30/08/2019
Signé "Vincent" : La raison d'un peintre, les lettres d'un frère (première partie)
"Eh bien ! mon travail à moi, j'y risque ma vie et ma raison y a fondré à moitié."
Dernier message. J'aurais tant voulu que cette ultime missive inachevée, passée froissée, à son enterrement, de sa poche à celle de son frère, soit celle qui recèle la clé de l'énigme. J'ai longtemps osé espérer que ses lettres retrouvées puissent porter quelque lumière sur ce qui avait commandé à sa main savante et laborieuse de tomber la plume et le pinceau pour se saisir du revolver.
Mais "fondrer", en français, n'était pas une néoformation de la langue de Vincent Van Gogh. Ce n'était pas un verbe inventé, un néologisme qui aurait pu signer sa psychose. Ce n'était pas non plus un terme issu d'un quelconque langage de complicité fraternelle. Ce n'était tout au plus, dans la hâte, qu'un trébuchement de sa calligraphie : il fallait déchiffrer un "s" dans cet "f" précipité et simplement lire "b" dans le "d" à l'envers.
"[...] Eh bien ! vraiment, nous ne pouvons faire parler que nos tableaux. Mais pourtant, mon cher frère, il y a ceci que toujours je t'ai dit et je le redis encore une fois avec toute la gravité que puissent donner les efforts de pensée assidûment fixée pour chercher à faire aussi bien qu'on peut ; je te le redis encore que je considérerai toujours que tu es autre chose qu'un simple marchand de Corot, que par mon intermédiaire tu as ta part à la production même de certaines toiles, qui même dans la débâcle gardent leur calme. Car là nous en sommes et c'est là tout au moins le principal que je puisse avoir à te dire dans un moment de crise relative. Dans un moment où les choses sont fort tendues entre marchands de tableaux d'artistes morts et d'artistes vivants. Eh bien ! mon travail à moi, j'y risque ma vie et ma raison y a sombré à moitié, - bon - mais tu n'es pas dans les marchands d'hommes pour autant que je sache, et tu peux prendre parti, je le trouve, agissant réellement avec humanité, mais que veux-tu ?"
Ainsi finit, avec sa vie, la lettre non datée que Van Gogh blessé à mort portait sur lui le 29 juillet 1890. Des six cent soixante lettres récolées que Théo reçut de Vincent pendant dix-huit ans, c'est la seule, il me semble (1), à porter, explicite en première ligne, la mention "Mon cher frère".
Qui a éprouvé un jour dans un musée, devant des tableaux exposés de Van Gogh, le coup de foudre initial, sait qu'il vivait ce jour-là le prélude à un amour inconditionnel que le temps ne démentira pas. Une passion qui dure, que ni l'âge, ni l'étude ni la patience n'apaisent.
Depuis plus d'un siècle, la littérature est abondante qui dise l'effet poignant de cette peinture. Du vivant du peintre et après sa mort, nombre d'auteurs, éminents spécialistes ou profanes fervents, ont tenté de rendre compte de l'expérience de leur rencontre avec Van Gogh. Tous ont essayé de percer le mystère du génie de Vincent qui peignait malgré, contre et avec sa folie. Les meilleurs ont voulu approcher par l'écriture l'indicible que ses peintures et ses dessins réussissent à montrer.
"J'ai acheté exprès un miroir assez bon pour pouvoir travailler d'après moi-même à défaut de modèle... " "Je voudrais faire des portraits qui, un siècle plus tard, aux gens d'alors, apparaissent comme des apparitions."
"Autoportrait, bleu fin du midi" (2), septembre 1889, Saint-Rémy (Paris, Musée d'Orsay). "Autoportrait à l'oreille bandée", janvier 1889, Arles (Londres, Vourtauld Institute Galleries). "Autoportrait en bonze" (3), septembre 1888, Arles (Cambridge Mass., Fogg Art Museum). "Autoportrait au feutre", 1887, Paris (Musée Van Gogh, Amsterdam).
