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19/05/2017

"Le haut mal des créateurs", Claude Aveline seconde partie

Qu'est-ce que des poètes qui ne veulent plus chanter ? Je prends chanter dans son sens propre, toujours mon obsession de la musique. Il m'arrive d'entendre des poètes philosophes qui se récitent. Quelle que soit leur voix à l'état naturel, jusqu'aux plus gais d'entre eux, ils ne chantent pas, ils ne déclament pas ; ils s'installent au profond de leur pensée et s'y avancent lentement, gravement, majestueusement, tous des basses. A chaque fois, je ne puis m'empêcher de me revoir, touriste, sur une de ces barques, silencieuses, qui glissent au fil de rivières souterraines dans des grottes phénoménales. Ils feignent de mépriser l'inspiration, mais ne laissent aucun doute sur l'importance et la gravité de leurs messages.

En 1903, le premier Prix Nobel de littérature a été décerné à un poète philosophe, de réputation mondiale par conséquent. Un lecteur de 1973, qui devrait avoir le droit de se distraire lui aussi, pourrait jouer à se demander et à demander qui, parmi les plus éminents poètes philosophes contemporains, risque d'apparaître dans soixante-dix ans comme le Sully Prudhomme de notre époque. Plusieurs, peut-être ?

Philosophe ou non, "c'est dans Mallarmé qu'il faut trouver l'origine de cette tendance si caractéristique de la poésie moderne, la tendance à faire de la poésie l'objet exclusif du poème"*. Voilà le motif principal de mon silence. Il ne tient pas à l'observation elle-même, qui est indiscutable, mais au fait que, contrairement à tous les autres arts examinés ici, la poésie d'aujourd'hui l'a prise officiellement à son compte, ne se vante jamais d'être "nouvelle", encense à tout propos les maîtres qu'elle s'est donnés : Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, puis leurs successeurs, qui ont fait sauter les règles en éclats (ceux-là les respectaient encore). Dada aurait volontiers récolté cette gloire avec son tonnerre de tôle, mais il est venu après, comme le vrai tonnerre. Ce sont les œuvres tranquillement foudroyantes dont il est né lui-même qui ne cessent depuis plus d'un demi-siècle d'inspirer de la gratitude à leurs imitateurs ou à leurs héritiers.

                                                                                           Claude Aveline

* Jacques Garelli, La Gravitation poétique, cité par Fernand Verhesen dans Le Journal des poètes d'octobre 1966

22:41 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

18/05/2017

"Qu'en est-il aujourd'hui du bonheur ?", une analyse de Kostas Axelos (1924-2010)

Oser regarder les yeux du sphinx

Même quand le bonheur surgit dans ses éclats, il est également travaillé par le malheur. Toutes les thèses posant comme principe suprême ou réalité imbattable le bonheur ou le malheur, toutes les tentatives de privilégier l'un aux dépens de l'autre, de nier l'un ou l'autre ou de les relier grâce à une prestidigitation dialectique, tournent le dos à la question : non pas identiques, bonheur et malheur manifesteraient-ils des aspects du même qui inclut le différent ? 
Néanmoins il faut avouer une sorte d'omniprésence du malheur qui est toujours là - dès l'aube de l'humanité semble-t-il. Les éclairs de bonheur restent toujours brefs. L'ensemble du monde (en tant qu'ensemble de la nature et de l'histoire) est-il nécessairement gris ? Ne comporte-t-il pas aussi des pans entiers de l'horizon qui s'ouvre, à nous, humains, quitte à se réformer ?

Si le malheur en (et autour) de l'homme le presse toujours "en avant", cela se fait au nom du bien, devenu impensable, impraticable, injouable ? Ce qui n'empêche pas l'errance universelle ou les catastrophes particulières. Un autre rapport au monde pourrait indiquer un autre cheminement, par-delà tout optimisme ou pessimisme, par-delà toute tragédie ou comédie. Peine, souffrance, douleur, tristesse, angoisses, impasses, insignifiances et misères sont-elles des constituantes de ce qu'on appelle la vie et n'y a-t-il que quelques réformes pour remédier aux mots ? Nous avons pourtant indiqué, très brièvement, qu'un autre rapport au monde pourrait être considéré comme nécessaire tout en demeurant inévitablement fragmentaire. Ce rapport pourrait-il métamorphoser aussi notre rapport au contentement, voire à la joie, à la satisfaction, ou à la sérénité ?

Sans chercher le fondement dans quelques-unes de ces attitudes ou situations, sans unitarisme et sans dualisme, qui oserait s'engager dans un chemin dont les ouvreurs seraient quasiment clandestins, que tous les establishments - même anarchisants - repousseraient ou ignoreraient ? Poser cette question, la question, la question de l'Un-Tout, revient à poser également la question du bonheur et du malheur. Nul ne peut prévoir le surmontement du règne de la représentation et de l'imaginaire, de la simulation et du mirage, de tout ce qui va avec la dominance démocratico-tyrannique de la production-consommation.

