03/08/2015
KAKUSHA
Kakusha (*)
Sans date, l’heure en dispense – dans l’interstice créé par mes doigts je laisse passer un fragment d’ombre visible, ainsi l’objectif peut saisir le sujet et son détail – les dessins vifs des ramures de l’arbre naissent comme un signal dans l’espace ovoïde qui les sépare du reste de paysage, du reste du monde. J’aime ce curieux visage de la nature offert par l’ouverture du diaphragme.
Tandis que tes doigts respirent sous la pierre chaude, doucement. On entend se défaire les dernières voix, ainsi de chaque idée, cheveu d’ange, fil de la Vierge, que les mots me somment de coucher sur le papier – et l’accent circonflexe du poème pose un jalon, il confronte l’idée de désespoir à la réalité simple (la simple réalité). Seul persiste, diffus, son souffle, régulier – avec la musique du lieu, dans une transparence violette. Cette scène, je la vois alors distinctement projetée – elle est d’hier plus que d’aujourd’hui – reflet de ton cou devant la glace, sa douceur au toucher.
Être, à la hauteur de l’été, pour mieux s’éblouir de la nudité de la lumière, jusqu’à nous :
une douceur est là, présente dans l’air, une clarté rousse, chaude, qu’imprègne la mémoire des hauts feuillages. Tout lentement s’approche, se diffracte dans l’indéfini. Une rumeur dorée, grave, profonde, l’odeur poivrée du chemin qui monte – à travers toutes sortes de distances, de nouveau quelque chose en nous est atteint, chaque jour renouvelle la réponse, le spectacle et l’écho porteur. La part du dieu, dans le jeu des roseaux qu’agite un bruissement soyeux – un seul coup d’aile, au levant.
Les nuages ont tracé derrière eux, selon une chronologie simple, les rythmes de ce monde, ranimé des temps révolus, lumières dans la nuit – cette impression, les yeux fermés, de voir se perdre dans le paysage les lueurs d’un autre âge – tout aussi bien, d’être là, derrière les cloisons d’une maison de verre, absorbé – devant l’écume des nuées, ses laisses vives et brusques dissolutions.
Sous l’insensible éclosion de l’astre, réapprendre le recueillement – sans cesse nos désirs frayent avec les trop vifs contrastes, saisis au biais de l’œil, insatisfaits. La misère et la beauté : au pied du mur qu’il faut tenter de franchir. La frontière entre les deux mondes tendrait-elle à s’effacer ?
A cet endroit du Parcours, tel détail singulier sur le tronc d’un chêne – puis, sans crier gare, l’exaltation soudaine d’un essaim de passereaux, le dessin d’un épi aérien ; ou, plus loin, l’écho d’un pont de lattes véronèse – sur l’eau grise ainsi qu’un miroir, immobile, opaque.
La figure s’éloigne et la voix passe. Quand l’écarlate du vitrail perce le gui du peuplier, l’oreille, parée des syllabes longues de l’espace, subtilement mesure les premières vapeurs du jour qui se donne – fiévreux foisonnement des mousses et lichens, sur la roche où s’abîme le désir.
La tête rejetée en arrière, le cœur criblé de ces poussières de légende semblables au champ de phosphènes, qui dans le lit du fleuve s’inscrit, éternel suspens.
Quand tournent les sens, l’immensité circulaire.
En regard, des corps flottants, pareils à des molécules d’ambre. D’ambre, ces molécules prirent peu à peu couleur d’or – sous le soleil suspendu, tremblante liquidité.
Daniel Martinez
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*Eveillé, en Japonais.
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02/08/2015
"Mort d'un poète", un récit de Jean Rousselot, première partie
A Orléans, en 1942, Jean Rousselot écrivit une première version de ce texte que je vous donne à lire aujourd'hui ; il l'avait amendée pour Diérèse, où elle fut publiée. La portée éminemment allégorique de ce récit n'échappera à personne :
Mort d'un poète
Quand il apparut qu'il allait mourir, le poète eut un sourire triste. Le rossignol chantait dans le clair de lune et les soldats crurent soudain le voir, en plein visage du poète, battre des ailes et renfler sa gorge menue.
