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07/04/2017

"Transit", d'Anna Seghers, traduction de Jeanne Stern, éditions Alinéa

Marseille, l'"hiver terrible" 1940-1941. Des milliers de fugitifs errent de café en café, de consulat en consulat, dans l'attente du "transit, ce document garni d'un dérisoire ruban", qui, en les autorisant à "traverser un pays s'il est bien établi qu'on ne veut pas y rester", leur permettra d'embarquer vers la liberté. Parmi eux, la romancière allemande Anna Seghers, exilée à Paris depuis 1933 et qui a perdu, dans la tourmente, jusqu'au manuscrit de son dernier roman, la Septième Croix. Une copie, envoyée à temps à New York, a néanmoins été retrouvée ; le livre deviendra, notamment aux Etats-Unis, l'un des grands succès littéraires de l'après-guerre.

Témoignage hallucinant sur la condition de ces hommes venus des quatre coins de l'Europe - artistes allemands "dégénérés", juifs, déserteurs, anciens combattants de la guerre d'Espagne..., - pour se retrouver, acculés à la Méditerranée et aux prises avec une bureaucratie monstrueuse, tandis que s'approche la mort, avec son drapeau à croix gammée, Transit se présente sous la forme d'un roman, le plus fascinant qu'ait écrit Anna Seghers.

Évadé successivement d'un camp de concentration allemand et d'un camp de travail français, la narrateur croit avoir trouvé à Marseille un refuge sûr. Mais il lui faut, dès son arrivée, déchanter. Pour avoir le droit de rester, il faut un certificat de départ. Le voici donc entraîné malgré lui dans la ronde de plus en plus échevelée, à mesure que les échéances approchent. Sur son chemin, comme dans un mauvais rêve, défilent toute une série de personnages, dont les mésaventures semblent autant de variantes du Procès de Kafka.

Après avoir franchi, croit-il, toutes les épreuves : visa de sortie, affidavit, certificats de séjour, attestations diverses..., l'un des "transitaires" se voit refuser l'accès à la passerelle du bateau, faute de feuille de libération du camp, dont il a réussi à s'évader à l'arrivée des Allemands ! Un autre, muni de papiers polonais, doit repartir à la case départ, son village natal étant devenu entretemps lituanien.

Une femme, surnommée la "Diane chasseresse des consulats", ne se sépare jamais de deux dogues gigantesques qu'elle s'est engagée, en échange de l'affidavit d'un vieux couple américain, à amener sains et saufs par-delà l'océan. Épuisé par cette course sans fin, les premiers papiers obtenus étant chaque fois périmés au moment où l'on réussit à décrocher les derniers, un chef d'orchestre tchécoslovaque, dûment engagé par contrat à diriger une célèbre formation de Caracas, meurt terrassé en apprenant qu'il lui manque encore une ultime photo...

Ce n'est pas le moindre mérite de Transit que l'extraordinaire véracité avec laquelle l'auteur a saisi sur le vif toute l'atmosphère d'une époque et d'une ville : rafles nocturnes dans les hôtels borgnes surpeuplés, officines louches où des entremetteurs corses proposent contre espèces sonnantes les combines les plus ahurissantes, rumeurs et conciliabules dans les cafés bourrés de réfugiés aux abois, sous l’œil indifférent des autochtones. "Vous autres, s'entend dire le narrateur, vous êtes bizarres, vous n'attendez jamais que les choses s'arrangent d'elles-mêmes".

Mais au-delà du constat, et il y a tout à gager qu'il n'est que trop véridique, le propos de Transit est d'être une parabole sur l'absurdité de la condition humaine, faute d'un dessein susceptible de lui donner un sens. "Tout se prouve par la décision qu'on prend et rien d'autre", écrit Anna Seghers dans une petite phrase que nos existentialistes auraient sûrement pris à leur compte.

Tel sera l'enseignement que retirera le narrateur au terme de l'épreuve d'un amour impossible, dont l'histoire constitue la trame du roman. Celui-ci restera finalement à Marseille, afin d'"y partager avec ses copains les jours bons et mauvais, les gîtes et les persécutions". Anna Seghers parviendra, quant à elle, à s'embarquer pour le Mexique, étape provisoire sur le chemin qui la ramènera, la guerre finie, à Berlin... de l'autre côté du Mur.


                                                                                 Jean-Louis de Rambures

29/03/2017

"Vertiges", d'Alain Fabre-Catalan

Vertiges, d’Alain Fabre-Catalan, Cahier du Loup bleu, coll. Les Lieux-Dits. Dessin de Cyril Barrand


