12/09/2020
Pierre Alechinsky, par Jean-Christophe Ribeyre
ALECHINSKY, DE CHAIR ET D’ENCRE
Comme Christian Dotremont, Pierre Alechinsky est un être d’encre.
Alechinsky, Dotremont : toute la vie passe dans l’encre de leurs veines, à tel point que Dotremont devint un jour « Logogus », l’homme-logogramme, le traceur limpide des mots offrant leur danse mal assurée, leurs cabrioles parfaites, comme jaillis tout droit des neiges du présent, et qu’Alechinsky, dont l’instinct de peindre s’est renforcé au contact de celui-ci, est passé maître dans l’art de rendre à la nuit secrète de l’encre son évidence de lumière.
Au mois de mars 1949, Pierre Alechinsky encore inconnu visite l’exposition Cobra « La Fin et les Moyens », organisée par Christian Dotremont à Bruxelles. Fasciné par les tableaux d’Asger Jorn et Karel Appel, il prend part peu de temps après aux activités de Cobra et devient rapidement l’un des membres les plus dynamiques du mouvement. Il crée à Bruxelles une maison communautaire, « Les ateliers du Marais », qui constitue un centre de recherches pour Cobra. En ce lieu d’accueil, se croisent un grand nombre de créateurs d’importance : outre Christian Dotremont, Asger Jorn et Karel Appel, on y retrouve Hugo Claus, Jean-Michel Atlan, Pol Bury, Oscar Dominguez, Franz Hellens, Edouard Jaguer, Jean Raine, Raoul Ubac, André Souris…
Cobra se veut en rupture du surréalisme et propose de retrouver le plaisir de la peinture, l’enfance de peindre, loin des « canons » et des théories esthétiques dans lesquelles se complaisent parfois les surréalistes de l’époque. Autour de Jorn et Dotremont, différentes personnalités se côtoient, travaillent ensemble, c’est l’invention des « peintures-mots » : les poètes peignent, les peintres écrivent, luttent, fraternisent, débattent, « entr’inventent », proposent des œuvres collectives dont le principe souverain est la spontanéité. C’est un vent nouveau qui souffle alors du Nord, notamment sous l’influence de peintres danois venus de la revue Helhesten, de poètes belges issus du Surréalisme révolutionnaire et de peintres néerlandais qui formaient le groupe Reflex. Mais l’aventure ne dure qu’à peine quatre années. Dotremont et Jorn, hospitalisés au Danemark, confient à Pierre Alechinsky le soin d’organiser la « Deuxième Exposition internationale d’art expérimental Cobra » au Palais des Beaux-Arts de Liège. Cette exposition fort réussie marquera néanmoins la fin de Cobra en 1951. Alechinsky ne rompt pas pour autant avec ses amis d’alors et demeure intimement lié à Jorn et Dotremont.
Asger Jorn, qui a treize ans de plus que lui, encourage Alechinsky à se détourner de « l’esthétique », comme le montre cette lettre datée de mars 1954 : « D’abord notre conception de l’art [n’] est pas esthétique. Nous refusons d’abord que la peinture appartien[ne] à ce qu’on appelle les « beaux-arts », seulement. […] Je suis arrivé à considérer la peinture comme une lutte éternelle entre l’esthétique et l’éthique, une contradiction complémentaire. » Alechinsky avait été frappé par cette phrase inscrite par Dotremont sur une toile d’Asger Jorn : « Il y a plus de choses dans la terre d’un tableau que dans le ciel de la théorie esthétique ». De Cobra, Alechinsky a su maintenir intacte cette jubilation de travailler avec d’autres créateurs, comme le font les enfants, ce plaisir sans borne de voir s’élaborer une œuvre à laquelle chacun apporte sa contribution.
