'est pas l'inconnu qui vous traque.
Entre les longs rideaux de coutil, les vitres de la classe buvaient le même ciel bas que ma vitre, tout à l'heure, où croissait, se rétrécissait, croissait à nouveau, sans trêve, le nimbe de mon souffle. Dans cette leçon d'histoire, quel combat nous décrivait "Monsieur Gilbert" ? Peut-être ne l'ai-je jamais su. Mais je revois le vieil homme, soudain dressé, brandissant le long bambou qui lui servait à désigner les villes et les fleuves sur la carte, mimer l'élan impétueux des guerriers, les yeux étincelants, sa maigre barbiche frémissante.
L'ombre dont la classe était pleine accroissait encore le relief sauvage de ses attitudes. Se pouvait-il qu'il n'y eût devant nous qu'un maigre bonhomme en veston râpé, à la poitrine étroite ? J'étais transporté, brûlant d'enthousiasme et de frayeur. Aujourd'hui, quand je pense aux Huns, aux Vikings, aux Francs (leur chronologie est fort embrouillée pour moi), j'évoque tout d'abord cette classe d'histoire et je frémis encore. Puis je me rappelle la page de Chateaubriand : "Vêtus de peaux de bêtes..." et les commentaires de l'instituteur sur "leurs yeux couleur de mer".
- L'eau de la mer du Nord, nous disait-il, n'a pas la même couleur que celle de l'Océan. Et l'eau change également de couleur de l'aube au soir, en quelque endroit qu'on la prenne. Les yeux des Francs, c'était la mer du Nord, le soir, sous un ciel sombre...

On me dit que "Monsieur Gilbert" vit encore. J'y veux croire. Après tout, les poseurs de câbles utilisent toujours les mêmes bobines géantes et Pharamond lacère toujours le ciel à coups d'épée."

                                                                                                    Jean Rousselot

19/08/2015

Deux contes inédits de Jean Rousselot

Un poète, visiteur du blog m'écrit ce jour : "J'apprécie aussi que vous évoquiez souvent Jean Rousselot : nous nous connaissions, lui poitevin d'origine, moi d'adoption et j'avais écrit un article sur lui en 2001, article qui avait servi de base à un hommage que j'avais prononcé devant ses filles à la médiathèque de Poitiers. C'était un grand monsieur dont la poésie rugueuse et essentielle, ancrée dans l'expérience humaine, m'accompagne toujours."

Pour lui en particulier - et pour vous aussi qui faites vivre ce blog, bien entendu -, le premier de ces deux contes, libre d'esprit certes, ita est :

CARRE  D'ENFANCE

Pas folle, la guêpe ! Peignant TEA ROOOM au fronton de son pavillon, la veuve Duvaldizier vit venir à elle maints gradés du camp militaire américain, qui nous donnaient du chewing-gum et nous laissaient parfois jouer avec leur stick. Il ne lui restait plus qu'à disposer quelques petites tables et des chaises ad hoc dans son jardin et dans son salon puis à garnir son coffre-fort. La fin de la guerre lui valut quelques ennuis avec le fisc alors qu'un voisin revenait du front avec pension et médailles mais aussi, il est vrai, amputé des deux avant-bras.
S'arrangeant pour coincer sa bêche ou sa fourche entre ses moignons et sa mâchoire, le bougre, qui arrivait ainsi à cultiver son jardin, fut désormais le seul attrait de la rue des Petites Vallées jusqu'à ce que le commissaire de police, qui attendait le tramway à quelques pas de là, reçut d'une de ses maîtresses une gifle dont toute la ville allait retentir et le Ministre de l'Intérieur s'émouvoir au point de muter le pauvre homme dans une sous-préfecture lointaine.

Au deuxième angle du carré de mémoire que nul Blücher n'écrasera jamais, un interminable serpent nommé Cent yards par les anglophones et San-Ya par les autochtones, interdisait la porte du cordonnier d'ailleurs sans pratique en ce faubourg déjà devenu campagne où l'on chaussait plutôt des sabots de bois. Au bout de la rue de la Pierre plastique où l'on se sauvait en courant pour échapper au monstre, une maison inachevée mais habitée quand même avec une bâche pour toiture nous rappelait sans qu'on sût pourquoi le dialogue de Goethe et Napoléon dont l'instituteur nous avait parlé la veille, où l'hostie qu'on n'avait pas réussi à avaler le jour de sa première communion.

Pas grand chose à dire du troisième côté, sinon que la rue ou plutôt le chemin avait une bosse du haut de laquelle on bénéficiait du soleil couchant un quart de seconde de plus ; qu'un chanoine gras à lard y venait voir sa vieille mère et que nous admirions sa façon de rouler des cigarettes avec du gros cul et du papier "riz-la-croix", enfin qu'un petit sentier bordé d'églantiers permettait d'accéder à une ferme nommée "La Grande Vacherie" que nous allons laisser tranquille aujourd'hui, son bétail étant toujours abominablement crotté.

La quadrature s'achevait sur un énorme empilement de planches qu'on avait mises à sécher par diverses colonnes si peu surveillées que nous, Cheyennes, Iroquois et Mohicans toujours en guerre, avions pu y aménager des salles de gardes, des cachots et des remparts, une surface un peu plus grande étant réservée à des séances de masturbation collective. Un seul mur nous séparant de l'école, nos cris de guerre ou de volupté eussent pu alerter le maître et les camarades encore en classe. En vérité, notre plaisir s'accroissait de celui d'avoir peur.

                                                                                                    Jean Rousselot

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