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19/01/2020

"Les anges dansent et les anges meurent", de Margaux Lunel, éd. Presses de la Renaissance, 28/9/1990

Un livre jamais commenté, et pour cause !, il défie les règles du genre, un roman-récit autobiographique, le seul écrit par Margaux Lunel, ancienne junkie, qui nous dit avoir décroché. L'écriture, comme catharsis, la narratrice prend le nom de Billie (Holiday) et son amant James Douglas Morrison, celui de Kievits. Son livre est l'histoire d'une descente aux enfers, d'une dérive mortifère : dans l'îlot Chalon, quartier aujourd'hui rasé jouxtant la gare de Lyon, à Paris. En postface, l'auteure précise : "Pendant ces mois d'écriture, deux sentiments m'habitèrent beaucoup plus violemment que les autres, de façon incessante, j'étais comme obsédée : il fallait absolument que je réussisse à faire comprendre au lecteur que ce n'était pas une histoire de drogue que j'avais écrite, mais une histoire d'amour, que la came je m'en foutais... Je veux dire que je m'en serais foutue si elle ne s'était pas payé le luxe de me piquer une bonne part de mes amis." Thanatos rôde et emporte un à un ces vieux enfants désarmés devant ce qui leur arrive (filles et fils de professeurs, de médecins, elle, d'ouvriers) et qui n'acceptent pas assez la vie pour avoir peur de s'en défaire (exit Christo, Henri, Vincent et Thierry). Ici, l'héroïne a pour nom "le Malin".
[J'ai revu, je me suis reporté à ce à quoi j'ai pu assister à l'époque, nous étions au début de l'ère Mitterand, et du haut des quais le quartier, l'îlot Chalon avait été encerclé par les forces de l'ordre, pour une vaste opération de nettoyage ; tout a disparu à présent, depuis un fameux 14 février. Puis le lieu, comme sorti de terre, d'opération immobilière en opération immobilière, n'a cessé de gagner en hauteur, en se "boboisant" à souhait. A la lecture des "'Anges dansent et (d)es anges meurent", j'ai revu aussi - certaines de ses images inscrites dans mon cortex -, ce film : "Les anges perdus de la planète Saint-Michel" et revécu l'émotion qu'il avait suscitée en moi alors.]
Mais trêve de digressions, lisez ci-dessous un extrait de cet opus où percent de (trop) rares instants de bonheur, et qui font malgré tout la différence, en voici un :

*

"Le vent fera vaciller ces araignées qui peuplent mes yeux. Il fera errer ma peau sur fond de ciels et mouvoir le soleil dans mes veines, le soleil enfin qui incendie de trop vastes douleurs." M.L.

Résurrection du Sud
(Parodies de la Lumière).

Herakleio. Grande ville grecque peu intéressante. Capitale crétoise. Et puis, là où finit la route du Sud : Levenda.
Une vingtaine de baraques les pieds dans le sable, certaines sur pilotis : c'est un village de pêcheurs. Deux épiciers, une douche collective près des toilettes publiques pour quelques marginaux hors saison, deux ou trois pensions de famille, une mer bleu encre qui se répand sur la plage et dégouline le long des rochers, là-bas, passé les grottes...
Savait-il, à la minute près, quand j'arriverais ?... Je pénétrais tout juste sous la tonnelle, quand il se tourna, et de son sourire Malin m'accueillit :
- Hey, petite fille ! Tu ne m'en veux pas pour le déplacement ?... C'est plus tranquille ici, tu comprends ?
Son visage était fin, d'enfant, taillé dans la masse de ses excès. Pendant qu'il me regardait, une ombre divisait son menton de droite à gauche qui m'apprit l'existence de sa seconde lèvre. Moins insolente que la première, simplement sensuelle. Très ourlée, elle s'ouvrait à l'inconnu(e) de façon parfaitement lascive, d'un naturel presque indécent, et avalait goulûment la partie inférieure de son visage.

Il se leva, posa ses vêtements sur le sable, un peu plus loin, et entra dans l'eau, doucement, régulièrement, comme s'il retournait chez lui et ne devait plus en revenir.
Soupçonneuse, flairant un piège, commençant à être nettement refroidie par le manque, c'est tout habillée que j'ai plongé dans la mer.
Nous nous sommes séchés. Le soir, il s'est rhabillé, et nous avons emprunté une ruelle perpendiculaire à la plage, qui longeait un kiosque à cigarettes. En tournant sur la droite, la rue principale du village nous guida vers le seul restaurant ouvert à cette heure. Petite fille devant l'arbre de Noël, j'avais envie de toucher à tout et ne savais par où commencer.

Sur le palier de la pension de famille, il y avait une douche. Petite fille rougissante à la peau salée, je me suis prêtée - donnée - à la toilette que Kievits m'offrait. Vivant impeccablement ma pudeur, il ouvrit les robinets pour faire diversion, et me poussa sous l'eau, riant comme si nous étions des enfants, comme si nous devions rire à ce moment précis.

Sous l'eau, il m'a rejointe.
Sous l'eau, ses mains d'homme se sont posées sur mes seins..."