« Il y a maintes façons de se retrouver à deux sur une même surface de papier. Le trait abandonné par l’un est repris par l’autre dans un sens étonnamment adverse, ou complémentaire, ou décoratif, ou explicatif. Du côté de mes amis de Cobra, le trait partagé avec Asger Jorn donnait le vertige ; avec Karel Appel, à chaque détour il contenait une chausse-trape dont il fallait s’échapper ; avec Christian Dotremont, peintre de l’écriture, selon que ce soit lui ou moi qui commencions, c’était tantôt une illustration écrite, tantôt un commentaire peint. Expériences différentes avec Antonio Saura, Walasse Ting, Matta… L’esprit en un même lieu change de rêveurs » note Alechinsky dans Remarques marginales.
En 1954, un tournant s’opère dans son travail. La découverte des peintures à l’encre de Walasse Ting est une véritable révolution. Sa façon d’aborder la peinture va prendre un tour nouveau. Walasse Ting lui révèle la manière chinoise de peindre : le papier est posé au sol, le mouvement du bras est différent, ce qui induit un autre rythme, la main tenant le pinceau se trouve comme équilibrée, contrebalancée par la main tenant le pot d’encre. C’est tout le corps qui peint, qui participe à l’élaboration du tableau.
« En octobre 1954, j’observe à Paris Walasse Ting, dans sa piaule du quartier chinois, passage Raguinot : il est accroupi devant son papier. Je suis les mouvements du pinceau, la vitesse. Très important les variations de la vitesse d’un trait, accélération, freinage. Immobilisation. La tache inamovible légère, la tache inamovible lourde. Les blancs, tous les gris, le noir. Lenteur et fulgurance. Ting hésite, puis tout à trac la solution, la chute du chat sur ses pattes. Dernière figure gracieuse au-delà du papier. »
En 1955, Alechinsky séjourne plusieurs mois au Japon où il s’initie aux techniques de la calligraphie. Il y tourne un film, intitulé Calligraphie japonaise, avec l’aide du cameraman Francis Haar. Ce film obtiendra un vrai succès, la musique est composée par André Souris, ancien membre du groupe surréaliste bruxellois, et le commentaire lu par Roger Blin est rédigé par Christian Dotremont.
C’est à cette époque qu’Alechinsky va progressivement abandonner l’huile pour travailler à l’encre et à l’acrylique, comme l’explique Michel Draguet dans un bien beau livre intitulé Alechinsky de A à Y, publié chez Gallimard : « L’acrylique se révèle plus souple que la peinture. Sans s’interdire les matités d’une pâte, elle réagit à l’instar de l’aquarelle et magnifie davantage le timbre du pinceau. Par son séchage rapide et par sa fluidité, elle offre une solution de continuité entre dessin et peinture. »
En faisant dialoguer l’encre et la peinture acrylique, Pierre Alechinsky est passé maître dans l’art de ce qu’il nomme les « remarques marginales », c’est-à-dire l’art de dessiner à l’encre les bordures d’un tableau. Dans Central Park (1965), l’une de ses œuvres majeures, le cadre noir et blanc (encre) se transforme même en une sorte de récit se déroulant à la périphérie du tableau coloré (acrylique). Ces « remarques marginales » évoquent d’une certaine manière la bande dessinée dans la mesure où les prémices d’une histoire semblent s’écrire sous nos yeux. La bordure du tableau propose un contraste entre d’une part le noir et blanc et la couleur, et d’autre part la mobilité du « récit » et la fixité du centre. « L’enchâssement des « remarques marginales » et de prédelles induit un processus temporel au terme duquel le tableau vibrera de rythmes multiples. Par cette tentation de faire de la peinture, après une bande dessinée, un cinéma de papier. A la réalité traditionnelle de l’art du dessin en répond une nouvelle, centrée sur le découpage narratif et sur le montage suggestif » écrit Michel Draguet. Quelques années plus tard, Alechinsky inversera le procédé, il encadrera ses encres par des bordures colorées, comme dans La Mer Noire (1988-1990), œuvre magnifique dédiée à la mémoire de son père.
