19/02/2021
Henri Michaux, la fin d'une belle aventure
Jean-Pierre Martin raconte qu'Henri Michaux et Marie-Louise Termet, dans les premiers temps qu'ils se connaissaient, "le soir se lisaient à haute voix Lautréamont." Ce que Michaux a tant admiré en Maldoror, c'est l'étrangeté et la liberté et la grandeur. L'auteur s'y cache comme il rêve lui-même de se dissimuler dans ses œuvres. Il tient à être le plus subjectif et le plus énigmatique des écrivains. On peut voir comment, par exemple dans "La Ralentie", à sa manière, moins déclamatoire que celle de Maldoror, il avoue, mais comme en secret, ce qui lui est le plus personnel, la passion amoureuse. Il y a d'ailleurs un curieux rapport entre les amours de Michaux et celles de Lautréamont : l'allusion à l'écrivain qu'il admire dans le poème de 1928 à Banjo, justement intitulé "Amours" ; ou la coïncidence presque magique qui le fait tomber amoureux d'une belle uruguayenne, dans la ville même, Montevideo, où Isidore Ducasse est né et a vécu.
Amours
"Toi que je ne sais où atteindre et qui ne liras pas ce livre,
qui as fait toujours leur procès aux écrivains,
Petites gens, mesquins, manquant de vérité, vaniteux,
Toi pour qui Henri Michaux est devenu un nom propre peut-être semblable en tout point à ceux-là qu’on voit dans les faits divers accompagnés de la mention d’âge et de profession..." in La nuit remue
L'année 1944 voit la mort de son frère, Marcel, qui ne l'estimait guère, comme peu conforme au "modèle" de la réussite sociale. Gardons toujours à l'esprit qu'Henri Michaux a su montrer, tout au long de son existence, une attitude pour le moins anti-conventionnelle. Sa rencontre avec l'un des chantres de la contre-culture, Allen Ginsberg, rue Gît-le-Coeur, dans le fameux hôtel que l'on sait, en 1958, est là pour en témoigner, s'il en était besoin...
Ne pas oublier non plus que Michaux tenait en grande estime l'attitude d'Artaud, dans ses démêlés avec son psychiatre, Ferdière (qui fut d'abord l'époux de Marie-Louise Termet). Il lui trouvait "une superbe dignité". Bien entendu, lui qui n'allait guère aux conférences ni aux colloques, a assisté à la fameuse "conférence" d'Artaud le 13 janvier 1947 au théâtre du Vieux Colombier, annoncée comme l'"Histoire vécue d'Artaud-Mômô. Tête-à-tête par Antonin Artaud." Henri Pichette, au cours d'une réunion de lettristes, en 1947, a pu saluer Henri Michaux et Antonin Artaud comme "père et mère". Pourquoi pas !
En 1946, alors que la maladie de Marie-Louise (la tuberculose) contractée suite aux restrictions alimentaires de la Seconde Guerre mondiale ne cesse de l'affaiblir, le couple effectue un voyage au pays basque. En ce temps-là, on mourait encore de tuberculose. Avant la pénicilline, il n'y avait guère que le sanatorium, célébré par Thomas Man. Marie-Louise a fait elle aussi l'expérience de la "montagne magique". Elle semblait aller mieux : elle ne mourrait pas de maladie. Le couple emménage dans l'appartement de la rue Séguier. Cette année-là, ils voyagent à deux en Egypte, un pays qu'ils découvrent.
En janvier 1948, en l'absence de Michaux – qui est allé à Bruxelles pour régler des affaires de famille en lien avec la mort de son frère –, Marie-Louise est gravement brûlée. Aussitôt prévenu, HM revient de Bruxelles. Il assiste jusqu'au bout à ses souffrances, jusqu'à sa mort. "Je ne trouve plus devant moi que le vide". Pour réagir, il se met à peindre, de plus en plus "nerveusement", "rageusement", des milliers de dessins, de gouaches, d'aquarelles. Il improvise, sur plusieurs instruments, des musiques barbares, lancinantes. S'essaye aux percussions. Pour marquer ainsi la fin d'une belle aventure.
