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10/02/2021

"Henri Michaux : Les années de synthèse 1965-1984" éditions Galerie Thessa Herold

"Étrange émotion quand on retrouve le monde par une autre fenêtre - comme un enfant, il faut apprendre à marcher - on ne sait rien." Ces lignes, Michaux les écrit en 1931, quand, poète devenant peintre, il "changeait de gare de triage". Aujourd'hui, on regarde et on lit Michaux. On pense le connaître, mais "on ne sait rien". On approche des œuvres muni de ce seul rappel ancien : "Dans le noir nous verrons clair, mes frères" (1933).

La nuit remue. On entre dans le monde de Michaux, dans son mouvement : foules en marche, précipitations et ralentis, visages en mue, arborescences, monstres, multiplications, torsions, rythmes grouillements, tracés mouvants du dessin post-mescalinien... Le remuement de Michaux devient le nôtre. Il nous conduit à d'autres terres, au trouble, au péril, à la clairvoyance.

Le catalogue de l'exposition met en correspondance des œuvres et des textes. Ils n'appartiennent pas au même temps. Cette suite composée va du noir au noir. La première œuvre, de 1981, dialogue avec un texte de 1938 :
          Pour le moment
          je peins sur des fonds noirs
          hermétiquement noirs.
          Le noir est ma boule de cristal.
          du noir seul je vois de la vie sortir.
A la dernière page, une peinture datée 1982-1984, bâtie comme une des peintures noires de Goya, fait écho à cet écrit de 1964-1966 :
          La naissance de la Grande Mort
          de la Mort universelle
          a commencé
          (...)
          Tu vas continuer sans nous, Terre des hommes
          Tu vas continuer, toi.

Peut-on parler de ces années (1965-1984 : soit l'année où le peintre a acquis sa réputation et celle où il nous a quittés) comme d'"années de synthèse" ? Au catalogue, Rainer Mason (qui accompagne de ses écrits les œuvres du plasticien) lui-même en doute : "les travaux de Michaux sont d'une remarquable cohérence, comme la musique, ils produisent de l'inouï par les répétitions et les variations".

Le temps, qui asservit le lecteur de l'écrit, est volatilisé par la peinture : "pas de trajets, et les pauses ne sont pas indiquées, écrit le poète-peintre. Dès qu'on le désire, le tableau à nouveau, entier. Dans un instant, tout est là. Tout, mais rien n'est connu encore. C'est ici qu'il faut commencer à LIRE".

Lire Narration et Alphabet (1927). Lire tache, "Un poulpe ou une ville" (1926). Ou encore, un mot-monstre, un mot, et ses figures, Meidosem. "Plus de bras que la pieuvre, tout couturé de jambes et de mains jusque dans le cou, le Meidosem." Un mot à lire dans tous les sens, sans retenue, un mot qui excède ses figures graphiques, "tendu vers un monde où la suée même est sonore". Pour ma part, dans ce sème, dans ce meidosem, j'ai toujours entendu, surgi de la Théogonie et de la Tragédie, étymologique, un rire (le meido grec), en dépit des mots de la narration : "Oh ! elle ne joue pas pour rire. Elle joue pour tenir, pour soutenir". Le soutien d'un rire meidosem.

Les mots sont des "partenaires collants", et collante aussi l'huile de la peinture. Défiant, Michaux ruse avec ce médium. Il revint "voûté d'un grand silence" de sa première vue de Klee, à partir duquel il écrivit Les aventures d'une ligne. Tout se joue dans cette distance entre ce qui véhicule la pensée et son accomplissement. Dans ce retour au pré-langage qui mêle l'instinctif au culturel et le conditionne, à la réflexion. Dans une réalité dès lors recomposée, qui n'étouffe pas les moi initiaux, en quête d'identité.