Oui, dans ces autoportraits sans signature, aux gens de maintenant quand ils les voient exposés - quel mot y a-t-il d'ailleurs, comme on dit spectateur, auditeur ou lecteur, pour désigner qui regarde une peinture ou un dessin ? - apparaît l'apparition, le spectre réel de Van Gogh Vincent.
Celle, celui que son regard regarde est son sujet. Un sujet fixé, pris en otage, tenu prisonnier. Depuis son monde à lui, ses yeux m'adressent un appel sourd. Un appel au secours qui signifie mon impuissance.
Je voudrais dire comment la force de cette peinture et aussi des dessins nous happe dans leurs tourbillons, nous confond dans leurs volutes hallucinées, nous saisit dans l'angoisse de leur criante vérité, nous engage tantôt dans le rythme de leur tourment essoufflé, tantôt ouvre, dans une grande respiration, au bonheur d'éprouver la stabilité fragile d'un moment d'accalmie, en évoquant pêle-mêle :
- dans les paysages les gerbes fantômes, les meules de foin, les corbeaux et l'alouette, les tournesols et les cyprès, les oliviers torturés, le poirier fragile, la joie de l'amandier, le pêcher en fleurs comme une fiancée, le semeur dans le soleil déjà éclatant au petit matin, le faucheur dans les blés dorés sous le ciel vert, les nuits étoilées, ces buissons, ces épines, et "le soleil en face" (4),
- le docteur Gachet, madame Ginoux l'Arlésienne, le facteur Roulin, le paysan Patience Escalier,
- la chaise de Gauguin, la Bible ouverte, les souliers,
- les mangeurs de pommes de terre, le repas des pensionnaires à l'asile de Saint-Rémy, le couloir dans l'hospice, la chambre à Arles...
Tout cela ou presque tout, du début à la fin, est adressé à Théo. Rien, de la production de Vincent, ne lui restera inconnu. Il lui fait parvenir ses tableaux achevés. De ceux qui sont en attente d'expédition, il s'applique à toujours lui réserver une copie ou plus souvent un dessin qui en accompagne la description, il représente pour lui en croquis ses peintures en chantier. De ceux qu'il a en projet, il lui destine l'esquisse.
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Jacy Arditi-Alazraki
(1) Du moins dans l'édition (dite (pas tout à fait) complète) dont j'ai disposé : Vincent Van Gogh - Lettres à Théo (Gallimard, L'imaginaire, 1988).
(2) Vincent Van Gogh Peintures (Mondadori/Arte). Catalogue en deux volumes de l'exposition à Amsterdam et Otterlo pour le centenaire de la mort du peintre. Dans cet autoportrait, Van Gogh décrit (en français) à sa soeur (Wilhelmine) la couleur dominante de cette toile comme "un bleu fin du midi".
(3) Van Gogh, par Vincent Pascal Bonafoux (Folio-Essais, 1988). In feuillet central, avec photo du tableau : "J'ai un portrait de moi tout cendré. [...] un bonze simple adorateur du Bouddha éternel" (lettre à Gauguin, septembre 1888).
(4)Pascal Bonafoux, Van Gogh, le soleil en face (Gallimard, Découvertes).
09:33 Publié dans Arts | Lien permanent | Commentaires (0)
Signé "Vincent" : La raison d'un peintre, les lettres d'un frère (deuxième partie)
Durant les quatre dernières années de sa vie, Vincent abandonne le néerlandais et écrit à Théo en français, leur langue d'exil, langue du pays d'asile, langue fraternelle.
A son frère nourricier qui lui envoie régulièrement des subsides, il rend des comptes. Comptes de l'argent et du matériel de peinture reçu, rapports détaillés sur sa santé, son alimentation, sa boisson, compte-rendu de ses fréquentations, de ses promenades et de ses lectures, propos sur l'art et la littérature, la peinture et, par dessus tout, sur son travail acharné. Mais aussi, en frère aîné, il ne manque pas de dicter à Théo sa conduite dans son commerce et sa vie intime. Il le tient serré de près. Et il l'appelle. Il lui adresse sans cesse, "que veux-tu", une quête fermée et entière, une demande impérieuse et absolue à laquelle Théo ne saurait se dérober.