Alechinsky fit le chemin inverse de celui de Dotremont. Son itinéraire artistique le conduisit de Cobra au surréalisme, dont il se sentait proche à bien des égards. En 1965, André Breton l’invite à participer à la Xe Exposition internationale du surréalisme. « L’Ecart absolu », avec Roberto Matta, Marcel Duchamp, Toyen, Enrico Baj, Wifredo Lam… C’est l’une des qualités d’Alechinsky de ne pas se complaire dans des positionnements « sectaires ». Il exposera donc son célèbre Central Park aux côtés des surréalistes dont Cobra s’était pourtant fortement démarqué.
Mais Alechinsky n’a pas bu qu’aux fontaines du surréalisme et de Cobra, il est également le complice de beaucoup de grands auteurs de notre temps, il participe à l’élaboration de nombreux ouvrages de bibliophilie avec notamment Yves Bonnefoy, Michel Butor, Jean Tardieu, Ionesco, Gérard Macé, Cioran, Pierre Michon ou encore Salah Stétié. Il illustre aussi des livres d’Apollinaire, Cendrars, Jarry et Balzac.
En 1967, il publie chez Losfeld Le Test du titre, 6 planches et 61 titreurs d’élite, rappelant les jeux surréalistes auxquels participaient en leur temps les membres du groupe réunis autour d’André Breton : à partir de six eaux-fortes d’Alechinsky, plusieurs artistes proposent des titres confrontant ainsi des interprétations fort différentes. Par exemple, une même image peut être nommée « Es-tu là ? » par Wifredo Lam, « L’Horreur du vide » par Philippe Soupault, « Placards pour un dragon écolier » par Alain Jouffroy et « We are Capitalists » par Walasse Ting ! Alechinsky s’est beaucoup interrogé sur les relations qu’entretiennent le tableau et son titre :
« Voir à distance, ou de près (c’est selon), offrir à une image muette un prénom, une citation, une phrase, une information, une rétention, une ironie, une tirade, un hommage, un poème ou une gifle, le titreur connaît le travail. Mais le langage dépasse la pensée, se tient en retrait, joue en dessous, s’adapte sur les côtés, tombe de haut si rarement juste sur les choses, qu’il y a peu de raisons pour qu’une image neuve se love sans avatars dans des mots qui ont déjà servi à tous. Le titre est une greffe, un nœud dans un mouchoir psychologique pour ne pas oublier de penser à… »
Cette « greffe », ce « nœud dans un mouchoir » n’exclut ni l’humour, ni le jeu de mots, on pense par exemple aux œuvres intitulées Le Complexe du sphinx (1967), Mon mari sans gain (1980), On est prié de garder les siens en liesse (1999)…
Lorsqu’on observe les toiles peintes au cours des années 1980, telles que De toutes parts (1982), Bourrasque (1983) ou La Mer Noire (1988-1990), on est frappé de voir combien l’encre et l’acrylique forment à la fois un contraste saisissant et une unité forte. Au centre du tableau, la nuit de l’encre, immobile, ténébreuse, aspire dangereusement le regard tandis que tout autour circulent les couleurs, créant un flux ininterrompu de lumière. La clarté, extirpée d’un chaos d’encre et de nuit, apparaît comme une aube apaisante, salvatrice, nous libérant aussitôt des gouffres dans lesquels nous sommes toujours si prompts à tomber. Ces œuvres inquiètent et apaisent tout à la fois, en un incessant mouvement de retour.
