13/07/2020
Le Scorpion, vu par Pacôme Yerma et Jean-Henri Fabre
dessin de Pacôme Yerma
"La pariade, au printemps, leur impose des voyages. Jusqu'ici farouches solitaires, ils abandonnent maintenant leurs cellules, ils accomplissent le pèlerinage des amours : insoucieux du manger, ils vont en quête de leurs pareils. Parmi les pierres de leur territoire, il doit y avoir des lieux d'élection où se font les rencontres, où se tiennent les assemblées. Si je ne craignais point de me casser les jambes, de nuit, parmi les encombrements rocheux de leurs collines, j'aimerais assister à leurs fêtes matrimoniales, dans les délices de la liberté. Que font-ils là-haut, sur leurs pentes pelées ?
Le choix fait d'une épousée, ils la promènent longtemps à travers les touffes de lavande et les mains dans les mains. S'ils n'y jouissent pas des attraits de mon lumignon, ils ont pour eux la lune, l'incomparable lanterne.
Voir les débuts de l'invitation à la promenade n'est pas un événement sur lequel on puisse compter chaque soir. De dessous leurs pierres, divers sortent déjà liés par les couples. En pareil assemblage de doigts saisis, ils y ont passé la journée entière, immobiles, l'un devant l'autre et méditant. La nuit venue, sans se séparer un instant, ils reprennent la promenade commencée la veille, peut-être même avant. On ne sait ni quand ni comment s'est effectuée la jonction. D'autres à l'improviste se rencontrent en des passages reculés, d'inspection difficultueuse. Lorsque je les aperçois, il est trop tard, l'équipage chemine.
Aujourd'hui, la chance me sourit. Sous mes yeux, en pleine clarté de la lanterne, se fait la liaison. Un mâle, tout guilleret, tout pétulant, dans sa course précipitée à travers la foule, se trouve soudain face à face avec une passante qui lui convient. Celle-ci ne dit pas non, et les choses vont vite.
Les fronts se touchent, les pinces besognent ; en larges mouvements, les queues se balancent, elles se dressent verticales, s'accrochent par le bout et doucement se caressent en lentes frictions. Les deux bêtes font l'arbre droit. Bientôt le système s'affaisse ; leurs doigts se trouvent saisis, et sans plus le couple se met en marche. La pose en pyramide est donc bien le prélude de l'attelage. Cette pose n'est pas rare, il est vrai, entre individus de même sexe se rencontrant, mais elle est moins correcte et surtout moins cérémonieuse. Ce sont alors des gestes d'impatience, et non des agaceries amicales, les queues se choquent au lieu de se caresser.
Suivons un peu le mâle, qui se hâte à reculons et s'en va tout fier de sa conquête. D'autres femelles sont rencontrées, qui font galerie et regardent curieuses, jalouses peut-être. L'une d'elles se jette sur l'entraînée, l'enlace des pattes et fait effort pour arrêter l'équipage. Contre pareille résistance, le mâle s'exténue ; en vain il secoue, en vain il tire, ça ne marche plus. Non désolé de l'accident, il abandonne la partie. Une voisine est là, tout près. Brusque en pourparlers et sans autre déclaration cette fois, il lui prend les mains et la convie à la promenade. Et que lui faut-il, en somme ? La première venue..."
Jean-Henri Fabre
(1823-1915)
08:11 Publié dans Arts, Bestiaire | Lien permanent | Commentaires (0)
12/07/2020
"Le jour l'aurore", de Patrick Laupin, aux éditions Comp'Act, janvier 1987, 80 pages
Brumes de part et d'autre de la presqu'île, les deux fleuves comme les deux flots les deux bords d'une unique pensée. Tache d'eau, lumière grise, beige et rose, des années durant le même tourment, un unique regret, reflets peuplés d'adieux, tombeau et bruit.
c'est un grand jeu avec tous les disparus ou la réverbération d'une seule et même image des années durant...
Soleil Éclat de mer pluie Et à nouveau brume sur ce paysage immobile
Je suis là, vivant murmure, vivant reproche, en attente de partir ou dans la douleur de ce qui s'enfuit (Barcelone sous ce jour de pluie, Barcelone grise et mouillée, le sol jonché de tracts, l'asphalte criblé de feuilles traînées à tous les vents)
quelques livres quelques larmes et une supplication muette comme depuis toujours (dans la peur et la poésie dans la douleur vivante faite à la pensée, à la recherche sans cesse du désir d'écrire)
dans des voyages pour où pour qui vraiment (se jeter comme un fou dans le paysage, le oui sans mesure à la démesure de l'univers) dans des gares grises et sales, des squares de banlieue mal éclairés, des trains de nuit déserts, des villages immobiles et muets sous la pluie
ce soleil froid, gris et brume, la poussée muette des grands fleuves, des cortèges d'aube et des désirs comme de grands navires qui chavirent dans les yeux (l'heure qu'il est, le temps qu'il fait)
Il pleut doucement sur tous les silences...
Et parfois comme une délivrance ce ciel nu bleu pâle tombant sur les épaules Le bleu alors très exactement quand le silence sur ces toits d'ardoise
immobile et muet immobile et séparé comme aucun langage jamais ne le fut comme aucun langage jamais ne le sera
Patrick Laupin
05:46 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
11/07/2020
"Journal espace", Isabelle Couraudon, éditions Ressacs, avril 1983, 104 pages, 30 F
11 mars
J'ai bu du vin chaud qui met feu à mes joues.
Le bois craque dans la cheminée aux faïences turquoise où je me coule.
Nous sommes arrivés sous la neige, lourdement chargés de bois, de pierres et d'une poignée d'herbes parfumées. Le vent du Nord soufflait, nous avions traversé un ruisseau gelé, marché sur la terre dure, les cailloux. Tu avais coupé du bois et nous allions nous réchauffer et nous reposer dans le mas en ruine avec sa plate-forme pour danser dans les herbes pointues...
alors j'ai vu la neige s'approcher fleur après fleur, douce, puis chassée durement par le vent.
Dans le mas, un voile de tiédeur s'étirait ; il s'était mis à neiger plus fort, tout droit en direction des montagnes. J'ai entendu la flûte au loin, le chien qui aboyait ; les flocons passaient devant l'entrée sans porte de la maison et j'étais assise sur l'herbe.
Là-bas, tes doigts glacés jouaient avec la neige sur un pipeau. Le chien m'a léché les mains et il neigeait, il faisait chaud, je ne dormais pas. La neige tourbillonnait peut-être - je ne sais pas bien - tout a dansé devant mes yeux, tu avais des gouttes chatoyantes accrochées à ta barbe, des fleurs de cristal, de velours, tout a dansé - mes mains engourdies - je n'ai pas eu la force de ne plus voir les flocons, ou de les voir sans frissons...
Isabelle Couraudon
10:13 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)