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26/12/2017

"Histoires de fantômes", de Philippe Blondeau

I  - Le convoi -

Comme j’apercevais, au sortir du bois, la zone plus claire où devait se trouver la propriété, un chariot brinquebalant me rejoignit par un chemin adjacent. Le paysage m’était familier et pourtant c’était avec étonnement et presque avec inquiétude que je suivais cet itinéraire. J’allais découvrir la propriété mais sans pouvoir imaginer à quoi elle ressemblait ; quant au convoi qui se trouvait maintenant à mes côtés, il ne manquait pas de singularités : de forts chevaux étaient attelés à un véhicule haut sur pattes qui oscillait au rythme des ornières ; divers personnages colorés trônaient au-dessus de son habitacle, d’autres l’escortaient à pieds ; tirées elles-aussi par des chevaux, plusieurs petites voitures au chargement confus suivaient le chariot de tête. Un homme en descendit. En dépit de son air ébouriffé et de son teint fleuri qui lui donnaient l’air d’un clown, il me parla fort gravement : « Voyez, tout cela est à moi », disait-il en me montrant un bâtiment en partie dissimulé sous les feuillages, à tel point qu’on n’en distinguait plus le toit. C’était une longue façade de bois et de briques jaunes aux nombreuses fenêtres, si enfoncée dans la verdure qu’on pensait à ces maisons troglodytes qui sont comme des décors de théâtre appuyés contre les falaises, sans grand souci d’un intérieur purement imaginaire. Un autre bâtiment se dressait un peu plus loin, un bâtiment de belles pierres, mais dont les arcades qui couraient tout au long de l’étage semblaient n’abriter que des pièces en ruines, car on voyait au fond des pans de murs écroulés, des lueurs venues peut-être des plafonds crevés. L’homme me parlait en sautillant à mes côtés, joyeux et imprévisible comme un dieu du vin. Alors seulement, je remarquais qu’il était anormalement petit, bien qu’il n’eût pas la complexion particulière d’un nain. Il avait plutôt quelque chose de cassé, penché en avant presque à angle droit malgré son agilité. Ses paroles étaient rapides et hachées, tellement qu’il ne m’en restait rien. Il paraissait jouer une farce bien apprise mais, d’un autre côté, il ressortait de la propriété et de l’ensemble du décor une vive impression de malaise, en partie peut-être à cause des arbres démesurément hauts et touffus, qui évoquaient les gravures du XVIIIe siècle aux scènes bucoliques et fantastiques à la fois. Au sortir de la clairière, le faune regagna avec une vivacité étonnante son chariot où se dandinaient les figurants bariolés, un roi de comédie à la couronne de travers, une grosse femme aux seins proéminents de carnaval… Et tout ce monde disparut dans un petit trot enjoué, hommes et bêtes et les deux vilains qui poussaient aux ridelles la dernière voiture avec son bazar mal arrimé.

À peine plus loin, s’étendaient dans un ordre impeccable les constructions soigneuses d’un couvent de femmes, belles façades d’un ocre clair, basses et harmonieuses. Le chemin longeait presque le cloître et je pouvais voir les pensionnaires vaquer à leurs occupations, glissant rapidement et silencieusement dans les travées, les bras toujours encombrés de plateaux ou de piles de linge, parfaitement indifférentes à ma présence, que peut-être, elle ne remarquaient même pas derrière la haie de buissons. Devant la façade principale, une très vieille femme, seule, se leva péniblement d’un fauteuil roulant. Vacillante, elle se tint presque debout pendant un instant, puis, comme au ralenti, s’effondra sans un cri et sans un bruit dans le tournoiement de ses longs vêtements d’un bleu vif. Sa chute n’avait suscité aucune réaction ; moi-même je ne songeais pas à m’alarmer de ce qui ressemblait plus à une danse rituelle qu’à un accident. En m’approchant, je ne vis plus d’ailleurs, au pied du fauteuil qui tournait lentement sur lui-même, que la mince épaisseur du tissu coloré. Au loin, dans le tunnel assombri du chemin, s’éloignait le convoi, accompagné par les battements sourds et les tremblements métalliques de quelque tambourin.


Philippe Blondeau

15:46 Publié dans Contes | Lien permanent | Commentaires (0)

24/12/2017

Belles fêtes à toutes et à tous

Qu'en ce jour pas comme les autres, sous de fins fenêtrages ou de larges fenestrelles s'ouvrant sur un portillon de cristal, la nuit, riche d'une sève nouvelle ne semble pas la nuit mais ouvre sur la Préciosité idéelle toute faite de songes pour entraîner l'imagination bien au-delà de sa Forme. Comme à Lahore, dans le jardin moghol, creusées dans un mur, quatre-vingt dix-neuf bougies la nuit se reflètent naturellement dans une cascade d'eau sereine, protégées qu'elles sont par une sorte d'écrin perforé : image de la grâce raffinée et mystérieuse, à vous dédiée. Amitiés partagées, Daniel Martinez

23/12/2017

Kenneth White opus 5 (suite et fin)

La blancheur est inséparable de la présence : les arbres pris dans le gel sont incomparablement présents : à travers eux filtre la lumière. Le regard est aimanté par la blancheur virginale de la glace qui étend son règne à toute la nature. Elle la plonge dans une léthargie, une catalepsie réparatrice qui prépare la reverdie, qui annonce une nouvelle efflorescence.
Le poète a une nette prédilection pour un "Pays de neige et de glace", comme il l’exprime dans le poème éponyme du recueil Terre de diamant :

       Parvenu en ce lieu
       où la blancheur est évidente
       ici dans les montagnes
       où le froid mon élément
       me ceint d’éternité

L’évidence de la blancheur, c’est ce qui se passe de mots. Le poète n’a besoin que de peu de mots pour saisir la beauté glacée du paysage. La "blancheur est évidente" parce qu’elle se donne à voir elle-même. Elle n’en a que plus de valeur, comme le poème qui se détache sur la blancheur virginale de la page. Le poète écrit avec du froid, il compose avec de la lumière.
Un dernier poème du recueil Atlantica, du reste déjà cité ("Hautes Etudes"), suffit à mettre en lumière la poétique de la blancheur qui organise le poème de Kenneth White :

       Pourquoi tant étudier
       pour atteindre le blanc –
       ayant secoué les lettres
       devenir illettré
       et vivre
       dans la lumière immaculée

La poésie est l’art d’atteindre à la blancheur en tant qu’elle est pureté, sinon perfection, du moins justesse.
L’écriture poétique se définit avant tout par une quête de l’écrire vrai, de la juste formulation. Le vrai poète doit devenir illettré pour réapprendre à voir et à dire le monde tel qu’il est, au lieu d’avoir les yeux bouchés par tout les discours qu’on tient sur lui.
Le vrai poète parle donc parce qu’il manque de mots et non pas parce qu’il est dans un trop dire.


En conclusion, je voudrais dire combien la poésie whitienne et la géopoétique qui en est le corollaire obligé font souffler un vent nouveau sur le monde de la poésie contemporaine de langue française. Le poète voyage sa langue et habite le monde par son œuvre poétique. Il est en "chemin de lumière" parce qu’il ne cesse de tendre vers un regard plus pur, vers un regard dépouillé de tout savoir et de toute glose. Il se tient quelque part entre la recherche de la blancheur et la conscience de l’obscurité, entre la transparence de la beauté et l’évidence de la vie.


Alexandre Eyries

13:34 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)