241158

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

03/10/2020

Deux articles de Henri Michaux non repris dans La Pléiade

Malgré le volume, si je puis dire, des trois tomes de La Pléiade consacrés post-mortem à Henri Michaux, sous la direction de Raymond Bellour, Ysé Tran et Mireille Cardot & le travail des plus sérieux qui a présidé à cette impressionnante recollection des textes du poète dispersés aux quatre vents : en plaquettes, en revues, en programmes de théâtre, en catalogue d'expositions, en dactylogrammes, en livres - deux articles, n'ont pas été repris dans la prestigieuse collection. Ces deux articles ont paru dans la revue Les Nouvelles littéraires n°2882, 14-20 avril 1983, en page 45 : ce sont deux livres de jeunesse commentés par leur propre auteur :

"Pour Ecuador, 1929

ECUADOR : un départ pour la république de l'Equateur, un séjour de huit mois, un retour en pirogue sur le Napo, et en bateau par l'Amazone.

La plupart des voyageurs béent d'admiration quand ils croient qu'il convient de béer. Et les plus froids se fouettent pour écrire quelques mots sur les spectacles "importants".

L'auteur de ce livre n'a pas fait cela.

Il ne dit pas un mot du canal de Panama, et il lui arrive de parler d'une mouche. Il ne s'est jamais préoccupé d'être juste et impartial envers les choses, il s'est seulement préoccupé de l'être envers ses impressions.

Et s'il y a des poèmes dans ce livre, ils veulent être aussi sincères. Ils ne se croient pas supérieurs."

Henri Michaux

* * *

Pour Un barbare en Asie, 1933

L'auteur de ce livre, étant enfant, allait dans le jardin observer les fourmis. Il les mettait sur une table, ou lui-même s'allongeait par terre, se mettant à leur niveau.

Ce voyage dura des années pendant lesquelles il ne fut guère intéressé par autre chose.

Cette fois l'auteur a été en Chine et aux Indes, et aussi, quoique moins longtemps à Ceylan, au Japon, en Corée, à Java, à Bali, etc.

Il n'a pas observé les fourmis, qui cependant abondent, mais les races humaines.

Comme il est naturel, il s'est tenu à l'écart des Européens, et a tenté de disparaître dans la foule étrangère. Il a attrapé des poux dans tous les théâtres d'Asie. Il connaît, pour y avoir été quantité de fois, le théâtre chinois, japonais, hindoustani, bengali, coréen, malais, javanais, etc... il a vu les films japonais, chinois, bengalis, hindoustanis. Il a entendu la musique, les danses indigènes.

Il a assisté aux prières, il s'est approché des temples, des lieux saints, des prêtres de toutes les religions.

Il a lu ou bien relu les ouvrages des philosophes, des saints et des poètes, il a étudié ou parcouru la grammaire de chaque langue et son écriture.

Enfin et surtout il a regardé "l'homme dans la rue", comment on rie, comment on se fâche, comment on marche, comment on fait signe, comment on commande, et comment on obéit, les intonations, la voix, les attitudes, les réflexes (tout ce qui ne ment pas).

Il s'est ainsi enfoncé dans la peau des autres. Toutefois, dans la peau d'un Chinois, il reste lui-même et souffre et regimbe, il souffre dans la peau de l'hindou, il souffre dans la peau d'être homme et de ne pas trouver la Voie. Et tout en souffrant il montre de l'humour, comme on fait, comme tant d'autres ont fait..."

Henri Michaux

PS : Je me garderai de prêter le premier de ces livres, que je possède en édition originale, pour une raison à garder secrète (une "particularité" qui n'est pas mentionnée dans La Pléiade).

18:56 Publié dans Critiques | Lien permanent | Commentaires (0)

19/07/2020

Aux éditions du Seuil, les livres de la collection Points-Poésie, par Jeanpyer Poëls

KEATS, AUDEN, PEREC, etc.

