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13/08/2015

"Le Mur de la terre", de Giorgio Caproni, traduction de Philippe Di Meo, Atelier La Feugraie éd.

Cette traduction de Le Mur de la terre par Philippe Di Meo reprend et poursuit une expérience entamée naguère par Philippe Renard et Bernard Simeone. En 1985, ils publiaient leur traduction à quatre mains Le Mur de la terre, cinquante ans de poésie, qui proposait un panorama de l'oeuvre poétique de Caproni entamée dès 1920. Traducteurs bicéphales (l'expression émane de Philippe Renard), ils avaient contribué à faire connaître en France la poésie de Giorgio Caproni.

Né à Livourne en 1912, il meurt à Rome où il s'est installé dans les années d'après-guerre, en 1990, mais c'est à Gênes qu'il grandit et dont il s'éprend. Bernard Simeone dans l'édition citée rappelle que "Rarement nommé, Enée occupe une place centrale dans l'univers de Giorgio Caproni. Le poète a noté que Gênes, la ville de son adolescence, était la seule à posséder un monument dédié au prince troyen fuyant sa cité, son père Anchise sur le dos". Le poète Giorgio Caproni, poète de l'exil, de la nostalgie et de la mémoire impuissante, à l'instar d'Enée porte le fardeau du Père, le Dieu dont le nom retentit jusqu'à l'obsession et pourtant innommable.

Le Mur de la terre renvoie à l'Enfer de Dante (X, 1-3) :
      "Il s'en va maintenant par un sentier secret
      entre le mur du cercle et les supplices
      mon maître et moi derrière lui."
Au terme du voyage, point de Paradis mais une Espérance :
 
     «... Je regardai la fenêtre. Murée.
      La porte. Condamnée.
      Ah, "Quelle folle danse"
      (je me mis à chantonner,
      ainsi, pour ne pas désespérer
      dans la ténèbre) "est l'Espérance"
»

Comme le rappelle Philippe Di Meo dans cette nouvelle traduction, intégrale, du Mur de la terre reprenant les propos tenus par Caproni : "Le Mur de la terre n'est autre que le mur d'enceinte de la ville de Dite, chez moi, il signifie la limite que rencontre à un certain point la raison humaine." Conscient de l'impossibilité d'une quelconque transcendance, le poète reste en deçà du mur. Dans Moi aussi, la clé de ce recueil charnière est fournie :
      "Moi aussi j'ai essayé.
      Ce fut toute une guerre
      d'ongles. Mais maintenant je le sais.
      Nul ne pourra jamais trouver
      le mur de la terre."

Topographie de l'en-deçà donc où l'autre n'est qu'un renvoi, le reflet de soi-même, car il n'est point d'ouverture. L'ouverture serait Dieu mais c'est ce Dieu impossible, c'est moi (moi aussi), lui, toi, celui que je n'ai pas rencontré. Dans Andantino, Caproni relate cette poignante épiphanie jamais réalisée :
      "Je l'ai si rarement vu
      et toujours, hâtivement.
      Une fois, ou m'a-t-il semblé,
      ce fut au port, dans l'un des recoins
      les plus enténébrés d'un café. 
      Mais était-ce moi, était-ce lui ?
      [...] J'essayai de l'appeler. Je levai 
      même un bras. 
      Mais le tintamarre. 
      La radio à plein volume.
      A tâtons, 
      je cherchai à me frayer un passage 
      parmi la cohue, mais lui 
      (ou était-ce moi ?), lui 
      s'était déjà levé : disparu, 
      sans que je l'aie croisé."

Un fâcheux destin d'absence et la négation répétitive et quasi militante de cette absence qui ne saurait ne pas être posée, mais la musique, l'andantino, adoucit les moeurs et surtout le désespoir, sous fond d'ironie légère. Mais n'est-ce pas aussi la fatalité du poème, ce "faire" qui pose et ne pose pas la présence fugace de ce qui n'a jamais été ?