Oser regarder les yeux du sphinx demeure extrêmement difficile. D'ailleurs le sphinx n'est pas le pilier du bonheur ou le secret du malheur. Ses yeux regardent loin, dans un monde dont la fin n'en finira pas de finir. Une certaine poéticité à laquelle nous pourrions amicalement nous ouvrir, cette amicalité n'excluant pas toute combativité, un jeu plus souple entre les fragments du monde pourrait-il rendre la vie moins invivable ? Bonheur ou malheur ne se laissent pas séparer ou affronter spéculativement.  Nous avons toujours à intervenir aux points critiques du malheur, là au moins où cela nous est possible, à ne pas confondre, culturellement, frivolité ou éclaircie de joie.

Car si le malheur accable l'homme, seul fragment souffrant de l'univers, l'énigme du malheur radical et multiforme n'a jamais été prise en vue, d'aucune façon que ce soit. Le bonheur n'a pas trouvé non plus une explication. Il arrive par moment à la bonne heure, comme un moment de métamorphose. Ne sera-t-il pas toujours possible de voir un enfant qui regarde joyeusement la chute d'une étoile, et attend en même temps d'autres étoiles qui vont se lever ?

                                                                      Kostas Axelos

17/05/2017

Charles Juliet rend hommage à Samuel Beckett (1906-1989)

On savait déjà que Charles Juliet a publié Rencontres avec Samuel Beckett (POL, 1999) ; l'hommage qui suit vient compléter ce livre, témoigner des liens qui existent entre les deux œuvres, voici :

Une œuvre-miroir, par Charles Juliet

L’œuvre de Beckett a été pour moi une longue brûlure. Elle m'a envahi à une époque où je vivais sur un mode mineur ce qu'il avait vécu avant moi. Quand j'ai rencontré ses livres, j'étais d'une grande avidité, et c'est tout naturellement qu'ils ont pris possession de moi. J'étais aussi dans la confusion, et cette confusion, ils l'ont aggravée. Ce que je découvrais là n'avait rien de commun avec ce que j'avais lu auparavant. J'étais dépaysé, ne comprenais pas où je m'engageais, alors même que de nombreux passages m'atteignaient dans ma part la plus secrète.

Beckett a souffert comme un damné et son œuvre n'est qu'une longue coulée de souffrance. Une souffrance qui l'a muré en lui-même et l'a empêché de se donner à la vie. Massive, accablante, ne lui laissant aucun répit, elle l'a plongé dans de graves dépressions, accompagnées et suivies par des crises d'alcoolisme.

L'origine de cette souffrance est évidemment à chercher dans son enfance. May, sa mère, une femme impossible, insupportable. Insomniaque, elle passe ses nuits à rôder dans la maison, persuadée qu'elle est habitée par un revenant. Samuel, son second fils, lui ressemble. Inflexible, il lui tient tête, refuse de plier, de se soumettre, reçoit de sévères raclées. Crises de rage de la mère qui n'admet pas qu'on lui résiste. Mais elle se veut une mère exemplaire. Alternance de démonstration d'affection et de rejet, de silence glacial. Bon vivant, le père fuit et sa femme lui voue une sourde détestation. Samuel adore son père toujours prêt à rire et à raconter de bonnes histoires. Ainsi, il déborde d'affection pour celui qu'il faudrait tenir à distance et n'a que haine pour une mère qu'il devrait aimer. Ce déchirement a été la source constamment éruptive de la culpabilité qui a dévasté sa vie.

Jusqu'à quarante ans, il se cherche. En pleine détresse, incapable de se tenir à une quelconque activité, il sombre, boit, se clochardise, suit pendant deux ans une analyse, est considéré comme perdu par ses parents et ceux qui l'ont connu quand il était un universitaire promis à un avenir brillant.

Après avoir réussi à s'échapper de la maison familiale, il vit à Londres, à Paris, voyage en Allemagne. De temps à autre, il ne peut s'empêcher de retourner en Irlande, quand bien même il sait qu'il n'a rien à y gagner. A chaque retour, de violentes crises se déclenchent. Parfois, la nuit, il fait de tels cauchemars, a de telles bouffées d'angoisse, que son frère, pour l'apaiser, doit venir se coucher près de lui.

A quarante ans, après avoir écrit quelques livres où il ne s'était pas encore approché du foyer le plus douloureux, il entreprend d'écrire ce qu'il a considéré comme l'essentiel de son œuvre : Molloy, Malone meurt, En attendant Godot, L'Innommable. De tous ses ouvrages, c'est à L'Innommable et aussi aux Textes pour rien que va ma préférence. Dans ces deux livres extrêmes dont à ma connaissance n'existe aucun équivalent dans la littérature, que dit-il ?

