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21/08/2019

Mario Vargas Llosa, pourriez-vous me dire : "A quoi sert la littérature ?"

C'est une question formulée non seulement par les ennemis de la littérature et les lecteurs, mais aussi par les écrivains. Lorsqu'en mon jeune temps j'ai découvert ma vocation, c'était l'époque de l'existentialisme et de la littérature engagée. Nous étions tous d'accord pour dire que la littérature servait à quelque chose. D'aucuns y voyaient une manifestation de militantisme politique ; ainsi, les communistes croyaient au réalisme socialiste comme arme de combat de la révolution mondiale et pensaient que la littérature pouvait expliquer la lutte des classes.

Mais la littérature engagée présentait une autre option plus subtile, plus riche et convaincante, ébauchée par Jean-Paul Sartre dans son essai Qu'est-ce que la littérature ? (Gallimard, 1948) qui a profondément marqué beaucoup d'écrivains de ma génération. M'inculquant, pour ma part, une vision de la littérature qui, malgré les distances que j'ai prises avec les idées sartriennes, reste encore présente à mes yeux. Sartre pense que la littérature ne peut d'aucune manière échapper à son temps et qu'elle n'est ni ne peut être un pur divertissement. La littérature est une forme d'action, "les mots sont des actes" - célèbre phrase de Sartre - et à travers la littérature influe sur la vie des autres et sur l'histoire. Pas d'une façon déterminante et préméditée, avec des effets politiques plus ou moins immédiats, comme le croyaient les partisans du réalisme socialiste ; mais indirectement, en formant les consciences qui sont derrière les conduites. Par ce biais, la littérature a bien une utilité, elle contribue à l'action au sein de la société.

Ces idées prirent racine en Amérique, en Europe et dans le monde entier dans les années 1960. A partir des années 1970, on commença à les réviser et je crois que bien peu de personnes au monde les partagent aujourd'hui. Beaucoup d'idées ont été exprimées sur ce qu'est la littérature, mais ce qu'il en reste, c'est que la littérature sert à quelque chose ou, dans le cas contraire, on ne s'explique pas que l'on continue à lire des histoires. Je ne crois pas que ce soit une activité sans conséquence, dont la seule raison d'être serait de faire passer aux gens un bon moment.

Le divertissement est une très bonne chose, certes, et l'on ne doit pas se sentir démoralisé si la littérature ne sert qu'à divertir. Cependant, je reste convaincu que la littérature a des effets sur la vie. Mais ces effets ne peuvent être prémédités. Pas moyen pour l'auteur de planifier ce qu'il écrit pour que son livre ait des conséquences déterminées sur la réalité.

Un peuple contaminé par des fictions est plus difficile à asservir qu'un peuple a-littéraire ou inculte. La littérature est immensément utile parce que c'est une source d'insatisfaction permanente : elle fait de nous des citoyens frustrés et récalcitrants. Elle nous rend parfois plus malheureux, mais aussi infiniment plus libres.

Le produit audiovisuel ne peut remplacer cette fonction de la littérature. J'aime beaucoup le cinéma, je vois deux ou trois films par semaine, mais les fictions cinématographiques, j'en suis convaincu, n'ont absolument pas pour corollaire cet effet retard que possède la littérature en nous sensibilisant aux déficiences de la réalité, en nous faisant sentir l'importance de la liberté.

Voilà comment nous pouvons par là répondre à la question de l'utilité de la littérature. Elle sert à nous divertir, bien sûr, et il n'y a rien de plus divertissant qu'un poème ou un grand roman, mais ce divertissement n'est pas éphémère. Il laisse secrètement une marque profonde sur la sensibilité et l'imagination.

 

Mario Vargas Llosa

07:48 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

19/08/2019

"Le Temps des yeux", éd. Le Lavoir Saint-Martin, nov. 2016

En novembre 2016 a paru, de la main de votre serviteur - aux éd. du Lavoir Saint-Martin, Le Temps des yeux (qui obtiendra en janvier 2019 le prix de la Fondation de la Poste). Mais ce qui m'intéresse d'abord ici, plutôt que l'aimable lettre reçue de Christian Bobin à réception de mon livre, ce sont les commentaires du regretté Jeanpyer Poëls, les voici :

LA TEMPS DES YEUX BLOG.jpg

 

Une lampe* dans les deux premiers exergues, le monde confronté à une réalité doublement émise par son sens et son non-sens, et, la personne de l'aube qui ne veut perdre du spectacle rien (Dans Le Dernier Royaume I, de Pascal Quignard, on lit : "Retrouver l'aube partout, partout, partout, c'est une façon de vivre."
Quant aux yeux dont est avancé le temps, ne pourrait-on pas concevoir, comme le concevait Paul Eluard, leur facilité d'être "fertiles" ?
"Une mise en ligne du bonheur", telle une confidence, et, des coulures de mots, en somme "un voyage calligraphique", rapproche le poète de "l'infini" - et cet infini c'est... Gaëlle et son rêve d'"ondulations marines", elle qui ramène le charmé à juste titre près de son premier jardin.
La luminosité de la vie avec ou en dépit de(s) pensées hors de la pensée..., "certes" s'en va, mais elle, la vie, demeure... et requiert son : "bonheur".
Amitié donnée, cher Daniel, et le cœur "au réel" de Gaëlle que j'embrasse, à celui de Guo, donc au tien, Guo que j'embrasse aussi.