L'emmuré n'interrompt pas le voyage pour autant, cet "altruisme effaré et non regretté" écrit-il dans L'Emmuré. Un "feuilleton" pour reprendre le titre d'une autre section qui pourrait avoir nom "Les mystères de la vie" avec des diligences, des auberges, des rencontres, des voituriers et des verres levés. Et des mots comme des couteaux, comme des schistes, pour trancher et affermir et défendre les liens qui retiennent irrévocablement dans l'en-deçà, à la manière aussi dont Ulysse se fait ligoter au mât pour entendre - sans sombrer - le chant des Sirènes.

Mais Caproni, le poète musicien, c'est aussi Orphée qui revient de chez les Morts sans ramener l'Absente mais pour chanter le récit de son échec. En somme une histoire de marin et de la très grande poésie.


                                                                                   Marie-José Tramuta

Que sauveriez-vous du XXe siècle ?

La réponse du romancier Eric Chevillard


"Les femmes et les enfants d'abord. Ensuite les grolles de Charlot, s'il reste deux chaloupes. Et le rire de contre-attaque de Beckett et Michaux, nécessaire en toute circonstance, efficace, grâce auquel nous devrions pouvoir nous sauver aussi du XXIe siècle."

Pour illustrer :
"Entoure-toi d'un insatisfaisant entourage. Rien de précieux. A éviter. Jamais de cercle parfait, si tu as besoin de stimulation. Plutôt demeure entouré d'horripilant, qu'assoupi dans du satisfaisant.

Lorsqu'une idée du dehors t'atteint, quelle que soit sa naissante réputation, demande-toi : quel est le corps qui est là-dessous, qui a vécu là-dessous ?
De quoi va-t-elle m'encombrer ?
Et me démeubler ?
Cependant au long de ta vie, te méfiant de ta méfiance, apprends aussi à connaître tes blocages." Henri Michaux

Une crise de la Poésie ?

La question revient, dans vos courriels, sur une défiance vis à vis de la Poésie qui ne trouverait pas seulement racine dans une désaffection du lectorat, relayée à présent par un désengagement des intermédiaires institutionnels, mais dans une alarmante obstination de certains éditeurs à promouvoir des poésies de chapelle - comme on dirait des "auteurs-maison" - à peu près illisibles et pourtant soutenus jusqu'ici, ces éditeurs, petits et grands d'ailleurs, par le jeu des subventions qui fausserait la donne. Une certaine inéquité dans la distribution de la manne, selon vous, règnerait dans ce milieu très cloisonné, opaque à souhait, pas seulement du côté comptable.
Vous me faites remarquer aussi que dans les revues, alors qu'une circulation des idées a lieu, des confrontations intéressantes, une variété de tons et de courants... cette variété est gommée par le milieu éditorial (un peu comme l'éclipse des auteurs non admis à figurer au programme dans les manuels scolaires). Que la part des traductions est notoirement insuffisante et que sur cette peau de chagrin qui resterait au Domaine étranger les choix ne seraient pas toujours les plus judicieux. A quoi et à qui l'imputer ?
Bref, que les lecteurs - car il existe bien un lectorat de Poésie - ne peuvent se contenter de lire ce qu'actuellement on leur présente sur les éventaires. Livres dont une bonne part ne convainc même plus les critiques littéraires, c'est dire !

A mon sens, vous n'avez... pas tort. Il y a bien un problème de fond, des questions qui mériteraient d'être abordées avec les éditeurs de poésie en particulier, et qui restent durablement dans l'ombre, faute de communication. D'une manière générale, je crains qu'il ne faille pas toujours s'en remettre à une carence du lectorat de poésie, poésie qui a de multiples visages et dont une quantité non négligeable passe aux oubliettes de l'histoire littéraire, pour des motifs pas très clairs - extra-littéraires ? La Poésie n'est pas une, pour commencer, tâchons de respecter, côté offre au public, sa diversité foncière. DM

Je reçois à l'instant une remarque intéressante d'un plasticien et poète, que je vous livre derechef : "Je peux t'assurer que l'on rencontre la même chose dans le milieu de l'art, celui des galeries et autres..."
Sans commentaire.