Alechinsky travaille également à partir de supports pour le moins insolites. En 1981, il expose à Paris, Galerie Maeght, des encres « sur cartes de navigation », puis en 1984 à l’abbaye de Sénanque, des encres « sur cartes de navigation aérienne ». C’est dire si les vieilles cartes s’avèrent propices à la « rêverie de l’encrier et du pinceau » :
« Observé à l’altitude de mes yeux, aucun rectangle de vélin vierge ne m’inclinera davantage à débusquer l’image – l’oniromancie ? – comme une carte déployée sur ma table basse. Leurs bordures, l’inconnu issu des lèvres d’une montagne, le mystère des taches que sont les grandes agglomérations sur la peau des pays s’y tiennent à découvert. A pied d’œuvre. »
Enfin, Pierre Alechinsky fut l’un des premiers à s’intéresser aux logogrammes de Christian Dotremont, tracés à l’encre de Chine, dont il donne une excellente définition : « Manuscrit de premier jet où contenu et contenant – imagination verbale, mais imagination graphique aussi – s’entr’inventent, allant à une aventure littéraire et plastique quasi indissociable. » Il organise en 1972 la première exposition des logogrammes de Christian Dotremont à la Galerie de France, puis l’exposition « Dotremont, peintre de l’écriture » au centre Wallonie-Bruxelles dix ans plus tard. Alechinsky aime « lire un tableau comme un graphologue regarde une écriture », d’où son engouement pour le travail de Christian Dotremont, qui se propose d’ « écrire les mots comme ils bougent ». Christian Dotremont et Pierre Alechinsky échangeront près de 500 lettres jusqu’à la disparition de Dotremont en 1979. On doit à Pierre Alechinsky d’avoir perpétué la mémoire de son ami en publiant chez Galilée des brouillons inédits de textes laissés en suspens intitulés Dotremont et Cobra-forêt, qui retracent les grandes lignes de l’aventure de Cobra.
Jean-Christophe Ribeyre
publié in Diérèse 47 (hiv. 2009-2010)
06:34 Publié dans Arts | Lien permanent | Commentaires (0)
11/09/2020
"La mesure perdue" : Daniel Martinez
Des iris mauves se renvoient les reflets que l'eau tient suspendus. C'est au-dedans que la bouche libère la mesure perdue, le pincement des cordes et l'écume des petites cruautés quotidiennes. C'est au-dehors que les stries de la mémoire se font corps, empruntant les figures des plantes quand toutes choses se précisent, chacune cherchant où poser son ombre.
Elles sont, âme oublieuse multipliée, demeure de la langue, dans la délicate alchimie des odeurs. Aux lieux-dits de hasard, au cœur de l'éclaircie jusqu'aux éclaboussures des feuillus, la nue plus fluide paraît, où les vents ont joué, où le temps, sur le vide s'est posé.
Tu pleures la figure initiale, quelque part en nous vacante. Remous des sables, coquillages perliers, ainsi se redessine à mesure l'objet de nos désirs : magnifiés. A fleur de peau, poussières d'émois, mille et un : point aveugle parmi les frondaisons.
Daniel Martinez
11/9/2020
Lu Shan
11:04 Publié dans Variations | Lien permanent | Commentaires (0)
10/09/2020
Recension de Diérèse 78 sur le site de Recours au poème
Bonjour à toutes et à tous,
C'est en des termes élogieux que Carole Mesrobian (mille mercis à elle) parle de Diérèse 78 sur le site de Recours au poème !
N'hésitez pas à vous y reporter, c'est à la rubrique de la "Revue des revues"...
Je continue le travail de composition de Diérèse 79, chronophage vous vous en doutez mais ô combien passionnant. Pour reprendre l'expression : "Quand on aime on ne compte pas" et dans la logique de cette démarche, c'est pour votre serviteur une sorte de marathon (non masqué, bien heureusement).
Relecture tôt ce matin des "Propos détachés du pavillon du Sal" de Tu Long. J'en ai choisi un pour vous qui me lisez, régulièrement :
"Un nuage irisé charme les yeux mais il n'en reste rien un instant après. Une eau vive ravit l'oreille mais est déjà passée sitôt entendue.
Si nous pouvions regarder la beauté comme un nuage irisé le poids funeste de nos actes en serait allégé. Si nous pouvions écouter la musique comme une eau vive notre vie intérieure serait-elle vulnérable ?"
Cette attention à la vie intérieure m'est chère, dans un monde qui la veut la plus transparente possible alors que par définition elle touche à la sphère primordiale et n'a de ce fait pas vocation à se confondre avec les us et coutumes du temps présent, pas plus qu'à se prêter aux données quantifiables de la sphère publique.
Amitiés partagées, Daniel Martinez
11:23 Publié dans Diérèse 78 | Lien permanent | Commentaires (0)