Que vous vienne cette façon de ne pouvoir vous soustraire à une curiosité blanche et vous vous courbez sur l’étal de Points Poésie et remarquez les nouveaux livres de cette collection encline à séduire maints amateurs, également ceux prêts à le devenir un jour…
Là, devant votre tentation, chaque titre paraît mouvoir une couleur de pastel doucement…

John Keats (1795-1821), exacerbant le dedans de soi où se noie la romance sienne à la fois ténébreu(se) et lumineu(se), porteuse forcément de féminité, vit en compagnie de la poésie, poésie elle-même absorbée dans une attente, au rendez-vous d’une ivresse d’aurore venue de la nature – et, telle qu’elle se tient debout, cette dernière implique une solitude dans sa beauté, dans sa sagesse tout autant, à l’écart de toute croyance… appliquée.

Lorsque me vient la peur de pouvoir cesser d’être
Avant que ma plume ait glané mon fertile cerveau,
Avant qu’en haute pile les livres, imprimés,
Enserrent, greniers pleins, la récolte bien mûre ;
Lorsque sur la face étoilée de la nuit j’aperçois
Les immenses symboles nuageux d’une grande épopée,
Et pense que peut-être je ne vivrai assez
Pour en tracer les ombres de la main magique du hasard…
("Seul dans la splendeur")

Wystan Hugh Auden (1907-1973) déploie une succession de récits sur l’amour plus ou moins dubitativement. L’amour ?

Viendra-t-il comme le temps change ?
Son accueil sera-t-il aimable ou brutal ?
Bouleversera-t-il toute mon existence ?
Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.

Ces récits concèdent l’importance de ce sentiment, mais n’éludent pas l’idée de l’acte qui suit la pensée (et) ne tard(e) pas. La pensée ? Qu’en ferait la nature, qui pourtant est capable d’amour, bien qu’il soit différent du (s)ien ? …

À ce dis-moi la vérité répondent cinquante petites proses, plutôt manières de réflexions prenant le plus souvent une allure d’aphorisme, traductrices du propos "vieux comme le monde" : je t’aime, quelle que soit la langue qui l’exprime, mais dont l’occurrence dans laquelle il survient est la préoccupation majeure du poète, qui ne saurait fair(e) semblant en disant, en lisant, en écrivant je t’aime, mieux : je T’aime…
Être le bien-aimé (et) un amoureux ne sont pas états qu’il faut confondre, au risque de s’abuser soi-même.

Quant à la "poésie amoureuse de l’Andalousie à la Mer Rouge", hébraïque, elle commence avec le "Cantique des cantiques", livre sacré qui était chanté…

(Lui) Tu me donnes des battements de cœur,
Ma sœur, ma fiancée,
Tu me donnes des battements de cœur
Par un seul de tes regards,
Par un seul collier de tes sautoirs ! (…)
(Elle) Lève-toi, vent du nord, viens, vent du sud,
haletez sur mon jardin,
que coulent ses résines !
Vienne mon bien-aimé en son jardin,
qu’il goûte à ses fruits de délice ! (…)

Puis, elle se déplace et des poèmes paraissent telle la ponctuation de ce déplacement et des lieux qui en ressortent, une résurgence avec ses variations d’un idiome à l’autre : la Mésopotamie (Sa lèvre a goût de vin et la biche gracieuse / Laisse échapper des mots qui sont huile soyeuse.), l’Espagne (La gracieuse biche est clarté de la lune, / sa nuée de cheveux sur sa joue de lumière…), la Provence, l’Italie, la Rhénanie, l’Égypte (Elle lève un rameau parfumé et tournoie, / De sa voix qui fredonne un exquis nectar coule…), l’Afrique du Nord, le Yémen (L’amour du myrte en moi prend racine en mon cœur, / Mais je suis en exil et mon pas est si lourd…), la Palestine (Il y a sur ta langue un rayon onctueux, / Blanche lune, une gaufre de miel moelleux…).
Elle se déplace ainsi et paraissent halte après halte une certaine imprégnation et une extériorisation de la sensualité, celle-ci au cœur de vivants amoureux qui ne restreignent pas leur désir…

