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19/08/2015

Deux contes inédits de Jean Rousselot

CARRE  DE  LA  TOUR  DE  BABEL

Sur le premier côté de ce carré-ci, taillé plus avant dans le crayon de l'âge, on pouvait à peine déchiffrer, au fronton d'un enfer désaffecté, le célèbre avertissement : "Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance".
On pouvait en revanche lire, juste en-dessous, sur une affiche saugrenue : "bien joué les vieillards à canne et souffle court n'est pas donné aux hussards de la garde ni aux bisons de la poésie".
Comme on ne saurait oublier le goût du pain, on continuait de sentir entre ses côtes le coup de poignard de cette billevesée alors qu'on nageait en mer libre et profonde dans un premier angle. D'habitude, on éprouvait là une sorte de volupté mêlée d'orgueil et de crainte. Cette fois-ci, c'était l'orgueil qui l'emportait à entendre nous héler vainement les surveillants parce qu'on n'avait pas tenu compte des drapeaux rouges.

A peine surgi des ondes, comme dirait Antinöus, on courait au télescripteur nous reliant à la vie des hommes. Sans doute avait-il cliqueté alors que nous cherchions plus ou moins inconsciemment la mort en mer ; ce que nous lisions en majuscules violettes, n'avait aucun sens : "La Tour de Babel s'est effondrée à Caracas - STOP - On a commandé 100 avions de combat modèle réduit".
Que faire sinon téléphoner à des journalistes amis pour démêler cette embrouille, mais aucun des numéros que nous composions n'était attribué, nous disait une voix féminine, fort peu excitante soit dit en passant. Alors, sauter dans le premier avion pour le Vénézuela ? Nous en dissuada, à peine arrivé au rez-de-chaussée, une envie folle de boire quelque punch à la Rhumerie Martiniquaise.
Résultat, nous nous retrouvâmes à Ninive dialoguant avec de grands rois barbus, une sorte d'éponge à la main, puis dansant la bourrée assyrienne avec des Irakiens et Irakiennes qui avaient sacrifié deux boucs en notre honneur.

Le troisième côté est plein de déplacements du même ordre. On a vérifié sur place que les pouce-pieds de Santander sont les meilleurs du monde, que les hoplites les plus combattifs sont ceux du Péloponnèse et que les moines les plus pieux sont ceux de Saint-Benoît-sur-Loire. Une dame de Florence qui a fait carrosser en grosse voiture sa Cinquecento a recours à nous pour y mettre de l'eau, à Fiesole, avant que le joint de culasse ne claque. A Venise, une autre dame nous invite dans son palais puis nous emmène manger de la polenta comme une succulence. A Oslo, on tient à s'asseoir, au café, sur la chaise d'Ibsen.
Entre deux voyages, il faut bêcher le jardin, Euclide et Clausewitz, aller à l'enterrement de quelques amis de jeunesse, accomplir ses devoirs conjugaux, noircir du papier pour avoir des sous, retourner à la Rhumerie Martiniquaise pour être soûl derechef.

De côté en côté de cette tranche carrée, on apprend que sa mère était douée d'une belle voix de contralto, que l'on peut prier Dieu sans croire en lui. Au long de la base, on tombe en panne sur le plateau qui descend vers Fès mais ce mauvais moment est compensé par la joie de découvrir Volubilis et de manger d'exquises cornes de gazelle à Essaouira dont la plus belle femme est sûrement Madame Courapied que l'on courtiserait ardemment si elle n'avait pas un mari qui nous emmène à la chasse au vanneau.

                                                                                                    Jean Rousselot

16/08/2015

Lettres à Gaëlle XXI

XXI


Aux fibres herbes nuages filons irisés
passés en l'inclinaison des songes
où blondissent les pierres
au faible ondoiement du champ d'orge
que pour moi tu pointes du doigt
serait-il point d'appui à l'imagination en fuite

Au domaine pur des nombres et des reflets
ces menues particules que l'oeil aura saisies
dont le souffle filigrane le camaïeu des verts
et les invisibles veines d'un corps
qu'elles irriguent continument


Avec le chiffre des augures sifflé
et la part du dieu dans les mille et cents
frôlements qu'intègre la frondaison
sources menues soupçons infinis d'une Histoire
la nôtre dans sa naïveté première reconnue
foin des malheurs du monde