Au stade où il en est, il lui faut coûte que coûte déverser sur le papier ce qui le harcèle. Lorsqu'un homme souffre intensément, la voix qui murmure en chacun de nous, donc en lui, ne cesse de parler. Plus il souffre et plus cette voix se fait insistante. Elle emplit tout l'espace mental, rend sourd et aveugle au monde extérieur. Beckett transcrit ce flux verbal qui surgit en lui sans relâche. Il se tient là au-dedans du dedans, là où perce ce dont il a fallu se protéger, là où sans fin ça ressasse, "conformément aux termes mal compris d'une damnation obscure".

Il laisse ainsi se dévider son soliloque, nous attire et nous maintient au vif de sa souffrance, de sa détresse : la table rase, la solitude, le non-sens de tout, l'impossibilité de s'échapper, la honte, la pensée du suicide, la folie côtoyée, les mots insuffisants et qui trahissent, l'obligation de poursuivre en dépit de l'épuisement.. Et comment mieux traduire cet état où l'énergie fait défaut qu'en notant : "le sujet meurt avant d'atteindre le verbe" ?

Quand j'ai lu ces ouvrages, j'étais dans une grande incertitude, et chaque phrase s'imprimait en moi, rencontrait un même vécu, m'enfonçait dans mon marasme tout en jetant de décisives lueurs dans la nuit. Lentes et riches journées de découverte d'un monde autre et pourtant proche. Éprouvantes journées de face-à-face avec soi lorsque "c'est chaque instant qui est le pire".

J'ai aimé ces heures où je coïncidais avec les mots qui m'étaient offerts, ces heures où je percevais ce silence qui peuple Textes pour rien. Un silence que leur auteur n'a pu atteindre qu'en se portant à l'extrême d'un état de totale dénudation. La voix qui parle dans ces pages a oublié que "rien n'est plus drôle que le malheur". Refusant l'humour, la dérision, le sarcasme, elle réussit la prouesse de dire avec une totale simplicité la douleur d'être, le tourment d'exister, l'insondable de la condition humaine.

Ainsi, au long de son œuvre, il nous relate ce qui advient de l'être humain quand il est privé de toute raison de vivre. Claquemuré en lui-même, allant et venant à l'intérieur de sa prison, Beckett se déteste, se débat, laisse s'écouler les mots qui lui sont murmurés. Mais s'ils soulagent ses tensions, l'aident à rendre sa vie moins infernale, ils ne le délivrent pas pour autant. Les blessures et fractures psychiques subies pendant l'enfance n'ont pu être réparées, si bien qu'il n'a pu mettre fin à sa souffrance. "Que voulez-vous, je ne peux pas naître (...) Ils sont tous pareils, ils se laissent tous sauver, ils se laissent tous naître."

Il est de fait qu'il n'a pu naître, mais l'aurait-il voulu ? "Je suis celui qu'on n'aura pas, qui ne sera pas délivré." Lors d'une de nos rencontres, abordant cette question, je lui avais demandé s'il avait lu les penseurs orientaux, et il m'avait répondu : "Ils proposent une issue, et moi, je sentais qu'il n'y en avait pas. Une solution, c'est la mort." Sur ce dernier point, je ne pensais pas comme lui. J'aurais dû le pousser à m'en dire plus, mais je n'ai pas osé, et au lieu de lui poser la question qui me brûlait les lèvres, je suis resté silencieux. Par la suite, je l'ai vivement regretté. Il m'importait au plus haut point de connaître la réponse qu'il m'aurait donnée.

J'ai dévoré cette œuvre lentement, avec passion, mâchant et remâchant chaque mot, mais face à elle, je n'étais pas qu'un simple lecteur. J'étais aussi quelqu'un qui était entré en écriture. Or que raconter après une œuvre de cette importance ? Impossible de dire mieux et d'aller plus loin. Un temps, elle m'a écrasé, m'a convaincu que je devais renoncer à écrire. De surcroît, je constatais qu'elle avait sur moi une action mortifère.

Insensiblement, sans que je l'aie voulu, sans que je m'en sois rendu compte, je me suis éloigné des Molloy, Moran, Godot, et n'ai plus éprouvé le désir de revoir celui qui les avait créés. Le besoin de vivre s'était emparé de moi, et en intervenant sur ma réalité interne, je m'employais à panser mes blessures, arracher mes entraves, me tirer de mon épuisement. Je pense en effet que si on en a les moyens et surtout l'impérieux désir, on peut arriver à se faire naître, à provoquer en soi une mutation, laquelle dessine un autre rapport à soi, aux autres, au monde. Du dégoût de la vie et de la haine de soi, on passe au consentement à soi-même et à la joie d'exister.

Beckett n'a pu, n'a pas voulu sortir de sa souffrance. Bien que je ne le lise plus depuis longtemps, bien que je ne me réfère plus à ce qu'il a écrit, il me reste proche. Il est de la famille des Hölderlin, des Van Gogh, des Artaud, et quand je pense à eux, à lui, à ce qu'ils nous ont donné, c'est chaque fois avec une profonde compassion, une infinie gratitude.

                                                                        Charles Juliet

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