Jeanpyer
20 II 2017

*Elle porte les mains comme une lampe / Des mains prisonnières des miennes / Sa tête est nouée de lumière" (Jean Malrieu)

"C'était avant les choses dites. / Connaissant l'astre et le moment. / La lampe nue dans son royaume." (Roger Giroux)

En pages 9 et 10, en guise de préface - à laquelle se réfère Jeanpyer, ce texte intitulé :

 

Entre les lignes

 

Le fin duvet de lumière qui tapisse la peau intérieure, de la sphère des émotions jusqu’à celle des idées, ne précise l’objet qu’en regard de ce qui le perd : une brassée de cailloux sous les pas, quelques fruitiers derrière la clôture que des touffes d’asters pavoisent de violet, des particules miroitant au fond d’un puits, muées en vaguelettes sur les cloisons de la prochaine nuit.

Ici et là, des grappes noires à l’ombre des feuillages se ramifient derrière de grands rideaux de toile écrue, à délier d’un souffle. C’est bien à cet instant précis, précieux entre tous, que se compose la phrase, celle qui nous porte, happée par le silence régnant, par les pleins et déliés avalisés par la feuille, jamais blanche sous la main.

C’est ainsi, et c’est bien là que se tisse le chemin, changeant d’échelle à mesure. Les paroles se taisent, les mots se donnent puis reprennent leurs droits, sans jamais dévoiler le secret, celui qui nous fait écrire, plus démunis peut-être qu’un enfant ? : ici le sujet principal.

Le Temps des yeux, comme pour tenter de garder en soi et dans l’extension de tout cette sorte de grandeur qui nous établit dans la vie, dans ses menées, ses mille et mille nuances où se concentrent nos tensions et se réconcilient nos turbulents antagonismes. S’il se peut, en réanimant l’image dans sa fuyante matérialité, à l’envers du voir, justement. Toujours, le poème nous est histoire et demeure. Et les espaces qu’il ouvre tout à la fois se mêlent, se recoupent, s’enchaînent et se superposent dans l’étendue du langage, qui tâche à les restituer au mieux.

Le livre que vous tenez entre vos mains a été écrit en vingt-deux mois, jour pour jour. Un Journal poétique ? Plutôt une mise en lignes du bonheur – vitalité du signe –, dans un monde qui ne le ménage pas.

 

Daniel Martinez

11:34 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)

18/08/2019

"Le Pont traversé", de Jean Paulhan, éditions Spectres familiers, 625 ex, mars 1986 (60 f.)

LE PANIER DE SINGES


Ce vieil homme se vit entouré par des femmes et des enfants qui sortaient du cinéma. Mais on ne le bouscula pas, on lui ouvrit même la barrière du passage à niveau, parce qu'il avait l'air gêné avec son panier. C'était près de la nuit, il prit la ruelle qui monte aux faubourgs.
Il s'arrêta deux fois. La seconde fut à côté d'un château ruiné : des figuiers blancs poussent dans ses fossés ; les tours vont s'écrouler, le lierre seul les retient.
Ici le vieux eut du mal : un des singes pas plus gros que des mouches, qui étaient dans le panier, se jeta violemment contre le bord. Cela balança le panier.
Il avait bien d'autres soucis. D'abord les hommes qui le rencontraient négligeaient de le reconnaître. Il arriva que la route résonnât sous ses pieds comme si elle eût caché des cavernes. Il monta sur la borne d'un portail.
Je le prenais souvent pour moi : j'étais sûr que le but de son voyage me tenait de près. Ensuite je me détachais de lui, qui était maladroit et vieux.


*  *  *


Les singes étaient vifs de couleurs. Quand le panier penche, l'on voit tantôt l'un briller à la lune, tantôt l'autre.
L'homme prend maintenant le sentier qui va vers ta maison. Mais ce sentier change, et le conduit droit dans un pré. Il entend la clochette d'une vache, et la suit.
L'incertitude le retarde, et fait qu'il est distrait par les détails du pré : il regarde longtemps une famille de champignons.
Je connais alors ses idées ; je sais à n'en plus douter qu'il n'est pas moi, mais une sorte de messager que je t'envoie ; il a, dans la route, si mal soigné les singes-mouches que trois d'entre eux sont morts.


*  *  *


Ce rêve s'adresse à toi comme une lettre. Les singes ressemblaient aux champignons de la première nuit.
Mais l'espoir de n'être pas celui qui te recherche allait à son tour me manquer.

 

Jean Paulhan

11:23 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)