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09/01/2020

Carnet d'une petite chronique de Bordeaux, par Thierry Metz, été 1996, in "Jour de Lettres" n°15, 10 F.

1. Vers midi, par hasard, j'arrive sur une place, ronde comme un tambour, posée là, dans une flaque de lumière, crissante de gravier et qui palpite de moineaux. Les gens et les chiens sont partis manger. Il ne reste qu'un vieil homme au visage émacié, debout, son chapeau à la main, le buste un peu penché. On dirait qu'il salue quelqu'un. Je lui vois cet air apaisé, ce petit regard de jasmin des êtres dont il ne reste que le sourire ou que l'âme c'est pareil. Je n'ose pas bouger devant l'espèce de prière qui l'a ravi. Au moindre bruit, peut-être, il pourrait revenir à lui ou pire : à nous. Et il faudrait alors retourner dans les malentendus. Mais cet homme au crâne lisse a autre chose à faire maintenant : je crois qu'il est venu congédier son ombre, et les nôtres.


2. C'est une vitrine dans un encadrement bleu pâle, à l'angle d'une rue. Une femme d'une cinquantaine d'années se tient sur le pas de la porte. Je m'attends à passer devant une épicerie mais non, il s'agit d'un appartement. C'est meublé : un grand lit, un fauteuil, la télévision allumée sur une longue desserte, des babioles rouges et dorées. Cette dame habiterait donc ici, en devanture ?
- Vous pouvez entrer, me dit-elle, c'est ouvert.
- Vous tenez un commerce ?
- Je vends ce que j'ai. Toute une vie.
- Pourtant j'ai cru...
- Oui, au début on croit mais l'ordinaire des autres, ça a un prix, comme le reste. Et c'est un travail, vous savez.
- Je n'en doute pas mais...
- Mais vous hésitez. Pourtant il vous manque sûrement quelque chose.
- Je ne sais pas. Je vais quand même jeter un coup d’œil.
C'est ainsi que j'ai acheté le contenu d'un tiroir que la dame avait mis des années à remplir et qui, sans doute, ne me servirait à rien.
- Vous verrez, a-t-elle ajouté, vous ne pourrez plus vous en séparer.


3. Je n'ai pas pu m'en empêcher : j'ai volé un petit jardin - à une vieille. Pas grand chose : un banc, quelques œillets, un lilas avec sa mésange. Je l'ai mis dans ma chambre, sur la grande table du fond. Comme ça, le soir, quand je cherche un endroit tranquille mais proche, je me promène de ce côté-là et parfois, j'y fais des rencontres.


4. Il a plu.
En sifflotant un homme passe avec une échelle, un autre avec une corde, un troisième avec un seau. Ils ont un petit chantier de tuiles et d'oiseaux pas loin. Pourtant, à les voir, comme ça, débonnaires, un sourire au coin des lèvres, des feuilles et des brins d'herbe dans les cheveux, on dirait des gens du dimanche, des pêcheurs. Qui m'a dit, un jour, qu'à Bordeaux, après la pluie, on attrapait des truites sur les toits?


Thierry Metz

03:53 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

07/01/2020

"Jacques Dupin, comment se porte pour vous aujourd'hui la poésie en France ?"

Il n’y a jamais eu, en France, à ce jour, autant de poètes écrivant, publiant, lisant en public, autant d’éditeurs et de revues de poésie, autant de subsides de l’État pour les soutenir. Certes ils ne sont pas lus. Mais qu’importe. Ils sont là, livres ouverts. Et malgré d’immenses scories, il n’y a jamais eu autant de poètes dont la présence, l’expérience et la pratique soient aussi singulières, instauratrices. La poésie française aujourd’hui est accidentée, contradictoire, intensément vivante. Elle brasse les eaux de multiples courants. Elle accueille et incorpore, comme des ferments qui la stimulent et la transforment, les voix venues d’autres lieux, d’autres langues, d’autres temps. Elle traduit, elle engrange à l’infini. Et dans le miroir de sa lecture innombrable, elle se réfléchit, se met en question. Elle assouplit sa trace, élargit son horizon. S’ouvrant aux souffles du dehors, elle approfondit la découverte et le dénuement de soi. Son ouverture, sa porosité, deviennent son identité…

La poésie telle qu’elle est reçue, ou plutôt conduite, égarée, perdue de vue, me suffit et me comble. Elle n’est pas, et refuse d’être, un genre littéraire, un produit culturel, une marchandise éditoriale. Elle est, par bonheur, déficitaire dans les calculs de marketing. Elle est irrécupérable par l’ordinateur de la diffusion et la herse médiatique. Elle n’a pas de rayonnement au sens où vous l’entendez car elle a renoncé, depuis le premier jour, à l’éclat public, pour l’irradiation dans le corps obscur, la déflagration invisible et les transmutations souterraines. Elle est écriture vivante, écorchée – ou non-écriture en activité dans le sous-sol de la langue – ou projection du désir et des mots de chaque jour dans le balbutiement du futur. Donc absente, donc absente du marché – et c’est là le vrai sens de votre question…

La poésie n’a besoin que de mots. Elle peut exister sans les mots. Elle peut se passer de table, de papier, de tremplin. Elle n’a aucun besoin d’être vendable, d’être lisible. Elle se contente de peu, et de moins encore. Elle vit de rien. Ou de l’air du temps. Du désir, et de la mort. Et du vide qui la soulève… Pourtant elle s’adresse à quelqu’un. A un lecteur inconnu. A l’inconnu de tout lecteur. Elle ne s’accomplit pas sans un partenaire inavouable. Elle en respire, elle ne se détend, que tendue par le désir de l’autre. L’autre étant l’inconnu, elle étant l’absence toujours… Elle va, elle creuse son trou, ou dérive à la surface, ou s’évade à la cime de l’air. Elle est absente, et respire, par le battement noir d’une solitude qui est confrontation avec la langue, avec la mort de la langue, avec sa résurgence éclatée.

Jacques Dupin
1986

Georges Jean (1920-2011)

DANIEL 8.jpg

Daniel Martinez, Le règne végétal

 

*

 

Naisse un poème
Qui grignote le papier blanc
Naisse un visage sans visage
Aux yeux larges comme le vide
A la bouche de sel et d'ombre
Un corps plus absent que l'espace
Autour de l'attente étendu
Naisse une trame de poussière
Une larme de boue séchée
Un poing qui retient la lumière
Une flamme la mer l'été
Les vagues lentes sur la plage
Où vont les cavaliers du temps
Plonger leurs crinières d'orage
Remplir de lune leurs fronts blancs
Naisse une pierre sans éclat
Une muraille de silence
Naisse un mot d'encre de bitume
Un mot qui ne s'efface pas
Gravé dans le sang dans la brume
Aigu comme l'acier tranchant
Comme la lame des tempêtes

Naisse un poème.

 

                     Georges Jean

06:21 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)