19/04/2021
Un poème inédit de Jean-Claude Pirotte (à l'attention de Jacques M., de l'autre côté de l'Océan)
Les yeux d'or
pour Paco
pour toi Paco je veux chanter la chanson des yeux d'or
dont je n'ai jamais connu les paroles
et l'air non plus n'a pas d'importance
ce sera donc une grande première
nous nous trouvions un jour d'hiver
dans ce bistro de Saint-Blin sur la place
il y avait des rideaux bonne-femme pour
authentifier la province aux yeux des experts
nous n'avions l'air de rien deux promeneurs
aux longs cheveux deux chiens sans race
une pellicule de mousse collait à nos verres
on était un peu là comme des coureurs qui font du sur-place
l'église avait un étonnant clocher sonneur
il sautait les heures et carillonnait
quelquefois le quart en marquant la demie
on avait avalé de multiples demis
mais pour le cartel du clocher pas d'erreur
d'ailleurs nous savons boire en tout bien tout honneur
on ne nous la fait pas à nous qui sommes
en quelque sorte aussi maîtres-carillonneurs
les platanes portaient leurs tumeurs noires
avec dignité comme des pansements de pauvres
tu te souviens du soleil clairet de décembre
et de la petite fille qui disait à son père
très doucement viens, viens, c'est l'heure de la soupe,
bien longtemps à l'avance car il faisait jour
encore et nous-mêmes n'avions souci
que de prolonger la somnolence apéritive
la mort était provisoirement absente
des aîtres bien qu'avec elle on ne sache
jamais le fin du fin même que peut-être
elle parlait par la voix de la fillette
il lui arrive de jouer de ces tours pendables
la mort nous savons cela pertinemment
pour l'avoir débusquée souvent dans nos voyages
avec l'aide de nos seuls souvenirs d'enfance
enfin cette après-midi-là que le bourg
somnolait dans la lumière fléchissante de décembre
on pressentait une fraîche odeur de trêve
qui soudain s'est répandue souveraine
quand l'aubergiste âgée a débouché
la bouteille de mirabelle
on ignorait quel quart ou quelle demie
tintait au vieux clocher rebelle
un homme est entré qui a décrété c'est l'heure
il s'est accoudé au comptoir ses yeux nous ont souri
nous avons le temps ce soir a-t-il dit
deus nobis haec otia fecit
il s'exprimait mieux qu'un séminariste
nous avons trinqué jusqu'à la nuit rousse
avant de nous endormir sur nos chaises
le matin la patronne a servi le café
qu'est devenu l'homme aux yeux d'or, as-tu
demandé, mes enfants c'est un habitué
qui chaque hiver s'en vient accorder l'heure
au clocher paie la mirabelle
et s'en retourne comme il est arrivé
alors nous avons bouclé nos semblants de besaces
et nous sommes sortis dans le jour bien lavé
salués par les cloches et la vie qui passe
Jean-Claude Pirotte
Strasbourg, février 88.
* ndlr : Dieu nous en donne loisir
17:09 Publié dans Jean-Claude Pirotte | Lien permanent | Commentaires (0)
02/01/2021
"Le Migrateur", de Henri Thomas, éditions Gallimard, coll. Le Chemin, 12/9/1983, 270 p., 85 FF
Un livre que le regretté Jean-Claude Pirotte emportait dans tous ses déplacements (il en eut de si nombreux !), à lire et à relire, à méditer par ces temps neigeux, qui nous feraient presque oublier les refrains infortunés de nos années vingt :
"Il est un certain champ de neige dans mon esprit, où je souffre si les autres laissent la marque de leurs pas. Si l'image est facile, elle ne correspond pas moins à une réalité qui s'exprime tyranniquement par le besoin de solitude. Chaque nuit de sommeil reconstitue le champ de neige ; chaque réveil voit l'assaut d'autrui aux limites, puis en plein dans le champ, et le soir le voit entièrement sillonné et sali. Il existe peut-être des créatures assez légères pour y passer sans laisser de marques ; d'autres, même, dont la présence le protègerait. En tout cas, mon devoir et ma joie sont de protéger cette froideur cristalline où la poésie peut seule se poser. Je ne suis pas un être familier ; j'aime le délaissement.
J'éprouve aussi du bonheur à ne pas laisser d'empreinte chez autrui, tout comme à éviter des confidences.
Ce que j'apprends de lui par la seule observation me paraît beaucoup plus précieux que ce qu'il pourrait me dire lui-même.
Tout cela s'impose à moi. Je ne l'invente pas pour le plaisir de me créer une tâche ; je suis mal à mon aise dès que les circonstances me forcent à abandonner ce chemin.
* * *
Le mètre poétique régulier (celui qui a le temps pour soi) marque un souci de sociabilité. Il évoque l'idée de la récitation, il est plein d'égards, offre au moins un élément d'accord. Dans la mesure où le poète l'abandonne, il va vers des domaines plus personnels et anarchiques. Baudelaire me semble plus complètement présent dans ses poèmes en prose que dans beaucoup de ses vers, et plus présent encore dans les débris de soliloques des carnets que dans les poèmes en prose, où le souci d'une sorte de rythmique très souple (il la définit dans la dédicace à Arsène Houssaye) donne à l'expression quelque chose d'une haute politesse.
Peut-être est-ce chez Rimbaud que l'échelonnement de ces domaines, leur écartement progressif par rapport au point de rencontre social est le plus net. Les premiers poèmes, adressés à Banville, révèlent un violent désir de gloire, c'est-à-dire de multiples contacts avec une société reconnue comme le seul endroit où s'épanouir. A mesure que le mètre se disloque (la strophe du Bateau ivre présente déjà des fissures graves) l'inspiration se fait plus farouche, le regard déserte le paysage immédiat pour se porter vers les confins (loin des claires meules, des caps, des beaux toits...)."
Henri Thomas
21:27 Publié dans Auteurs, Jean-Claude Pirotte | Lien permanent | Commentaires (0)
23/04/2020
"Autres séjours", de Jean-Claude Pirotte, éd. Le Temps qu'il fait, octobre 2010, 200 p., 18 €
le travail sous la lucarne
est une forme d'oubli
le peu de neige qui semble
doucement venir de la lune
touche la vitre et se transforme
en traînées de larmes le ciel
est plus sombre aussi plus profond
comme l'amer regret des siècles
*
le Vosgien (nouvel insulaire)
Henri Thomas devant la mer
je le vois en rêve sourire
aux nuages aux goélands
aux rochers où l'eau se déchire
à la brume que troue le vent
je le vois c'est un souvenir
que j'invente et puis j'imagine
en écoutant la rumeur vive
des marées d'hiver qu'il me parle
d'avenir sous le soleil pâle
*
il faut inventer le chemin
qui mène aux lointains parages
des pas de l'enfant disparu
le sable a gardé la trace
et c'est là le miracle
où allait-il que savait-il
de ces lieux imprévus
où le soleil se couche
et comment fit-il pour survivre
et grandir entre les dunes mauves
Jean-Claude Pirotte
02:34 Publié dans Jean-Claude Pirotte | Lien permanent | Commentaires (0)