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20/09/2019

Albert Camus écrit à René Char (26 octobre 1951)

La lettre d'un ami.

   Albert Camus à René Char


[Paris] 26 octobre 1951

 

Mon cher René,

Je suppose que vous avez maintenant reçu L'Homme révolté. La sortie en a été un peu retardée par des embarras d'imprimerie. Naturellement, je réserve pour votre retour un autre exemplaire, qui sera le bon. Bien avant que le livre soit sorti, les pages sur Lautréamont, parues dans les Cahiers du Sud, ont suscité une réaction particulièrement sotte et naïve, et qui se voulait méchante de Breton. Décidément, il n'en finira jamais avec le collège. J'ai répondu, sur un autre ton, et seulement parce que les affirmations gratuites de Breton risquaient de faire passer le livre pour ce qu'il n'était pas. Ceci pour vous tenir au courant de l'actualité bien parisienne, toujours aussi frivole et lassante, comme vous le voyez.

Je le ressens de plus en plus, malheureusement. D'avoir expulsé ce livre m'a laissé tout vide, et dans un curieux état de dépression « aérienne ». Et puis une certaine solitude... Mais ce n'est pas à vous que je peux apprendre cela. J'ai beaucoup pensé à notre dernière conversation, à vous, à mon désir de vous aider. Mais il y a en vous de quoi soulever le monde. Simplement, vous recherchez, nous recherchons le point d'appui. Vous savez du moins que vous n'êtes pas seul dans cette recherche. Ce que vous savez peut-être mal c'est à quel point vous êtes un besoin pour ceux qui vous aiment et, qui sans vous, ne vaudraient plus grand chose. Je parle d'abord pour moi qui ne me suis jamais résigné à voir la vie perdre de son sens, et de son sang. A vrai dire, c'est le seul visage que j'aie jamais connu à la souffrance. On parle de la douleur de vivre. Mais ce n'est pas vrai, c'est la douleur de ne pas vivre qu'il faut dire. Et comment vivre dans ce monde d'ombres ? Sans vous, sans deux ou trois êtres que je respecte et chéris, une épaisseur manquerait définitivement aux choses. Peut-être ne vous ai-je pas assez dit cela, mais ce n'est pas au moment où je vous sens un peu désemparé que je veux manquer à vous le dire. Il y a si peu d'occasions d'amitié vraie aujourd'hui que les hommes en sont devenus trop pudiques, parfois. Et puis chacun estime l'autre plus fort qu'il n'est, notre force est ailleurs, dans la fidélité. C'est dire qu'elle est aussi dans nos amis et qu'elle nous manque en partie s'ils viennent à nous manquer. C'est pourquoi aussi, mon cher René, vous ne devez pas douter de vous, ni de votre œuvre incomparable : ce serait douter de nous aussi et de tout ce qui nous élève. Cette lutte qui n'en finit plus, cet équilibre harassant (et à quel point j'en sens parfois l'épuisement !) nous unissent, quelques-uns, aujourd'hui. La pire chose après tout serait de mourir seul, et plein de mépris. Et tout ce que vous êtes, ou faites, se trouve au-delà du mépris.

Revenez bien vite, en tous cas. Je vous envie l'automne de Lagnes, et la Sorgue, et la terre des Atrides. L'hiver est déjà là et le ciel de Paris a déjà sa gueule de cancer. Faites provisions de soleil et partagez avec nous.

Très affectueusement à vous

 

AC

16/09/2019

Andrea Zanzotto (1921-2011)

Deux recueils d'un immense poète

 

Idiome, traduit de l'italien (du dialecte haut-trévisan) et préfacé par Philippe di Méo, José Corti, 15 €

Essais critiques, traduit de l'italien et préfacé par Philippe di Méo, José Corti, 19 €

* * *

Héritier d'une culture italienne plurielle en ses dialectes et lecteur accompli des littératures européennes, le poète Andrea Zanzotto a construit une œuvre ouverte à maints babils, balbutiements, idiomes venus d'horizons divers. Ainsi s'est-il dégagé de tout enracinement en une quelconque tradition, sans s'être voué pour autant aux simples séductions de l'épars.

