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30/01/2021

"Lettres à Fanny Brawne", John Keats, Traduction de Marie-Louise des Garets, éd. Gallimard, coll. L'Imaginaire, 2/5/2010, 112 pages, 5 €

Mars 1820


Ma bien douce Fanny,

Vous craignez quelquefois que je ne vous aime pas autant que vous le voudriez. Mon enfant chérie, je vous aime à jamais et sans réserve. Plus je vous ai connue et plus je vous ai aimée. Et de toutes façons - mes jalousies mêmes ont été des agonies d'amour et dans les plus violents accès que j'en ai eues, je me serais fait tuer pour vous. Je vous ai trop fait souffrir... mais par amour ! Je n'y peux rien. Vous êtes toujours nouvelle. Le dernier de vos baisers est toujours le plus doux ; votre dernier sourire le plus brillant et le dernier de vos mouvements rempli de grâce. Quand vous avez passé devant ma fenêtre, hier, en rentrant, je vous regardais avec autant d'admiration que si je vous avais vue pour la première fois. Vous m'avez exprimé, une fois, le vague reproche que je ne vous aimais que pour votre beauté ! N'ai-je donc rien à aimer en vous que cela ? Ne vois-je pas un cœur auquel la nature a donné des ailes, s'emprisonner avec moi ? Les plus tristes perspectives n'ont pu détourner vos pensées de moi un instant. Il se pourrait que ceci fût un sujet de peine aussi bien que de joie - mais je ne veux pas en parler. Même si vous ne m'aimiez pas, je vous porterais la même absolue dévotion : combien plus profonde ne doit-elle pas être, sachant que vous m'aimez !
Mon esprit a été le plus tourmenté, le plus inquiet qui se soit jamais trouvé enfermé dans un corps, trop étroit pour le contenir. Je ne l'ai jamais senti se reposer avec une joie et une quiétude parfaites sur aucun objet - ni sur aucune personne, excepté sur vous. - Quand vous êtes dans ma chambre, mes pensées ne s'envolent plus par la fenêtre : tous mes sens se concentrent sur vous. L'anxiété que vous exprimez dans votre dernière lettre, au sujet de nos amours, m'est un immense plaisir ; néanmoins, il ne faut plus vous laisser importuner par de semblables réflexions ; de même que je ne croirais plus jamais que vous puissiez être en pique avec moi. - Brown est sorti, mais voici Mrs Wylie* ; sitôt qu'elle sera partie, je serai réveillé pour vous. - Souvenirs à votre Mère.
Votre affectionné,

J. Keats.

* Belle-mère de Georges Keats

"Sombre comme le temps", Emmanuel Moses, éditions Gallimard, 5 mai 2014, 120 pages, 14,50 €

Des lambeaux de ciel parsemaient les champs
C'était à l'heure du crépuscule
On aurait dit des plaies rouges et bleues
- Vestiges d'une pluie récente -
Le marcheur solitaire s'était arrêté et regardait ce spectacle beau mais effrayant
Peut-être pensait-il à un soir de bataille
Était-il paysan ? Chasseur ? Poète ?
Il observait ces traces d'un monde inatteignable
Et semblait absorbé par une pensée qui l'assombrissait
S'il était paysan, il devait songer à sa moisson gâtée
S'il était chasseur, à son gibier manqué
Et s'il était poète, à des mots cherchés vainement
Il avait un certain âge et une autre hypothèse était
Qu'à cette heure sanglante et calme
Dans le déclin de la lumière qui donnait au seuil de sa disparition
Une multicolore féerie d'adieu
Correspondait pour lui à un autre déclin, une autre disparition
Souvenir ou crainte
Sujet d'épouvante ou de méditation
Si - autre possibilité encore - il ne s'interrogeait pas sur le mélange incongru
Du ciel et de la terre
De la terre intacte et forte en son opacité plastique
Face au ciel fragile et fragmentaire
Exilé à ses pieds pour quelques dernières minutes d'existence
Reflétant l'immensité
Dont il se vidait peu à peu
Tragiquement matériel


Emmanuel Moses

07:25 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

28/01/2021

Un Voyage en Tunisie

Ces notes, qui datent de 1997, impressions brutes, goût de l'aventure, îlots mémoriels, voici :

"Départ de Marseille par le Rodanthi, à 19h30 au lieu de 18h00. Fauteuil pour chacun, la nuit sur l'eau qui mousse, mais incroyable : les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Profiter d'un moment d'inattention du sbire pour rejoindre Annie, échanger quelques mots, puis le blouson sur la tête pour dormir. Nuit infâme, courbaturés nous le sommes, au final. Tôt le matin, depuis le poste de pilotage, sur le pont où nous sommes montés, pour voir. A nos côtés, la Sardaigne : "Un géant nous regarde !" 
Plus loin, nous en approchant, c'est un phare que croise le ferry-boat, par un petit vent d'aube brumeux à souhait, nous piquant le blanc des yeux, comme par surprise. Sous la coque, un sillage bleu vert, crémeux. Matinée de soleil sur le pont. Nous discutons avec Ophélie, une jeune lyonnaise, qui nous apprend qu'érémiste, elle n'avait plus rien à perdre. Elle s'en va vivre à Sousse, "ville où il n'y a rien, ou à peu près, que la vie à goûter dans sa mélodieuse sérénité". Nous l'encourageons dans ce sens. Y croire, c'est aussi et surtout risquer de gagner l'aventure. En battant les cartes, les jeux ne sont pas faits.

Après-midi passée à tracer au feutre orangé notre itinéraire pour les deux semaines à venir : objectif, traverser tout le sud tunisien jusqu'à Bordj El Khedra (si possible). Je repense à Hubert Lucot, dont la femme est native de Gabès. Au jour d'aujourd'hui, et ce qu'il m'a fait envoyer pour Diérèse laissé sur ma table de travail, en Seine-et-Marne, à Ozoir, ma ville d'adoption. Pauvrette, dont il ne fait que parler, la Femme dans tous ses états, heureuse vraiment ?, la concernant, glotte sèche. Soins palliatifs et mort annoncée, voilà. Le sang noir, aurait dit Guilloux. Terrible, la destinée, quand la grande faucheuse aiguise l'acier du tranchoir.

Il faudrait un deuxième jerrycan de 20 litres, nous le prendrons sur l'île, à Djerba même. A 18h02 précises, le soleil, englouti. La nuit se fait pressante. Sur le pont, un des serveurs courbe la main au-dessus de l'astre déliquescent, comme s'il pouvait accélérer sa progressive disparition. Qu'il pouvait, le touchant, ne pas s'y brûler... voire l'enfoncer lui-même dans la grande bleue (la tête de mon ennemi sous l'eau : un retour à l'enfance, toujours. Nage dans une oasis, une palmeraie, premier visage du Paradis).

Pour repas : au menu, des rougets grillés accompagnés d'une paella maison. On se parle et l'on savoure à petits prix, Ophélie s'est jointe à nous, des gambas arrosés de lichées de rosé frais : du Mornag sur la table, une bouteille aux courbes d'amphore. Pointant une ville à peine indiquée sur la carte entièrement déployée, l'itinéraire dessiné. La brise nous oblige à la refermer au plus vite, tandis que ses pages dépliées en éventail n'arrêtent pas de claquer sur elles-mêmes. Les côtes, enfin...

Et des étoiles vives dans les yeux."

Daniel Martinez

03:18 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)