Margaux Lunel

10:33 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

18/01/2020

Le poète Al Berto (1948-1997) et Cézanne

Né en 1948, Alberto Pidwell Tavares fut poète, peintre, traducteur, libraire, rédacteur littéraire. Après des études d'art à Lisbonne, il s'exile en Belgique pendant la guerre coloniale, pour regagner le Portugal en 1975, jusqu'à la fin de ses jours. Un recueil de son œuvre quasi complète, "O Medo" ("La Peur") a obtenu en 1988 le prix Pen Club portugais de poésie. Voici le poème qu'il écrivit – traduit par Jean-Pierre Léger - en hommage au lumineux Cézanne, in "La secrète vie des images", éditions L'Escampette, un an avant de nous quitter :

 CEZANNE BLOG.jpg

La Montagne Sainte-Victoire, 1885-1900

Sainte-Victoire après la mort de Cézanne

 

dans le plus lointain isolement de la mémoire
j’ai gardé précieusement l’ombre des basaltes
schistes lumineux fissures de granit fenêtres
près de sainte-victoire plus grise que jamais
je peignais sans cesse je peignais
dès l’aube jusqu’à ce que la nuit tombe
obligeant la main et la pensée à défaillir

¤

j’ai toujours travaillé l’obsessive lumière
mais la vieillesse m’a emprisonné dans le vertige
à un âge avancé
j’ai continué à peindre sur le motif
il me semblait faire de lents progrès
j’ai presque compris les plans superposés
d’un même objet sous la clarté d’aix

¤

c’était en 1906
monté sur un âne chargé de matériel
j’allais vers où le coupant mistral était passé
laissant à découvert l’implacable soleil
modulais terres pins nuages maisons corps
mais la mort n’a pas consenti à ce que j’exécute
les géométriques paysages soupçonnés et
avec moi s’est perdu le secret de cette pyramide
qu’est sainte-victoire vibrant
dans l’aveuglante luminosité de midi

Al Berto

04:22 Publié dans Arts, Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

17/01/2020

Winston Link (1914-2000) : le mystère et la magie du train de nuit.

Un photographe du paysage ferroviaire américain

Il n'y a pas que les vaches qui aiment regarder passer les trains. Il y avait aussi O. Winston Link, photographe américain qui, dans les années 1950, a inlassablement documenté la disparition progressive de la locomotive à vapeur dans le paysage américain au profit de machines diesel. Winston Link est mort le 3 février 2000 à l'âge de 86 ans.

Une photo résume le travail fou de ce photographe, une œuvre qui se veut une allégorie du progrès, un témoignage sur l'american way of life. On y voit un couple de dos, enlacé dans une belle décapotable, dans un drive in de Virginie. C'est la nuit, mais la lumière est violente, étrange même, parfaitement déposée sur les nuques et le métal des automobiles. La lumière fait surtout ressortir un train lancé pleine vapeur, sa fumée épaisse et blanche, et l'on se demande ce que ce bolide au bruit qu'on imagine assourdissant fait dans ce paysage paisible de cinéma en plein air, où une cinquantaine de voitures sont sagement rangées face à l'écran. Et sur cet écran, que voit-on ? Un avion qui perce le ciel.

La voiture comme lieu central de consommation ; le train à vapeur quittant la vie dans la nuit ; l'avion qui commence à s'imposer. Une tranche de vie américaine est ici résumée par Winston Link. La locomotive à vapeur surtout, héros quasi exclusif de ses photos. Une méthode de travail est également perceptible dans cette image. Avec son assistant, Link se déplaçait patiemment pour trouver la bonne place. Il portait des tonnes de matériel et usait de puissants éclairages artificiels. Il savait faire surgir le train en des lieux les plus improbables. Il transformait la nuit en jour. Il figeait un mouvement (celui du train) entre instantané et reconstitution. A l'arrivée, Link restituait l'Amérique, avec un brin de nostalgie.

Il était "un authentique génie américain et un excentrique", a écrit John Szarkowski, ancien conservateur pour la photographie du Musée national d'art moderne. Né en 1914 dans une famille modeste de Brooklyn, à New York, Winston Link aimait dès l'enfance monter dans les trains et les prendre en photo avant de développer les images dans sa baignoire. Ingénieur de formation, sa vie tourne en 1937 : un portrait de strip-teaseuse est remarqué et il devient photographe professionnel, montrant un grand savoir-faire technique dans la publicité et l'industrie - maîtrise qui se fera sentir dans ses photos de trains.

C'est à partir de 1955 et pendant cinq ans que Winston Link va développer son travail sur les trains à vapeur sur la ligne Norfolk and Western, qui traversait la Virginie et le Kentucky : 4 000 kilomètres, 2500 photos réalisées. C'est énorme quand on sait la minutie qui présidait à chaque prise de vue, comme dans un film hollywoodien. Le train, ou plutôt la locomotive crachant sa fumée, est toujours là, mais souvent en toile de fond d'une scène de genre quotidienne ou insouciante : des enfants qui se baignent dans une rivière, des pin-up dans une piscine, un homme qui conduit ses vaches, une vieille dame dans son living room, etc. Autant de personnages des années 1950, qui se soucient peu du train et évoluent dans une ambiance nocturne paradoxale (on se baigne rarement la nuit). Le tout est d'une précision optique parfaite.

Winston Link voulait faire revivre "le mystère et la magie du train de nuit". Son souci maniaque du détail - tout semble en place, y compris le train, qu'il ne contrôlait pas - lui permet de reconstituer la vie, de la rendre plus vraie que la vraie vie, de montrer comment elle s'est développée, de la ville à l'ouvrage d'art, autour de la voie ferrée.

Link était peu reconnu dans son pays, qui ne lui a pas consacré une exposition d'envergure. Il était presque plus connu en France, où la galerie Samia Saouma l'a exposé en 1984 et en 1988. Son ex-femme a été condamnée à la prison, dans les années 90, pour lui avoir volé 1 400 épreuves. Mais la notoriété, avec la nostalgie galopante, grimpe. Dans son numéro de janvier 2000, le magazine Vanity Fair rendait hommage aux monstres sacrés de la photographie ayant passé les quatre-vingts ans. Winston Link y figurait en bonne place, trônant sur une vieille locomotive à vapeur.

Michel Guerrin