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24/02/2021

"Une voie pour l'insubordination", Henri Michaux, éditions Fata Morgana, 72 pages, 15/5/1980, 1 800 exemplaires

AU COMMENCEMENT EST LA DEMEURE, le local d'habitation, ce qui entoure, contraignant par excellence, la maison.
L'enfant est pour les mouvements libres. Le petit d'homme, dès les premières années, la maison, siège d'interdits nombreux, l'impressionne.
Dans cette prison "demeurent" et sont à demeure des meubles et objets lourds, le tout beaucoup plus détestable (s'ils sont détestés), plus haï et vainement haï, plus inoubliablement que les parents, plus habité d'occulte, plus figé, plus appuyé (et au début de la vie, plus gigantesques). Là se déroule le rituel du quotidien qui paraît ne devoir finir jamais.
Ainsi les meubles et les pièces et leur ordre impératif infligent un dommage quotidien aux enfants, à leur besoin de tumulte et d'indépendance, à leur envie de gambader et de voir tout sens dessus dessous.
Ce "tout" contraignant, symbole des contraintes et des règles, ces murs qui enserrent, séparent, enferment inflexiblement, représentation par excellence de l'adulte, du terminé, du figé, là où il ne se passe plus rien : la demeure, cela ne pourrait-il à son tour être attaqué, brimé... et qu'on s'en amuse ?
Dans l'habitation existe le règne des objets précieux, sélectionnés par et pour l'adulte, à respecter, certains fabriqués, construits pour le maître.
L'enfant, par nature n'est pas pour cela, pas pour "leur" choix et "leurs" meubles de prix. Il n'est pas pour construire mais pour détruire, pas pour dresser mais pour renverser, pas pour le chant mais pour brailler, pour le charivari, pour le tapage, pour détraquer, pour l'assourdissant, pour disloquer, pour bousculer, pour tiraillement, pour arracher, pour casser. Toboggan, balançoire sont pour lui le repos et non pas le fauteuil.


Henri Michaux

La communion de l'homme et de la nature, dans "Le Jardin exalté", d'Henri Michaux

   ... Car ces débordements passionnés avaient lieu au sommet d'un arbre (et je ne m'en étonnais pas), sur un vieux noyer, à la couronne large, si rare en cette essence, couronne double presque triple, quasi sans exemple, troupe dont chaque membre, infatigablement excessif, se précipitait en avant, se retirait, se reprécipitait sans repos.

   Exaspération sans personne, où toutes les parties, branches, feuilles et rameaux étaient des personnes et plus que des personnes, plus profondément remuées, plus bouleversées, bouleversantes.

   Individuellement, non communautairement, dans un rythme accéléré, où le vent réel ne paraissait pas pourtant le principal.

   Feuillage s'inclinant bas, rapidement, puis fougueusement remontant, puis ramené en arrière, puis repartant inlassable, pour l'inlassable dépassement, froissé, défroissé presque sauvagement, cependant en vertu d'une sorte de consécration, avec une grandeur unique.

   Beauté des palpitations au jardin des transformations.
   Assouvissements et inassouvissements partaient de l'arbre aux ravissements.
   Appels aux assoiffés, appels enfin entendus, exaucés. Le supplément attendu depuis toujours était reçu, était livré.

   L'infini chiffonnage - déchiffonnage trouvait sa rencontre.

   Et s'ouvrait, se refermait le désir infini, pulsation qui ne faiblissait pas.
   Entre Terre et Cieux - félicité dépassée - une sauvagerie inconnue renvoyait à une délectation par-dessus toute délectation, à la transgression au plus haut comme au plus intérieur, là où l'indicible reste secret, sacré...