Le monde. Nous y sommes et nous n'y sommes pas. Qu'est-ce que nous percevons de notre vie, de nous-mêmes, de ce qui nous entoure ? Vertiges nous fait suivre un chemin, où nous entendons, où nous voyons, où nous sentons ce qui sans cesse se présente et s'éloigne, ce qui nous manque pour que le monde soit monde, et qui pourtant s'offre à nous comme au promeneur émerveillé. Émerveillé ? On pourrait en douter à suivre les jalons disposés au long du chemin, les titres regroupant deux ou trois textes : Ignorance, Soif, Égarement, Promesse, Traversée, Douleur, Éclaircie, Chimère, Ravin, Arrêts, Verticale. C'est en effet que la lumière ne cesse de paraître et de se dérober, c'est que nous sommes toujours à la lisière, où miroitent abîme et éboulis, jour et nuit, pierre et rivière, parole et silence, vie et mort... Et pourtant, à la lecture de Vertiges, à travers un flot de correspondances cosmiques, oui, nous sommes émerveillés par « ce que voient les oiseaux qui passent et repassent inlassablement, au-dessus du pré carré où se dessine un enchevêtrement de stèles renversées, dans la lumière rase où s'accroche la promesse de la nuit », et, comme le poète, nous sondons « le vide dans un surcroît de paroles ». Car c'est bien la poésie et la superbe écriture d'Alain Fabre-Catalan qui nous donne le vertige, « le vertige de la phrase, l'imperceptible clarté qui ne cesse de vivre comme un présage entre les mots » (Égarement). L'appel vient de l'ombre, affirme le poète (Arrêts), et, avec lui, nous l'entendons, nous le suivons, « avant de trébucher sur la dernière marche » (Arrêts). Oui, sans doute, nous restons en ce monde, « dans l'étendue infranchissable » (Verticale), mais « avec l'éclat de l'enfance qui ne s'éteint pas » (Égarement).
Vertiges peut être lu comme une poésie ésotérique, un récit initiatique, une quête intérieure aux multiples images éblouissantes. Et pourtant, en lisant et relisant ce recueil, c'est la clarté qui domine, une sorte d'intelligence de notre propre condition, où nous sentons, nous aussi, « la brûlure de l'éclair qui n'en finit pas » (Verticale).


                                                                            Olivier Massé

16:28 Publié dans Critiques | Lien permanent | Commentaires (0)

31/01/2017

"Friches" ("Arano") de Bashô, trad. René Sieffert, éd. Verdier, 10 €

Bien que réunis sous le nom de Bashô, les poèmes ici traduits forment une compilation de compositions d'une centaine de poètes différents, éditée par Yamamoto Kakei, un médecin, disciple du grand poète japonais du XVIIe siècle peu après sa mort. En mourant, Bashô avait composé un poème qui évoquait cette "lande de la désolation" que son rêve continuait d'arpenter malgré son épuisement, image de la pérennité de sa poésie.

On se représente souvent la poésie japonaise sous la forme de la brièveté du haïku (dix-sept syllabes), adaptée, comme devait l'écrire Sôseki, aux conditions du voyage et susceptible, en peu de temps, de créer chez son auteur un détachement des passions. Sôseki, non sans humour, écrivait, en effet, dans son roman Oreiller d'herbes : "On verse des larmes. On métamorphose des larmes en dix-sept syllabes. On en ressent un bonheur immédiat. Une fois réduites en dix-sept syllabes, les larmes de douleur vous ont déjà quitté et l'on se réjouit de savoir qu'on a été capable de pleurer."

Mais en réalité, ces brefs poèmes étaient souvent rassemblés en véritables rhapsodies collectives de trente et une syllabes enchaînées les unes aux autres, les poèmes intermédiaires de quatorze syllabes formant avec le précédent et le suivant deux poèmes différents. L'ensemble constituait des kasen, dont cette anthologie propose un florilège.

Les commentaires très savants du traducteur René Sieffert permettent de comprendre non seulement la lettre même de cette poésie, mais les innombrables allusions à la littérature japonaise classique (de célèbres épisodes du Genji monogatari sont, en effet, présents en sous-texte) et le commentateur précise même le destin de ces poèmes ou plutôt des épisodes que ces poèmes relatent et qui eux-mêmes feront l'objet de traitements plus tardifs, notamment dans le théâtre de Chikamatsu.

On est donc en présence d'une très riche anthologie, beaucoup plus foisonnante et documentée que les recueils dont on dispose en français. Et l'on peut la lire comme une remarquable introduction à la poétique japonaise. La faune et la flore sont, cela va de soi, attachées à la géographie, mais chaque plante, chaque animal (le plus souvent volant, des insectes et des oiseaux, mais aussi l'inévitable grenouille) sont chargés de signification.

De lecture pourtant facile, ces poèmes peuvent tromper le lecteur inattentif et inciter à une parodie inepte. Ainsi tel poème (signé Bashô celui-ci) "Les belles du soir / l'automne donnent toutes sortes / de calebasses." Un contemporain de Bashô y lira immédiatement une double allusion à un poème de Kokinshû (l'un des premiers recueils poétiques, du début du Xe siècle) et à un épisode tragique du Genji monogatari où une jeune maîtresse du Prince meurt dans ses bras après une nuit d'amour. Tel autre poème (de Shirahai no Tadatomo) "Sur la mer bleue / ailes blanches le canard noir / a la tête rouge" est un renvoi à un passage du Journal de Tosa (an 935) : "Nous passons la pinède de Kurosaki. Le nom du lieu est noir, les pins sont verts, les vagues sont neigeuses, les coquilles sont de pourpre : il manque une couleur pour les cinq fondamentales." Si bien que chaque poème possède une clé qui ouvre de nombreuses portes de la culture japonaise.

                                                                                 René de Ceccatty

16:32 Publié dans Critiques | Lien permanent | Commentaires (0)