Georges Raillard

09/02/2021

"Le Colporteur", de Christian Bobin, éditions Brandes, 21/3/1986, 560 exemplaires, 40 pages

A quelques jours près, paraissent quelques poèmes de Christian Bobin dans le premier numéro de la revue "Noir sur blanc" (6 numéros à son actif, de mars 86 à l'été 1988), extraits du livre sous presse en ce même mois de mars 1986, aux éditions Brandes, "Le Colporteur".
Pour le poète et futur romancier, il s'agit de son quatrième et antépénultième opus publié auxdites éditions, alors dirigées par Laurent Debut. Après "Lettre pourpre" (1977), "Le feu des chambres" (1978), "Le baiser de marbre noir" (1984) et avant "Dame, roi, valet" (1987), suivi de
"Lettre pourpre et autres", en 1992 : une édition originale collective qui rassemble les premiers textes publiés par Christian Bobin parus chez Brandes. 
... Dès ses débuts, un auteur fascinant, en quête du sujet principal, et qui va s'affirmer de livre en livre sans concession avec les modes et travers de l'époque, littéraires ou autres, ce qui lui vaudra louanges et inimitiés tout à la fois :


"La chambre de lecture est nue, peu faite pour recevoir. Point de ce luxe qui éparpille la vue, fragmente le silence du dedans. Chambre obscure où flotte pourtant une lumière qui n'est pas celle du jour. Dans un instant, viendra y tournoyer la poussière des ailes de mourir, de naître et d'aimer. Il suffira pour cela d'un livre heureux, d'une abeille noire et blanche : d'un rien.

Seul, sur le bord de la fenêtre, ce panier de mots et de violettes fraîches, à peine entamé.


Quittant le monde tu ouvres un livre : une boîte à silence, familière, ouvragée, délivrant un diable-doux, un ange-acide. Fermant le livre, tu gagnes enfin ce qui n'est plus ni du monde, ni des mots : la bonté, ou le désespoir.

Allant hors de toi pour mieux te rapprocher du centre, jusqu'à ce point du plus grand trouble qui est aussi celui de la plus grande paix."


Christian Bobin

07/02/2021

"Labyrinthes", Henri Michaux, éditions R.J. Godet, 30/4/1944, 60 pages, avec 13 dessins originaux de l'auteur tirés en vert à 377 exemplaires

La lettre du dessinateur *


Quand je regarde le papier blanc, écrit-il, je vois courir au loin un homme épouvanté. De quoi épouvanté ? Je ne sais, et aussi le rite ridicule d'hommes qui tournent en rond.
Puis viennent d'autres hommes (toujours à l'extrême bout du papier) en quantités innombrables, une foule non pour un tableau mais pour une époque. Ces hommes sont maigres et grands.
La santé ne m'a pas prodigué des excès. Je n'en prodigue pas aux autres. Voilà ce qu'on pourrait dire.
Mais pour ce qui est de la multitude, elle est prodiguée. Seul un vieillard au faîte d'une longue vie en vit passer autant.
Ah ! si je pouvais les réunir en un seul tableau ! Il y aurait des gens haletants à le regarder tant il grouillerait de vie.
On s'arrêterait et l'on dirait émerveillé : voilà, cette fois nous avons vu une vraie foule passer !
Mais ils passent et je ne puis les arrêter ni les tenir groupés. Les jambes de l'un effacent l'ombre du précédent. Pourtant chacun, je le vois, a comme un dépôt.
Enfin, de rage de ne pouvoir le retenir, je me jette furieux sur le papier et le massacre de ratures jusqu'à ce qu'il sorte une horrible figure désolée qui en cent toiles et en dix ans a fini par me faire reconnaître pour peintre.
Mais je ne suis pas dupe. Dans les pleurs et la rage, je rejette loin de moi cette maudite usurpatrice, et l'art qui se dérobe m'emplit de son souvenir décevant et amer.

Henri Michaux

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* H. Michaux intitulera in fine ce texte, "La page blanche", Cahiers de l'Herne, 8/2/1983

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Henri Michaux, Foules