Henri Michaux

* * *

Ndlr : c'est ici le dernier texte de Michaux sur la drogue, après la parution de "Par surprise"  le 24 mai 1983. Il m'a paru intéressant de donner en raccourci le parcours du poète jusqu'à son terme (Henri Michaux vient alors d'avoir 84 ans) sur les voies d'une énergie intérieure libérée, au fil de la moindre impulsion jusqu'à la plus vive, la moins prévisible, partant la plus délectable : "Là où la personne rejoint l'univers". Il n'y a pas chez le poète simple désir de s'extraire de son carcan existentiel pour jouir en spectateur de ce qui s'offre à lui mais bien celui d'accéder à l'essence des sensations dans leur surgissement et de les reconnaître pour telles sur le chemin de leur apparition, aussi fugitives en soient les ondes quand elles traversent l'être, le renouvelant de l'intérieur.

Le 8 août 1983, Michaux reçoit ces mots de Joyce Mansour à propos de son petit livre : "J'ai eu très peur en vous lisant. Vous êtes allé si loin sur le chemin du Soufi, n'est-ce pas ? J'ai eu vraiment peur en pensant par où et comment vous êtes passé. J'ai eu vraiment peur. Vous effleurez des choses si secrètes comme ça, du bout du pinceau. Heureusement vous êtes là au bout du fil des jours qui relie tant bien que mal l'oreille à la ville.
Je vous envie ce voyage-là. J'ai peut-être entrevu l'arbre immobile dans la tourmente, l'arbre furieux dans le silence, loin derrière les gigots et la palissade de la santé quotidienne. Assez pour reconnaître le danger de l'entreprise, la beauté du paysage et la sérénité du voyageur." in La Pléiade, tome III, pages 1825-1826.

22/02/2021

"Le jardin exalté", Henri Michaux, éditions Fata Morgana, 32 p., 14/6/1983, 1800 exemplaires

Voix sans pareille : Henri Michaux parle de lieux et de moments que l'on ne saurait situer, sinon dans la gorge, le regard, le cerveau qui sont les siens, les nôtres. Cela surgit d'entre les pages sans qu'il faille mettre un nom au frontispice du volume : voix aussitôt reconnue. L'aventure d'aujourd'hui concerne un coin de réel qui oscille entre le vu et l'inventé : tel est le Jardin exalté.

Les opérations de cette prose ne sont réductibles à aucun art poétique qui serait le partage du siècle. Elles se produisent sur fond anonyme de silence et d'ensorcellement. Un départ abrupt et anodin : "Il restait un peu du produit préparé, lorsque quelques jours plus tard on me proposa un jardin à la campagne. Quelqu'un voulait faire un essai." C'est le commencement d'une périlleuse expérience hors des limites de soi, maintes fois tentée, encore une fois réitérée. Vie et livre hors des normes et des bornes.

Le texte est fait d'une suite de paragraphes que séparent les ellipses des sensations et des pensées communes. Le reste du monde est abîmé dans ces trouées blanches de la typographie. Une attention sèche, anxieuse et comme mêlée à l'état second du drogué est accordée à quelques moments cernés de mutisme.

Le narrateur et sa compagne ont bu. Quels en sont les effets ? La métamorphose est permanente. L'organisme et l'univers deviennent des vases communicants. Le passage du produit dans le corps entraîne un monde autre. En gros plan, les impressions se déchiffrent sur la face de la partenaire, qui révèle à son corps défendant de multiples identités. Et soi-même (le narrateur, le lecteur), on se laisse assiéger par les mutations aiguës qui affectent les sens et les alentours : "Comme l'eau avance dans le lit d'un fleuve, pareillement la musique avançait dans le lit de mon être, entretenant, entraînant ampleur, et aspiration à l'ampleur." Malaise, vertige, euphorie.

Porté par cette prose, voilà qu'on sort de soi, rendu à la présence bruissante du jardin, "l'inespéré paradis" sans oripeau religieux ni symbole métaphysique. On déborde maintenant d'une félicité universelle qui n'est peut-être que l'intime conviction du sentiment d'exister un parmi tous. La matière a une âme, l'homme s'immerge dans cette âme matérielle qui lui offre enfin "le supplément attendu depuis longtemps".

On demeure confondu, au seuil du domaine, sous l'arbre de la connaissance, "là où l'indicible reste secret, sacré ". Là où la personne rejoint l'univers. Mutuelle étreinte, réciproque paraphrase.

Serge Koster