Mais non, ce n'était qu'une bouche de poète, et ce poète allait mourir. Il se dirigea lentement vers la fenêtre et, fermant les yeux, immobile et droit, sembla présenter ses comptes à la nuit. Sa poitrine était nue. Nues ses paumes ouvertes et ses paupières pulsantes. Il était nu tout entier dans le bain du verger, nu dans la rivière du noir, nu comme au jour de sa naissance.
Ils étaient là cinq, dont Lopez, à emplir de cuir craquant la chambre blanche du poète, à fumer en cadence, à soupeser des pistolets.
Lopez était le chef ; il parla :
- Que veux-tu faire ? te jeter en bas ? tu es libre, mais dépêche-toi, car le temps presse !
Le poète se retourna. Ses yeux étaient ouverts maintenant et, sur sa bouche, pour la deuxième fois, le rossignol accourut se poser.
Mais non, ce n'était qu'un sourire de poète, et ce poète allait mourir.
- J'aurais mieux aimé mourir le jour, Señor Lopez. Peut-être avec mon sang quelque pavot de la nuit aurait-il éclaboussé la terre ? Je n'ai jamais eu de chance. Mais vous avez beau faire, Señor Lopez, vous ne tuerez jamais la nuit, tant qu'il y aura des poètes et des rossignols pour lui donner asile dans leur sein. Et le monde est plein de poètes et de rossignols, Señor Lopez.
- Señor Lopez, si tes ennemis te tenaient captif et t'annonçaient que tu vas mourir, n'aurais-tu rien à dire avant de marcher vers le mur ?
- Si, répondit brutalement Lopez. Je crierais, de toutes mes forces : "Vive la Révolution !"
- A moins, répartit le poète avec douceur, que tu ne charges tes bourreaux d'un ultime message pour ta mère, ou que tu ne tombes à genoux et te remettes entre les mains de la Vierge Marie. Oui, je crois plutôt que tu prierais la Vierge Marie.
- Qu'importe ce que je ferais alors, gronda Lopez. Ce n'est pas moi qui vais mourir. C'est toi !
- Tu n'as pas l'âme si noire, Lopez, qu'au moment de recevoir en plein coeur les douze hosties sanglantes, tu ne te souviennes à temps d'un rossignol à qui jadis, enfant, tu crevas les yeux. Peut-être alors demanderais-tu qu'un moment te fût laissé, juste assez de temps pour qu'un autre rossignol se mette à chanter.
Jean Rousselot
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20:06 Publié dans Jean Rousselot | Lien permanent | Commentaires (0)
"Mort d'un poète", un récit de Jean Rousselot, deuxième partie
- Ecoute, dit Lopez (et sa voix était douce maintenant), ce n'est pas moi qui ai décidé ta mort, tu le sais, mais je dois faire mon devoir. Dis-nous ce que tu veux et nous te l'accorderons.
- Je voudrais, dit le poète, que vous me laissiez le temps d'écrire un dernier poème. Oh, une demi-heure à peine. Et vous ne me gênez pas. Vous pouvez parler et rire, que m'importe ? La Nuit est en moi et je suis déjà dans la Nuit.
Les soldats battirent les cartes et burent le vin du poète. Lopez, accoudé à la fenêtre, regardait pleuvoir les étoiles. Le rossignol chantait toujours.
Et le poète écrivit d'une traite un grand poème mélodieux et exultant où les flancs lourds de la moisson respiraient comme une femme assoupie, où les frondaisons écumeuses s'incurvant, partaient à la conquête des bords lointains du ciel, où le regard de l'homme s'ouvrait si grand qu'il absorbait en son entier, et pour toujours, le monde et ses fourmis pesantes.
Il achevait à peine que Lopez se dressa devant lui, un Lopez nouveau, ruisselant de sueur ou de larmes, qui, au grand émoi de ses hommes, dégaina son noir pistolet d'Eibar, pour, d'une balle au front, tuer lui-même le poète.
- Et maintenant partons, je n'en peux plus !
Eteinte dans l'escalier la chevauchée des bottes, on n'entendait plus rien, dans la chambre aux murs chaulés, que le chant du rossignol et le ruissellement des étoiles et, tombant goutte à goutte sur la feuille, le sang du poète signer le grand poème mélodieux et exultant.
Jean Rousselot
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