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21/07/2015

"L'Ajour", André du Bouchet, Poésie/Gallimard

Si la poésie ne cherche pas à nous détourner du monde ou de nous-mêmes par un aménagement factice et commode de l'imaginaire, elle ne saurait pourtant se réduire à une démarche d'éveil à la réalité immédiate - celle-ci, éclatée, multiple, insaisissable, n'offrant jamais qu'une face rendue accessible parce que tronquée des choses. Insoumise pour cette raison aux diktats des possibles, la poésie ne peut se charger de mission - fût-ce celle d'un éveil, même s'il peut lui arriver de l'accomplir par surcroît.

Ainsi traçant ses marches hors du champ immédiatement donné dans laquelle tout est perdu (1), c'est en amont, aux abords, au bord extrême, sur les pans inconnus et à l'encontre de cette réalité d'apparence se donnant seule à voir à nos regards socialisés que la poésie d'André du Bouchet parcourt l'ombre qui par éclats nous révèle de la "réalité réelle" (2) les éléments bruts et la matière première. Poésie arrachée par bribes, par fragments à cette matière du monde qu'elle découvre de ses empreintes fugaces et inachevées, ajour dans la nuit du monde, ouverture dans le vide blanc de la page, trouée qui nous trace en cette ombre avant que ne s'effacent, par elle recouverte, le trait, le mouvement, l'à peine déplacement que nous fûmes.

Ajour non comme la clarté du jour mais ajour comme éclair, passage, échappée, écartèlement d'obscur qui, e cette faille, de cette brisure, nus fait l'être de cette discontinuité-même. Dans ce néant du monde que nous venons interrompre avant qu'il ne nous annule, nous aurons dès lors manifesté, par cette interruption, de la façon la plus nette dans toute sa vigueur malgré sa précarité, notre être vivant et notre liberté.

Revenir une fois encore sur la difficulté, l'hermétisme de cette poésie n'a pas plus de sens que de demander à un boulimique de séries télévisées d'aller courir un 1 000 ou un 10 000 mètres. L'"illisibilité" du poème n'étant que l'effet d'une résistance. Résistance à la négation et à la disparition de l'être dans le marais de la communication et le management de l'échange convenu. Hermétique ? non, mais langue coupée, escarpée, fragmentaire qui se refuse, par sa splendeur lapidaire et essentielle, à l'avalement de l'immédiat.

La poésie d'André du Bouchet manifeste avant tout (3) une volonté de survie en milieu hostile. L'enjeu vital du poète est de trouver l'air nécessaire à la poursuite de sa course, ou même simplement de son pas. Dans la nuit d'origine comme dans le blanc de la neige ou de la page, tracer la marque du jour, le pas, le mot qui figure et, du même trait, défigure (4) le vide qu'en passant nous avons troublé.

En ce début de siècle barbare, la poésie d'André du Bouchet, par son exigence aussi bien que par sa beauté, sa résistance à toute facilité, son refus de tout compromis communicatif, figure parmi les plus authentiques de notre temps. Une poésie de la difficulté mais aussi de la volonté, malgré tout, d'être avec - et pour cela contre - l'air, le ciel, le vent, les pierres, la lumière, donnés ici concrètement palpables, contre la dilution et la vacuité du monde, dans cette matière même de la vie un bref instant réalisée.

L'ajour - présenté d'une ligne comme l'état définitif de pages extraites de... - n'est en rien une simple anthologie revue de textes déjà publiés. Reprenant, souvent en en bouleversant la structure générale et en en retirant nombre de poèmes, six recueils (5) - dont principalement Laisses et Axiales -, L'ajour ne saurait "remplacer" les livres auxquels il se réfère, mais apparaît comme un texte majeur, unique et en tout point original du travail toujours recommencé d'André du Bouchet.

Un long poème, passage d'une ombre à une autre, embrasure - que l'on pourrait aussi bien dénommer "autobiographie ajournée" - ici désignée comme ajour.

                                                                                       Bernard Desportes

 

(1) Pierre Reverdy.
(2) "Réalité réelle" comme Rimbaud parle de "liberté libre".
(3) En cela proche de celle d'Henri Michaux.
(4) André du Bouchet : D'un trait qui figure et défigure, Fata Morgana, 1997.
(5) Laisses, Qui n'est pas tourné vers nous, Rapides, Axiales, Poèmes et proses et Retour sur le vent.

11:23 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

20/07/2015

Lettres à Gaëlle XX

XX


Les yeux mi-clos le coeur battant
quelque chose qui flottait
hors de la nuit des hauts sapins
avec dans la poitrine la lande bossuée
le jour en haillons d'ailes
en lisière desquelles s'abîme et renaît
une de ces phrases aimées
qui voudrait tramer le monde

 

Tu es là qui me donnes
dès l'instant où la lumière se déclare
cette force qui me manque
dans l'ordinaire des jours
dans les sillons dessinés le ciel
les traces du pinceau
les évidences du travail
accompagnent toute une suite d'images peintes
qui font que l'on finit
par être hanté par elles

 

Touches-en le fond
et penche vers le bleu
où matière et idées s'interpénètrent
le vent le feu maintenant fumée
suit l'ombre portée sur le mur
et tes mains redessinent
l'amandier qui du fond du Jardin
laisse ses coques sèches craquer sous le pas

 
Sous la surface d'un invisible présent
cela bien même d'où filtre
cette réécriture du monde
où la vie les viviers impériaux de l'ancienne Chine
se gonflent grimés d'émaux
harnachés de vieil or
criblés de particules blanc bleuté


                                         Daniel Martinez

20:39 Publié dans Eden | Lien permanent | Commentaires (0)

Carlo Betocchi (1899-1986) traduit par Jean Rousselot

La Maison

Avec sa façade nue, exposée
A un soleil de biais, les persiennes
Fermées, l'une écartée à peine
De la rigueur de l'autre, c'est la vie.


La maison jaune ensoleillée,
Avec un toit jaune qui recouvre
Son silence, et les suspectes, les dépouillées
Persiennes, qu'une main dénoue


Quand elle veut - et sur un fil d'espérance
S'ouvre alors ce vert, et la vie qui s'avance,
Et la journée semble de même s'ouvrir
Sur un signe, à qui garde cette nue


Façade au soleil - jaune, avec les lignes
Vertes des jalousies closes, avec les fils
D'ombre incrustée dans les lames subtiles -
Construite pour le silence dont nous vivons.


                                Carlo Betocchi traduit par
                                                     Jean Rousselot