Peu de temps après la parution de Meidosems, Michaux fait paraître, à la mémoire de la disparue, Nous deux encore, édité par J. Lambert et Cie, où au regret poignant se mêle un irrépressible remords. Cette plaquette se compose de 32 pages foliotées de 9 à 23 ; un tirage de 750 exemplaires sur vélin du Marais Crèvecœur (dont 100 hors commerce) :
Il dédicace son livre à René Bertelé : "A René Bertelé, quoiqu'il soit contre. H. Michaux", dédicace très sèche car il n'a pas suivi les recommandations de son ami. De là sa décision sans doute : il fait détruire, peu de temps après sa sortie, une grande partie de l'édition de ce livre, interdit de réimpression car Michaux le juge trop personnel pour être ainsi donné en pâture aux lecteurs. Il faudra attendre l'édition post mortem de La Pléiade pour le lire de nouveau.
En dépit de cela, deux mois à peine après la mort de l'écrivain, le 19 octobre 1984, Michel Butel, in L'Autre journal n°1 (décembre 1984) publia en pages 202 à 205 l'intégralité de la plaquette intitulée Nous deux encore, sans autorisation, s'attirant les foudres de celle qui fut sa compagne, l'exécutrice testamentaire de HM, Micheline Phankim.
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18/02/2021
"Le malheur, mon grand laboureur..." : "Meidosems", d'Henri Michaux, éditions Le Point du jour, 31/10/1948, 95 pages, 297 exemplaires
Le 23 février 1948, Henri Michaux perd sa femme Marie-Louise, suite à un accident domestique (au cours d'une séance de repassage, sa robe de chambre en nylon qui prend feu la brûle vive ; elle en meurt un mois après) et il invente alors ce tout dernier peuple imaginaire dans son œuvre, les Meidosems, en manière d'exorcisme. Son recueil paraîtra huit mois après le drame. Nombre de fragments de son livre sont hantés par l'image de la femme aimée défigurée, et par l'impuissance du poète à inverser l'issue fatale : « Meidosem à la face calcinée ». Pour lutter contre l'horreur, il ne reste plus à Henri Michaux qu'à spiritualiser le corps souffrant, avant son passage vers le "Grand Opaque".
« Des ailes sans têtes, sans oiseaux, des ailes pures de tout corps volent vers un ciel solaire, pas encore resplendissant, mais qui lutte fort pour le resplendissement, trouant son chemin dans l'empyrée comme un obus de future félicité. / Silences. Envols. / Ce que ces Meidosems ont tant désiré, enfin ils y sont arrivés. Les voilà ».
C'est ici la page 63 (sur 68, au total) du tapuscrit, avec de nombreuses ratures et corrections à l'encre et au crayon, ensemble sur lequel a travaillé directement l'éditeur René Bertelé. Autres temps !
La dédicace de Michaux à son éditeur : "A René Bertelé qui a bien voulu ne pas considérer comme négligeables les frêles Meidosems quand ils étaient à peine à l'horizon et prêts à s'y reperdre. Au plus encourageant des amis. H. Michaux". L'auteur a signé deux fois sur la dernière page.
Henri Michaux, l'une des 13 lithographies de Meidosems,
tirées à même la pierre par Desjobert
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16/02/2021
Henri Michaux, 1932-1945 : entre centre et absence
Le 30 avril 1936, l'éditeur Henri Matarasso fait paraître "Entre centre et absence", de Henri Michaux, un recueil de 52 pages tiré à 320 exemplaires, qui contient, entre autres, une prose poétique, "La Ralentie". On y lit, en filigrane, l'amour qu'a porté successivement le poète à deux femmes. D'une part, Marie-Louise Termet, épouse Ferdière, appelée dans "La Ralentie" Marie-Lou ("Entrer dans le noir avec toi, comme c'était doux, Marie-Lou"), un diminutif qui deviendra en 1938, Lorellou, lorsque paraît chez Gallimard "Plume, précédé de Lointain intérieur", où ledit poème est repris dans sa version définitive ; et, d'autre part, Juana, pour la belle Susana Soca, une Montévidéenne qu'il rencontrera en Uruguay ("tu n'avais qu'à étendre un doigt Juana ; pour nous deux, pour tous deux, tu n'avais qu'à étendre un doigt").
