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06/02/2021

Henri Michaux, La Pléiade et le Livre de Poche

Un extrait de la lettre envoyée à Claude Gallimard qui proposait à Henri Michaux, fin 1983, l'édition de ses œuvres complètes dans La Pléiade :

"L'année dernière déjà (...), je vous répondis que cela n'était pas pour moi (...). La raison majeure est qu'il s'agit dans les volumes de cette prestigieuse collection d'un
véritable dossier où l'on se trouve enfermé, une des impressions les plus odieuses que je puisse avoir et contre laquelle j'ai lutté ma vie durant."

Seuls Les Cahiers de L'Herne n°8, entés d'un large appareil critique, trouveront grâce aux yeux du poète, une copieuse livraison de 528 pages, dirigée par Raymond Bellour. Il y eut deux éditions desdits Cahiers, du vivant de Henri Michaux. La première, en 1966 ; la seconde, en 1983, soit un an avant son décès - avec pour celle-ci une bibliographie remise à jour, ainsi que l'auteur de Plume l'avait demandé à François d'Argent, qui en avait la charge.

Une anecdote encore, rapportée cette fois par Allen Ginsberg :

"De toute façon, je voulais chanter pour Michaux, comme finalement tout poète devrait faire.
Ce chant fait partie de la pratique du Bhakti Yoga, le yoga religieux, où il est entendu que, dans cette époque Kali Yuga de destruction, la méditation, l'esprit, l'intelligence et les œuvres sont impuissants à sortir l'âme de sa boue matérialiste - seule la joie la plus pure peut nous sauver, seul le plaisir le plus pur ! Ainsi donc nous nous sommes assis, en fin d'après-midi, lui peut-être étonné de mes intentions bizarres, de se trouver dans une pièce non moins bizarre, la Seine coulant derrière la grille de la fenêtre, c'était le milieu de l'été. Son visage n'avait pas vieilli depuis notre dernière rencontre, mais semblait plus hésitant, plus doux, bienveillant - moi désorienté ! Comme j'étais désorienté ! Heureusement il ne me restait plus qu'à chanter "Hari Krishna Krihsna Krishna Hari Hari Hari Rama Hari Rama Rama Rama Hari Hari", le japa hindou maha mantra, et "Om A Ra Ba Tsa Na De De De De De De", un mantra syllabique tibétain sans signification fait pour occuper l'esprit quand on se promène dans un temple ou qu'on berce un enfant dans ses bras.
     Salut à Lui, merveilleux professeur." Allen Ginsberg


Sans oublier ce qu'Alain Bosquet disait de l'auteur de Paix dans les brisements :

"L'homme, d'une intelligence souvent féroce, était tendu et furtif : il ne se permettait aucune légèreté, et exigeait des autres une attention extrême. On n'était jamais à l'aise en sa présence ; mais la fascination jouait assez vite, dès qu'on s'habituait à cette voix un peu rauque, avec un reste d'accent wallon. Il fallait à la fois le regarder avec franchise et ne pas s'exposer à la moindre familiarité. Il ne s'aimait pas. Et s'il donnait l'impression de raser les murs, c'est qu'Henri Michaux se voulait asocial. De tous nos écrivains célèbres, il est le seul à avoir refusé de paraître en livre de poche. Il disait, avec rage : "J'ai deux mille lecteurs. C'est trop. Pourquoi en aurais-je vingt mille ?". Il disait aussi, et la boutade s'adressait à lui-même, : "Belge comme ses pieds."
On a un peu oublié qu'il fit ses débuts en pleine vague dadaïste, par une plaquette, Les rêves et la jambe, en 1923, chez un petit éditeur anversois. Ces quelques pages, qu'il reniait, donnent déjà l'atmosphère générale de toute son œuvre. C'est un bréviaire de la révolte contre soi : non pas une protestation contre la société ou la conscience, mais contre la constitution physiologique de l'homme. Pour le Michaux d'alors, la jambe est intelligente si elle oppose à son propriétaire une logique de jambe et non une logique humaine. Il invente, sans trop le savoir, un absurde physique, à une époque où les derniers expressionnistes allemands appellent la destruction de l'humanité. Homme du nord, Henri Michaux ne se confondra jamais avec les idées en cours à Paris.
Dans les premiers livres, le soupçon se généralise et prend quelquefois des allures cosmogoniques. Pour Michaux, il y a lieu de se méfier de tous les phénomènes visibles comme de tous les règnes de la nature, sans pourtant moraliser. Il ne s'agit pas de remplacer une vérité - esthétique ou éthique - par une autre. Tout au plus, pendant le reste des années 20, le poète accepte-t-il de faire une part à l'imaginaire, à condition que cet imaginaire-là ne ressemble en rien au merveilleux surréaliste. Le rêve, chez Michaux - en cela il s'insurge contre les conceptions d'André Breton - n'est nullement libérateur : il est épouvantable et destructeur." Alain Bosquet