Le jour a mis sa marque
sur l'âme neuve des feuilles appariées
sur les spires d'ambre du hêtre détachées
que libère l'oiseau le pic noir
qui en fera la coiffe future de son nid


Il n'est de qui-vive plus exquis
de rite plus immuable
pour témoigner du déchirement
de l'air à cet instant où nous marchons voyant
qu'il emprunte la matière de nos corps
pour infiltrer l'insaisissable
les flammes de l'été aux persistants tremblés


de l'air qui dit redit la péripétie du Temps
les forces d'un monde en travail
creuse en nous toutes les perceptions sensibles
elles tressent au long du mur d'enceinte
un long collier de lierre funambule


L'épine du buisson ne saigne plus
les eaux d'en bas s'étirent
désertent la nuée
passé la haie de thuyas
le pré voisin semble un jet de buée


                                          Daniel Martinez

21:02 Publié dans Eden | Lien permanent | Commentaires (0)

14/08/2015

"Chemins de traverse", de Louise Herlin, éd La Différence, 2002

Le premier recueil de Louise Herlin remonte à 1967, chez Gallimard ; Chemins de traverse, publié en 2002, comprend neuf petits ensembles juxtaposés qui semblent de prime abord composer, par déambulation, une suite de paysages sur le motif, mer ou ville, cieux brouillés, paysages mouillés (mais par la place que tient l'air et l'atmosphère on est très loin du poids terrien de Baudelaire), souvent de bord de mer - une mer évoquant la proustienne côte normande entre air eau et sable.

Paysages subtils, mais parfois éclatants, où les références à la peinture sont multiples et où le peintre cherche la précision dans l'indécis des heures, des saisons. Le recueil alors semble se situer dans une poésie descriptive d'une réalité sollicitant la pensée et le langage.

Mais cela reste apparence. Dès après le premier carnet de croquis le regard change lentement comme l'heure tourne. Le poète passe insensiblement - sans qu'on ait vu changer le ton ni les couleurs - à l'installation de l'absence. Le troisième ensemble, sous-titré Chaque fois que s'absente, procède méthodiquement à l'effacement du paysage (c'est même le titre d'un de ses poèmes) par l'abolition progressive des regards le constituant comme tel - tandis qu'insensiblement les paysages deviennent ceux des villes, un Paris de pierre et de pluie :

Dans les débris d'un chantier démoli
Un homme cherche en marchant
Un homme marche penché
Sur des gravats, un fatras
De poutrelles fracassées,
De bennes herses plâtras

En fait, c'est comme ces papiers découpés où ce qui crée le dessin c'est le trou, le vide : ces paysages sont des constats d'absence. Celle du promeneur disparu, celle, aveuglante, du disparu dans le promeneur. Presque sans qu'on s'en soit aperçu, le livre glisse vers une poésie philosophique (au sens de recherche d'une sagesse) et la lutte contre l'angoisse qui creuse ne cessera plus de se déployer à travers le cheminement du recueil :

Où prendre appui ? les bras se dérobent
Amours, amitié, fidélité jurée

Restent l'épaule du vent
la pente du talus
l'herbe, l'herbe somnolente (...)

La forme est un vers absolument libre, mais naturellement mesuré par un sens du rythme dont Louise Herlin se sert en souplesse, s'y soumettant, y échappant, jouant à le suivre, à le perdre, à le brouiller. De cette justesse rythmique, le poème intitulé Intransigeance (et qui est aussi un art poétique) peut donner un aperçu :

On peut se taire pour ne heurter personne
(A chacun ses dieux, ses accommodements,
petits et gros mensonges. Egards dus aux rites
de chacun - santal, branches de buis)

On peut porter des lunettes noires, passer inaperçu
ne rien dire, passer pour un timide, effacé : les gens
savent gré aux inoffensifs, aux silencieux

Ou bien clamer dans le désert ! Passer
pour fol énergumène vociférant étranger
Se faire injurier, traîner dans la boue, enterrer vif

Mais se donner la chance infime, insigne,
d'être entendu peut-être
d'un seul, inconnu

Le recueil se termine par un retour au descriptif - jeux d'ombres et d'arbres où, malgré la sérénité acquise, le ton étrangement creux accuse un retrait : à ce moment, tout est vidé, et le néant brûle.


                                                                         Odile Hunoult

00:56 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)