Double portrait, par Claude Cahun
Lorsque Michaux se lie d'amitié avec le couple Ferdière, et plus que cela, Marie-Louise faisait des études d'histoire de l'art, elle était devenue l'assistante du professeur Henri Focillon. C'est donc le cœur en écharpe qu'Henri Michaux entreprend son second voyage en Amérique du Sud, le 27 juillet 1936, 3 mois après la sortie de "Entre centre et absence" que n'avait pas lu Gaston Ferdière.
Arrivé en Uruguay, chez Supervielle, c'est le coup de foudre pour Susana Soca, une jeune femme cultivée, francophile et francophone. A l'automne 1936, Michaux écrit à Jean Paulhan : "Je suis amoureux. Tu crois qu'elle m'aimera ?". Ce tutoiement en dit long. Rappelons ici même que, d'une certaine manière, Jean Paulhan a "fait" Henri Michaux, en le publiant, en l'aidant, en le stimulant au besoin. Sans lui, Gaston Gallimard, commerçant avisé, aurait été sans doute plus circonspect, et d'abord devant le manuscrit de "Qui je fus". Et Michaux a très vite su qu'il pouvait se reposer sur lui. Il est arrivé que Paulhan lui refuse le texte, mais c'était exceptionnel et provisoire.
Pour autant, cet amour fou pour Soca tourne court : vieille fille, Susana vit avec sa mère, grande bourgeoise catholique, abusive, pleine de préjugés. Elle préférera son respect filial à sa passion amoureuse. Ils rompent en décembre 1936... Quant à Marie-Louise Termet, elle rejoint Henri M. dans le sertão brésilien en 1939, mais rentre avant le poète en France. En 1940, de retour à Paris en pleine guerre, il n'attend pas la débâcle pour se réfugier dans le Midi (Lavandou) avec Marie-Louise. Toujours étranger, de nationalité belge, il est assigné à résidence. Il va y rester, avec Marie-Louise, jusqu'en juillet 1943. "Plume est prisonnier", écrit-il à l'éditeur Fourcade, sur une carte "inter-zones" règlementaire. Le 22 mai 1941, à Nice, André Gide est empêché par la "Légion des anciens combattants" pétainistes de prononcer sa conférence, "Découvrons Henri Michaux", dont il publie le texte chez Gallimard. En fait, l'interdiction visait plutôt Gide que Michaux ; Gide, incarnation de "l'esprit de jouissance" selon les propos de Pétain, l'avait emporté sur "l'esprit de sacrifice", provoquant la décadence et la débâcle. Les militants vichyssois, que l'on imagine mal avoir lu "Plume", considéraient donc a priori qu'être présenté par Gide était une tare.
Le 11 août 1942, il écrit au critique Maurice Saillet : "Si les mauvaises (!) pensées de Valéry ont paru trop mauvaises et les déjeuners de soleil de Fargue trop d'enfer, eh bien recouvrons aussi HM. Il n'est pas pressé du tout. Demain, demain verra d'autres choses. Joie de vous revoir. Rendez-vous proposés : 1) Marseille du 21 au 23 ; 2) du 24 au 31 au Lavandou, un patelin d'accès peu commode hélas, depuis la suppression du car Marseille-Lavandou-Nice ; à la rigueur à Toulon. Tériade est-il dans les environs ?". Il rencontre aussi René Tarvernier, qui dirige la revue Confluences à Lyon et le publiera régulièrement à partir de février 1943, à commencer par son célèbre "Chant dans le labyrinthe", clé de voûte du futur "Epreuves, Exorcismes, 1940-1944", éd. Gallimard, imprimé le 21/12/1945.
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