MICHAUX PEINTURE 1977.jpg

Henri Michaux, peinture 1977

03:06 Publié dans Arts | Lien permanent | Commentaires (0)

04/02/2021

Henri Michaux et le "Secret de la situation politique"

A l'origine du livre de Henri Michaux "Tranches de savoir suivi du Secret de la Situation politique", opuscule publié en 1950 à L'Age d'Or, illustré par Max Ernst,  une lettre, inédite, qu'il envoya au critique Maurice Saillet (1914-1990). Maurice Saillet lui avait suggéré de donner un texte à l'hebdomadaire "Terre des hommes", qui compta 23 numéros [N° 1 (29 sept. 1945) - n° 23 (2 mars 1946)]. Voici :

"Je suis un peu gêné. Il me semble que je vais vous paraître inamical en refusant de donner un texte à votre "Terre des Hommes". Mais je ne puis écrire pour les journaux. Toutefois, je viens de faire un gros effort pour éclairer mes compatriotes d'Europe (si j'ose dire), pour éclairer des amis qui souvent me questionnent à ce sujet, et enfin pour m'éclairer moi-même SUR LA SITUATION POLITIQUE. Si vous ne jugez pas le sujet au-dessous de l'esprit de vos lecteurs, imprimez-le, mais de grâce, que la plus grande attention soit apportée aux épreuves (au besoin, qu'il y en ait, exceptionnellement, des 2e) car il y a quelques mots peu usités encore, je le crains."

A cette lettre, Michaux avait joint un texte dactylographié portant des corrections manuscrites intitulé "La Situation politique". "Terre des Hommes" ayant cessé de paraître, ce texte fut communiqué à Pascal Pia pour "Combat" qui le publia malgré l'avis défavorable d'Albert Camus. Un tour de force donc, comme il en est plus d'un, dans l'histoire littéraire. DM

MICHAUX L'AGE D'OR.jpg

03/02/2021

Journal indien ( I ), Daniel Martinez in "Diérèse" 79, octobre 2020, 15 €

à Jayanti V.


"Emancipate yourself from mental slavery", avais-je lu dans une boutique, sur une feuille aux incrustations dorées, rayées de petites fibres colorées qui semblaient des pilosités prises dans l'ambre. Puis, à la sortie, sur une pancarte : "Clean desert, green desert". J'étais en Inde, au pays de Gandhi, un homme dont on continue à parler ici comme d'un mage, à révérer comme tel.

Une des dix réincarnations de Shiva : la dixième est toujours attendue, ce sera si tant est, en cheval. Sa tête est bleue : couleur du ciel, de l'universel. Deux vautours d’Égypte trônent sur un arbre dénudé.

Sur une pièce de tissu, des hommes à l'ombre d'un grand acacia, jouent aux cartes, silencieusement.

Ici, une réserve à eau se dit "paoli"... Eau minérale en provision, ma réserve vitale. Sous le lit de ma case, au crépuscule, vu une blatte qui faisait la taille d'un lézard. Dans mon bagage, un masque balinais me sert à l'écraser sans remords, puis, enrobée du bout des doigts dans une feuille, à la jeter par la "fenêtre". L'embrasure, devrais-je écrire.