Le dragon, lui, vous incite à entrer dans "le mystère de la voix" (Gary Snyder, in "Le retour des tribus") de poètes de Chine, inépuisable comme tout mystère, et, en même temps, à vous approche(r) de "l’utile de l’inutile" (cf. Présentation – "Poésie chinoise").
Chaque poème est accompagné d’une calligraphie, jusqu’à vous troubler, à lui devoir des… égards. Métaphoriquement, lié à ce qu’a ressenti et ressent encore qui l’écrit, il est ensuite source de pensée(s) et d’extase pour qui s’en empare calmement…

Le corps est l’arbre d’éveil
Le cœur dressé tel un clair miroir
Appliquez-vous à bien l’essuyer constamment
Il ne faut pas faire en sorte que la poussière y adhère (Shen Hsiu)

Il n’y a pas d’arbre à la racine de l’Éveil
ni de support au miroir du Cœur
Dès l’origine il n’y a rien du tout
Où la poussière adhèrerait-elle ? (Hui Neng)

Entre Amérique du Nord et Amérique du Sud, le monde des poètes mexicains est une multiplicité de voix, lesquelles renvoient non seulement les images de la mort,… d’une poursuivante ?, mais aussi les liserés d’une expression baroque, et, le "drôle de jeu" du noir et du blanc, de l’obscur et du clair, d’une civilisation… moderne et d’une civilisation … dont la senteur du passé n’est pas passée, celle du feu encore…
"Un siècle de poésie mexicaine" se fonde sur un choix au gré du cœur (Ouvre de ton cœur / le cœur le plus intime, Sor Juana Inès de la Cruz), que l’épopée et le romantisme nourrissent, que tient au bout du compte et sans le vouloir Octavio Paz, mais dont le chant à présent de gorges nouvelles sort teinté d’encre autant que d’énigmes qui commencent d’occuper cette histoire.

Loué soit le premier jardin,
la splendeur perdue, que contemple
un cyclope de massacres et de bombes.
Louange à l’ange noir :
ultime véhicule invoqué par le siècle
pour revenir comme fous au jardin initial.
Ce sera l’arbre du vice et de l’abus.
Nous ne serons pas si nombreux,
il n’y en aura qu’un qui prêtera sa côte
pour créer, à partir du dernier jardin d’asphalte
le nouveau jardin des aînés. (Myriam Moscona)

Georges Perec (1936-1982) est joueur, les mots deviennent osselets à mettre en paix avec eux-mêmes, et il débarrasse le faiseur de poésie de la nécessité d’une croyance en quelque écriture.

Jusqu’à ce que ça éclate, que ça casse, que ça saute,
jusqu’à ce que cesse cette quête cauteleuse,
jusqu’à ce que le squale esseulé avale ce vécu calqué,
que la lave têtue scelle ces éclats laqués, jusqu’à l’escale et l’écluse,
jusqu’à la vallée suave,
jusqu’à la vue.

Il joue aux osselets et prend goût à les lancer, à les reprendre, puis à les poser sans les contraindre à quelque logique qui irait de soi, mais à se contraindre à les obliger à l’amuser et à amuser le lecteur.
Aimer / rire aéré, aire / mirée emmi mer rimée / âme même amie / mer amarrée à ma rame / mima, rima Miramar
Si jamais contentement de votre curiosité, demeurée saine, vous porte à aller voir le bout de l’un de ces livres, vous aurez loisir de connaître tous les titres qui s’insèrent dans cette collection Points Poésie, et de constater de nouveau le mouvement de leur couleur de pastel, teinté vraiment.

Jeanpyer Poëls
in Diérèse 46
automne 2009

20:04 Publié dans Critiques | Lien permanent | Commentaires (0)

26/01/2020

"L'Autre nom de la terre" et "Versants du regards et autres poèmes en prose" d'Eugenio de Andrade (1923-2005)

L'Autre nom de la terre, éd. bilingue, trad. Michel Chandeigne et Nicole Siganos, La Différence, 1990, 10,90 €
Versants du regard et autres poèmes en prose, éd. bilingue, trad. Patrick Quillier, La Différence, 1990, 13,80 €

"L’homme n’est pas toujours un lieu triste / Il y a des nuits où le sourire / des anges / le rend habitable et léger". Ce postulat, extrait de L’Autre nom de la terre, n’est pas l’expression d’une rêverie évanescente. Eugenio De Andrade appartient à cette lignée de poètes solaires enracinés dans la jouissance des éléments. La lumière, l’eau, le vent, la neige ; les pierres, la chaux et le sable s’y retrouvent comme les composants d’un paysage éternel.

