241158

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

27/08/2017

Pierre Alechinsky, opus 2

En 1954, un tournant s’opère dans son travail. La découverte des peintures à l’encre de Walasse Ting est une véritable révolution. Sa façon d’aborder la peinture va prendre un tour nouveau. Walasse Ting lui révèle la manière chinoise de peindre : le papier est posé au sol, le mouvement du bras est différent, ce qui induit un autre rythme, la main tenant le pinceau se trouve comme équilibrée, contrebalancée par la main tenant le pot d’encre. C’est tout le corps qui peint, qui participe à l’élaboration du tableau.
« En octobre 1954, j’observe à Paris Walasse Ting, dans sa piaule du quartier chinois, passage Raguinot : il est accroupi devant son papier. Je suis les mouvements du pinceau, la vitesse. Très important les variations de la vitesse d’un trait, accélération, freinage. Immobilisation. La tache inamovible légère, la tache inamovible lourde. Les blancs, tous les gris, le noir. Lenteur et fulgurance. Ting hésite, puis tout à trac la solution, la chute du chat sur ses pattes. Dernière figure gracieuse au-delà du papier. »

En 1955, Alechinsky séjourne plusieurs mois au Japon où il s’initie aux techniques de la calligraphie. Il y tourne un film, intitulé Calligraphie japonaise, avec l’aide du cameraman Francis Haar. Ce film obtiendra un vrai succès, la musique est composée par André Souris, ancien membre du groupe surréaliste bruxellois, et le commentaire lu par Roger Blin est rédigé par Christian Dotremont. C’est à cette époque qu’Alechinsky va progressivement abandonner l’huile pour travailler à l’encre et à l’acrylique, comme l’explique Michel Draguet dans un très beau livre intitulé Alechinsky de A à Y, publié chez Gallimard :

« L’acrylique se révèle plus souple que la peinture. Sans s’interdire les matités d’une pâte, elle réagit à l’instar de l’aquarelle et magnifie davantage le timbre du pinceau. Par son séchage rapide et par sa fluidité, elle offre une solution de continuité entre dessin et peinture. »

En faisant dialoguer l’encre et la peinture acrylique, Pierre Alechinsky est passé maître dans l’art de ce qu’il nomme les « remarques marginales », c’est-à-dire l’art de dessiner à l’encre les bordures d’un tableau. Dans Central Park (1965), l’une de ses œuvres majeures, le cadre noir et blanc (encre) se transforme même en une sorte de récit se déroulant à la périphérie du tableau coloré (acrylique). Ces « remarques marginales » évoquent d’une certaine manière la bande dessinée dans la mesure où les prémices d’une histoire semblent s’écrire sous nos yeux. La bordure du tableau propose un contraste entre d’une part le noir et blanc et la couleur, et d’autre part la mobilité du « récit » et la fixité du centre. « L’enchâssement des « remarques marginales » et de prédelles induit un processus temporel au terme duquel le tableau vibrera de rythmes multiples. Par cette tentation de faire de la peinture, après une bande dessinée, un cinéma de papier. A la réalité traditionnelle de l’art du dessin en répond une nouvelle, centrée sur le découpage narratif et sur le montage suggestif » écrit Michel Draguet. Quelques années plus tard, Alechinsky inversera le procédé, il encadrera ses encres par des bordures colorées, comme dans La Mer Noire (1988-1990), œuvre magnifique dédiée à la mémoire de son père.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jean-Christophe Ribeyre