Mais comment vous et moi, oppressés par l'insistance de cette bizarrerie sonore de sa calligraphie qui nous demeure encore étrange, rien que dans cet appel écrit qui nous laisse sans voix, pouvons-nous entendre que Vincent, figé dans l'accélération désordonnée et polyglotte de son élocution, court droit à la tombe, assassin ou suicidé ?
Comment, à la lumière de ses toiles qui gardent leur calme, pouvons-nous voir ce lieu d'où "tétanisé / Van Gogh / en porte à faux sur gouffre du souffle / peignait" (5) ? Comment pouvons-nous sentir avec certitude que Vincent dans l'angoisse, dans sa détermination obscure, tire vers lui et aspire vers l'abîme Théo, son soutien de toujours, son frère, son prochain, son autre lui-même, qu'il exhorte en lui sa moitié encore vive à sombrer avec lui, qu'il l'appelle avec lui dans la mort à se fondre ? "frère / où tu me suis, où je me poursuis / mon travail à moi, j'y risque ma vie / je me tue, je te meurs / mon frère, ma raison / rendez-vous dans la tombe".
Aujourd'hui, à qui l'aime et le lit en ressentant avec lui cette parenté irrécusable, à peine explicable, Vincent commande de se tenir à cette place de Théo. Il nous offre, comme il en gratifiait Théo, de reconnaître notre part dans son art. Il demande, à qui est sensible à cette peinture, de se savoir, de se reconnaître gardien de son oeuvre, d'être, "mais que veux-tu", responsable de son frère en humanité.
Je vous convie à lire et relire et lire encore et encore ces lettres en les mettant en correspondance avec ses tableaux, dans l'espoir qu'elles aident à déchiffrer l'énigme de son art avec sa folie, qu'elles révèlent encore un peu, avec ce que l'on peut savoir de sa biographie, qui était celui qui nous convoque, derrière sa signature, à soutenir l'insoutenable dans son regard de peintre, Vincent.
Jacy Arditi-Alazraki
(5) Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société (Gallimard, L'imaginaire, 2005)
09:30 Publié dans Arts | Lien permanent | Commentaires (0)
29/08/2019
"Passage du poète", Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947), éd. L'Age d'Homme, 29 mars 1990
Assurément, le livre le plus abouti de cet auteur suisse d'expression française, qui défie les modernités, les modèles intégrés et jubile de ce qui n'a d'autre raison que l'obstination d'être, sans paraître ni complaisance. Une poésie terrienne, irriguée par une joie de vivre non pour détruire (son environnement, comme aujourd'hui ; ou rendre au monde son tablier, son devenir et sa destinée tout à la fois ; ou se défaire du concret en ignorant l'être, en le vidant de son histoire, comme aujourd'hui plus que jamais) mais pour construire et célébrer, pour se grandir à mesure sans écraser, patiemment, gravement, voluptueusement :
"Étant fait à la ressemblance du mont, mais faisant à son tour le mont à sa ressemblance, caressant le mont de la main, avec des mouvements de la main arrondis d'où il semble que la forme naît, comme quand on caresse une femme et la caresse la refait. Et là est le travail des hommes et ce qui en sort grâce aux hommes : la belle vigne, et rien que de la vigne, les milliers de milliers de souches bien alignées, mises partout où on a pu, mises en rangées ; taillées, nettoyées, ébourgeonnées, fumées et d'où à présent le sarment neuf commence à sortir aux cornes par deux jets couleur de miel, à petites feuilles transparentes encore, mais déjà leur couleur est partout pour une promesse, sortant à chaque instant un peu plus sous le grand soleil..."
Charles-Ferdinand Ramuz
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