Un paysage qui pourrait ressembler à celui dans lequel a baigné l’enfance du poète, dans le sud du Portugal, autour du village de Povoa-de-Atalia où il est né, le 19 janvier 1923. Il y avait là des bergers, "figures devenues presque mythiques". D’un recueil à l’autre, cette poésie est une célébration du désir, du corps dans la gloire de sa jeunesse ; en réaction déclarée contre les pouvoirs qui ont voulu, pendant plus de cinquante ans, dans ce pays, exalter les seules vertus de la patrie et de l’âme. L’enfant et la mère sont encore deux autres figures dominantes. Eugenio De Andrade dit avoir toute sa vie éprouvé une véritable passion pour sa mère qui le berçait de chansons populaires.

"Je n‘aime pas les villes. Ma poésie est rurale, écrite dans une esthétique de la rigueur et de la pauvreté". dit-il. Depuis le début des années 50, Eugenio De Andrade s'était pourtant installé à Porto, ville secrète - "celle qui, au Portugal, a sans doute le plus de caractère". - mais il y vivait hors des habitudes citadines, "parce qu'on y travaille en paix, et qu'il y passe un si beau fleuve, le Douro".

L’éclat de sa poésie a très vite été reconnu, à partir de la publication, en 1949, de As màos e o frutos (Les Mains et les fruits) titre qui évoque un tableau de Gauguin. En France ? C’est Armand Guibert qui a traduit dans la revue "Fontaine", en 1944, quelques poèmes tirés d’Adolescents, un des deux premiers recueils que l’auteur a reniés, les jugeant trop maladroits. Au début des années 80, Michel Chandeigne a découvert à son tour cette poésie d’une réalité épurée et lumineuse, dont il a commencé par présenter un florilège (1). Aujourd’hui traduite en quelque vingt-cinq langues et comptant une vingtaine de recueils, l’œuvre d’Eugenio De Andrade a su imposer une voix singulière qui se reconnaît dans trois grands courants : les chansons médiévales, la Grèce archaïque et la poésie orientale classique.

C’est un rythme, une scansion qui préside à l’élaboration de chaque poème puis un patient travail, vers une forme dépouillée où les images et les mots trouvent "leur plus juste place". "J'aime écrire de façon concrète, la plus simple possible", dit Eugenio De Andrade, qui fut également le traducteur de Lorca. "Parfois, je suis resté des années sans écrire, fatigué de ma propre voix." Mais, s’il a beaucoup déchiré, le poète dit ressentir "le besoin du papier comme on ressent le besoin d'un corps".

Eugenio De Andrade s’est nourri des grands romans d’apprentissage, de Thomas Mann ou des classiques russes. Proust et D.H. Lawrence, mais aussi Umberto Saba, Ungaretti font partie de son univers. Parmi les contemporains qu’il a croisés, seuls Marguerite Yourcenar et J.L. Borges, tous deux curieux des cultures du monde, ont suscité sa fascination. Mais il ne goûte plus la fiction.

A la fin de sa vie, ses lectures se partageaient entre les essais de théorie musicale, les traités de botanique et d’ornithologie, tous ouvrages qui s’attachent à décrire la simple réalité. "Je n'ai que faire des yeux, de la parole. / à présent il me reste la page / vierge encore de l’insupportable / cantilène des grillons."(2).

Valérie Cadet


___________________

(1) Vingt-sept poèmes - Éditions Michel Chandeigne, 1981.
(2) Extrait du recueil Blanc sur Blanc, traduit par Michel Chandeigne, éd. La Différence, 1988.

09:00 Publié dans Critiques | Lien permanent | Commentaires (0)