Pour être vus de loin, certains puits ont quatre minarets.

Des femmes en procession passent : avec des noix de coco sur des plateaux et des coupons de tissus multicolores.

Quel est-il donc, celui-ci ? Un pèlerin qui, portant un fanion rouge, va courir les chemins un mois durant. Il fera halte pour s'y recueillir, aux temples de la déesse Dourga.

Toujours à portée de main, Un Barbare en Asie, de H. Michaux, à la couverture cartonnée et toilée ; livre que j'annote à mesure, dessinant dans les marges, au stylo bille.

Des marchands riches (les "marwalis") et leurs riches demeures, des "havelis". Sourire ?

Il y a aussi des Indiens qui voyagent, pas vraiment pour le plaisir, bardés de matelas, draps, oreillers, en wagons climatisés, aussi chers que l'avion.

Des saris sèchent sur des épineux, léger vent. Ma chemise à carreaux bleu nuit achetée dans un bazar de Calcutta s'est déchirée sur le côté ; soupir, elle ne me collait pas à la peau (au propre), malgré la sueur, en continu. Qu’importe : vivre dans un présent de naissance, source d’intime félicité.

Le frigo du pauvre : jarres, cruches de couleur ocre ou grise et plus ou moins pansues, où l'eau reste fraîche. Plus loin, avec toute l'attention requise : transportés à bicyclette, des bidons de lait, percussions légères.

À l'improviste presque, des fours à briques, pareils à d'ocres talus surgis là.

Les routes transverses, dans un tel état ! "En Occident, vous dites bien des nids de poules, ici, ce sont des elephant nests, nids d'éléphants". Certes. 

Un cyclopousse pour les deux kilomètres qui me séparent de mon lieu d‘hébergement, l'homme me demande, pour le prix du déplacement : "What you want" ; ce sera pour ma part 300 roupies. Il me serre longuement les deux mains, ajoutant (que c'est) "a very good price". Amusé, suis-je, par les réflexions d'un Européen à qui je comptais l'aventure et qui me dit, l'air accusateur : "Mais comment avez-vous pu vous livrer à cela ?, vous faire conduire comme leurs anciens colonisateurs ?" Diable !, mais quel fossé décidément sépare l'humanitarisme de l'humanisme...

Des journaliers assis sur leurs talons à l'ombre d'arbres à bois de rose. Payés à la journée, du jour à son possible lendemain des dents manquent à certains. Croiser leur regard, pour se le reprocher. Un dentiste aux petites fioles rouges. Des enfants de sept à dix ans sculptent au regard de tous, sur de petits tapis colorés, de la pierre à savon (brisée à la première chute) qui sera vendue aux touristes comme du marbre : on peut y voir d'abord le Taj Mahal, des figures de dieux, à s'y perdre, le Palais des vents... Leurs doigts sont blancs sous le poinçon manié avec une habileté qui laisse rêveur. A deux pas, un imprimeur dont l'atelier sous l'appartement qu'il habite laisse paraître les caractères dans leurs petits compartiments dédiés et la presse. L’éclat de son trésor. Dans la vitre profonde, les prémices qu’aile l’esprit.

Levant la tête : sur les terrasses courent des singes, de garde-fous en garde-fous. Petits cris de reconnaissance échangés entre eux. Chapardeurs, à l'affût du moindre quignon de pain à voler, ou de quelques victuailles à leur goût. Mais on laisse grandes ouvertes les fenêtres, pour laisser passer un peu d'air.

Un chien famélique ; plus loin, une vache dont le cou fait un angle presque – à l'ombre d'une roue de tracteur. Indifférente, superbe de majesté.

Ce calme régnant, en apparence. Il est là, encore, celui qui écrivit, de retour au pays : En Occident, le journal d'une femme indienne. Respect pour le vivant, pour celles et ceux qui en portent l'image, toutes conditions confondues.

Daniel Martinez

17:43 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)