26/08/2017

Pierre Alechinsky, opus 1

ALECHINSKY, DE CHAIR ET D’ENCRE

 
    Comme Christian Dotremont, Pierre Alechinsky est un être d’encre.
    Alechinsky, Dotremont : toute la vie passe dans l’encre de leurs veines, à tel point que Dotremont devint un jour « Logogus », l’homme-logogramme, le traceur limpide des mots offrant leur danse mal assurée, leurs cabrioles parfaites, comme jaillis tout droit des neiges du présent, et qu’Alechinsky, dont l’instinct de peindre s’est renforcé au contact de celui-ci, est passé maître dans l’art de rendre à la nuit secrète de l’encre son évidence de lumière.
Au mois de mars 1949, Pierre Alechinsky encore inconnu visite l’exposition Cobra « La Fin et les Moyens », organisée par Christian Dotremont à Bruxelles. Fasciné par les tableaux d’Asger Jorn et Karel Appel, il prend part peu de temps après aux activités de Cobra et devient rapidement l’un des membres les plus dynamiques du mouvement. Il crée à Bruxelles une maison communautaire, « Les ateliers du Marais », qui constitue un centre de recherches pour Cobra. En ce lieu d’accueil, se croisent un grand nombre de créateurs d’importance : outre Christian Dotremont, Asger Jorn et Karel Appel, on y retrouve Hugo Claus, Jean-Michel Atlan, Pol Bury, Oscar Dominguez, Franz Hellens, Edouard Jaguer, Jean Raine, Raoul Ubac, André Souris…
    Cobra se veut en rupture du surréalisme et propose de retrouver le plaisir de la peinture, l’enfance de peindre, loin des « canons » et des théories esthétiques dans lesquelles se complaisent parfois les surréalistes de l’époque. Autour de Jorn et Dotremont, différentes personnalités se côtoient, travaillent ensemble, c’est l’invention des « peintures-mots » : les poètes peignent, les peintres écrivent, luttent, fraternisent, débattent, « entr’inventent », proposent des œuvres collectives dont le principe souverain est la spontanéité. C’est un vent nouveau qui souffle alors du Nord, notamment sous l’influence de peintres danois venus de la revue Helhesten, de poètes belges issus du Surréalisme révolutionnaire et de peintres néerlandais qui formaient le groupe Reflex. Mais l’aventure ne dure qu’à peine quatre années. Dotremont et Jorn, hospitalisés au Danemark, confient à Pierre Alechinsky le soin d’organiser la « Deuxième Exposition internationale d’art expérimental Cobra » au Palais des Beaux-Arts de Liège. Cette exposition fort réussie marquera néanmoins la fin de Cobra en 1951. Alechinsky ne rompt pas pour autant avec ses amis d’alors et demeure intimement lié à Jorn et Dotremont.
    Asger Jorn, qui a treize ans de plus que lui, encourage Alechinsky à se détourner de « l’esthétique », comme le montre cette lettre datée de mars 1954 : « D’abord notre conception de l’art [n’]est pas esthétique. Nous refusons d’abord que la peinture appartien[ne] à ce qu’on appelle les « beaux-arts », seulement. […] Je suis arrivé à considérer la peinture comme une lutte éternelle entre l’esthétique et l’éthique, une contradiction complémentaire. » Alechinsky avait été frappé par cette phrase inscrite par Dotremont sur une toile d’Asger Jorn : « Il y a plus de choses dans la terre d’un tableau que dans le ciel de la théorie esthétique ». De Cobra, Alechinsky a su maintenir intacte cette jubilation de travailler avec d’autres créateurs, comme le font les enfants, ce plaisir sans borne de voir s’élaborer une œuvre à laquelle chacun apporte sa contribution.
    « Il y a maintes façons de se retrouver à deux sur une même surface de papier. Le trait abandonné par l’un est repris par l’autre dans un sens étonnamment adverse, ou complémentaire, ou décoratif, ou explicatif. Du côté de mes amis de Cobra, le trait partagé avec Asger Jorn donnait le vertige ; avec Karel Appel, à chaque détour il contenait une chausse-trape dont il fallait s’échapper ; avec Christian Dotremont, peintre de l’écriture, selon que ce soit lui ou moi qui commencions, c’était tantôt une illustration écrite, tantôt un commentaire peint. Expériences différentes avec Antonio Saura, Walasse Ting, Matta… L’esprit en un même lieu change de rêveurs » note Alechinsky dans Remarques marginales.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jean-Christophe Ribeyre

24/08/2017

« Le plus réel est ce hasard, et ce feu », de Jean Paul Michel, éd. Flammarion, 1997

André Velter nous parle aujourd'hui d'une de ses lectures, écoutons-le :

   « … Une étoile t’accompagne qui
    guérit cavalier moderne à l’instar des antiques
    chevaucheurs et comme eux, droits, qu’une piété garde – toi
    c’est l’idée d’un chant
    demi-cheval et demi-dieu tu
    jettes tes traits – droit – dans
    un ciel d’étoiles naïves… »

Vingt années de poèmes, 1976-1996 ; et ce n’est ni une anthologie ni un bilan, mais une œuvre nouvelle qui surgit des sédimentations du temps ; un livre scandé, composé idéalement avec éclats et silences ; une partition où s’ordonnent les échos et les traces autour d’un timbre inimitable. D’emblée, Jean-Paul Michel donne à entendre ce qui le distingue : cette pensée tenue au tranchant le plus vif du souffle, ce ton qui porte haut l’exigence et invoque à la fois le défi et la grâce.