Né en 1921 à Pieve di Soligo, un bourg de Vénétie dont il s'est peu éloigné, Andrea Zanzotto fut, dès son premier livre, Derrière le paysage (1951), attentif aux failles et fractures qui minaient l'unité de toute culture, comme l'équilibre psychique de tout être. Cette volonté de suivre des lignes de faiblesse et de penser jusque dans ses conséquences linguistiques "l'oxymoron terrible" - l'équilibre de la terreur - lui valut l'admiration d'Ungaretti et de Montale, l'amitié de Pasolini et celle de Fellini pour qui il écrivit certains dialogues de ses films. Elle le conduisit aussi à se défier de l'histoire et des hommes qui croyaient la maîtriser, pour construire une œuvre aussi humble et riche en facettes qu'une "feuille de papier chiffonnée".

Sans doute son projet le plus ambitieux fut-il d'élaborer un inventaire poétique des langues italiennes dans une trilogie dont Idiome (1986) est le dernier volet. Débutée avec Le Galaté au bois (1978), riche en langues nombreuses et suivant en cela l'exemple de Dante, d'inspiration pétrarquiste par sa langue unitaire, elle s'accomplit dans Idiome, où partout affleure le dialecte de Pieve di Soligo. C'est d'ailleurs le livre de ce lieu, riche en historiettes locales, aussi frêles que des décalcomanies. Le livre aussi où l'oralité des parlers sauve, de bouche à oreille, la mémoire de ceux dont l'histoire ne s'encombre pas. Des savetiers, des rétameurs et des couturières y ont droit de cité, autant que Maria Fresu, une victime anonyme des attentats de la gare de Bologne, dont jamais le corps ne fut identifié et dont le nom seul demeure. Autant que Pasolini, merveilleusement salué d'"un pauvre effort, un tremblement, /pour recoudre, et d'une certaine façon relier (...) ce qu'ils ont fait de tes os, de ton cœur". "Coudre", "recoudre" sont les maîtres mots d'une œuvre qui, par ses sutures, suit toujours le bord des déchirures de l'espace, du temps et du corps qui les synthétise, dans un triple geste d'énonciation, d'apaisement et - semblable en cela au tissage/ "détissage" de Pénélope - de conjuration du temps.

Voilà pourquoi les poèmes de Zanzotto ont ce beau débraillé et ce phrasé tremblé qui vacille. Il y a en eux une élégance propre aux guenilles, celles de Charlot par exemple, dont Zanzotto partage l'ironie sensible, le peu d'illusions, mais aussi le sens rusé de la farce. Mais coudre, c'est aussi rapprocher les deux bords d'une activité poétique qui se déplie naturellement en un acte d'écriture et en un acte de lecture.

Les Essais critiques - un simple choix - qui parut à la même date qu'Idiome sont remarquables : intelligence, finesse, outils singuliers de lecture pour chacun d'eux. Ils composent à la fois une réflexion sur la poésie italienne, de Dante à Pasolini, de Pétrarque à Sandro Penna en passant par Leopardi et Ungaretti, et un miroir bibliographique de ses propres poèmes. Ainsi, lorsque Zanzotto étudie la présence des "épluchures" et des "fossiles" chez Montale, on y pressent l'usage qu'il ne tardera pas à faire d'une telle esthétique des débris ; et lorsqu'il évoque les hétéronymes et le plurilinguisme de Pessoa, c'est dans le prisme de l'italien multiple que reflète sa propre poésie.

Ce fin lettré francophone, traducteur de Michaux, Bataille et Leiris, va aussi chercher chez Artaud et Lacan la résonance des voix en un corps, celles qui font de son œuvre une épopée dont le héros est la langue de personne, la langue à recomposer dans ce qui reste du bruissement des êtres, des plus humbles aux plus savants.

 

Renaud Ego    

Andrea Zanzotto traduit par Jean Rousselot

Fleuve dans le matin


   Fleuve dans le matin
   Eau inféconde, ténébreuse et lourde,
   Ne m'enlève pas la vue des choses
   Ni les choses que je crains
   Et pour lesquelles je vis.


   Eau sans consistance, eau incomplète
   Qui sent les larmes et les morts,
   Qui sent la mémoire, et déjà je t'ignore,
   Eau, luciole inquiète à mes pieds,


   Tu t'évades de mes doigts unis,
   Tu t'arraches aux fleurs trop aimées,
   Tu fuis et tu voles
   Au-delà du Montello et du cher village placide,
   Parce que je désespère du printemps.


                           Andrea Zanzotto traduit par
                                          Jean Rousselot