Il y a là, livrée avec tous les traits d’une ascèse emportée, une aventure farouche, altière, quasi insensée, qui prétend ne céder ni sa visée, ni ses visions, ni ses abîmes, ni la hausse intangible de sa voix. Ecrire n’est pas ici un exercice mais une expérience qui engage la totalité de l’être, corps et âme voués à une éthique et à une esthétique. D’un même mouvement, la quête se fait sacrifice, et l’impossible, l’exact horizon assigné à la poésie depuis la « lumière philosophique » est venu battre « à la fenêtre » de Johann-Christian-Friedrich Hölderlin.

Jamais le parcours de Jean-Paul Michel ne se voulut aimable, accessible au moindre repos. Avant la mise au jour, il y eut la mise à l’épreuve qui revendiqua férocement sa pratique : « Du dépeçage comme de l’un des beaux-arts ». Il s’agissait de proscrire la mollesse, le contentement, la lente et sourde et indigne dégradation du destin et du verbe. Sans doute y avait-il, par-delà l’homonymie, nécessité à se saisir de l’épée de l’archange Michel pour commencer par pourfendre, commencer par visiter à la hache, et parfois aux ciseaux, les héritages et les legs, les traités de rhétorique et les chants.

    « Il a cassé les langages faux,
    dit-il, et il parle. »

Ainsi accède-t-il à sa propre parole, ainsi invente-t-il son alphabet et ses rythmes. « Rien – sinon le trait, la figure, la cadence et la coupe… » En quatre mots, Jean Paul Michel révèle le profil de ses poèmes, leur netteté d’épure, leur résonance de diamant sur la vitre ou d’acier sur le marbre. Non qu’il y ait à s’abuser sur la sauvegarde et son hypothétique poussière d’éternité : « L’art n’efface pas la perte. Il lui répond. » Et pour répondre, il doit s’armer de tous les noms porteurs de feu, d’excès ou de gloire.

Cette « idée d’un chant », maintenant qu’il l’a bâtie avec les alliés qu’il s’est contradictoirement choisis (Homère, Socrate, Dante, Balthasar Gracián, Hopkins, Breton, Bataille, Joyce, puis Klee, Hölderlin, Yeats…) et les amis qu’il célèbre (Pontévia, Khaïr-Eddine…), Jean Paul Michel la module toujours souverainement, toujours sans faiblesse, mais avec le renfort revendiqué de la lumière et de l’énigme. Le combat n’a pas cessé, il s’est ouvert d’autres précipices, d’autres royaumes.

    « Besoin d’une douceur d’un
    sacre – la joie en moi demande
    cette chance à rien. Aller à la paix heureuse les
   ravines raides franchies. La fureur est
   sacrée mais saint est le sourire
   des initiés… »

Non loin des mystiques irrécupérables, ceux de la folle sagesse, aux côtés des poètes voyants qui ont erré jusqu’à se perdre, Jean Paul Michel se veut « à l’instar d’Eros tentateur maître / des échanges et des / signes » un mortel jeté dans l’haleine des dieux, un alchimiste qui sait avec du hasard et du feu créer comme une aura au réel et ne pas craindre de placer sa voix au plus près de « l’inimitable musique de ce qui est. »

   « Tu es toi ! Parle ! Les Dieux t’obéiront !
   Rien du Monde ne résiste à ceux qui osent avec un pur courage
   désintéressé
   Davantage se peut !
   Tout recommence, rien ne s'use, rien
   ne commande à qui ose aller avec simplicité à l'inconnu hors
   tout sens étriqué !
»


 André Velter

11:42 Publié dans Critiques | Lien permanent | Commentaires (0)