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09/11/2020

Editorial du numéro 70 de "Diérèse" : Olivier Massé

Je n’ai pas envie de pester, ici, contre la dévaluation contemporaine du langage, l’invasion médiatique ou numérique, l’impérialisme du marché, l’esprit frivole du temps, que sais-je encore, qui nuirait à la poésie et à son lectorat. N’y a-t-il pas enfin dans la création comme dans la réception, quelque chose qui, par elle-même, par le lien qu’elle offre, s’impose ? Ah !, la belle croyance. Et, véridique, je le crois encore. Cependant, force est de reconnaitre au poème une difficulté certaine à trouver sa place, socialement. Dans les rayons des librairies qui font l’effort d’en présenter, difficile d’y voir clair, en l’absence d'ordonnancement possible, difficile même souvent de comprendre l’objet d’un recueil en ne se référant qu'à la quatrième de couverture (l’évidence intéresse d’autres genres…). Restent les revues, certes, présentant des auteurs reconnus, d’autres moins, d’autres pas du tout. C’est un grand mérite. Mais elles répugnent souvent à trier, mettre en exergue un recueil contemporain au-dessus de tous les autres… (aurait-on moins de scrupules s’agissant d’autres genres littéraires ?). C’est peut-être aussi que l’on ne sait. Que l’on ne peut pas savoir, déjà. Alors oui, s’il faut pester, je pesterais contre cette absence de socialisation. Et je serais injuste : salons, festivals, lectures et performances, rencontrent un public, le créent, réveillent en lui un désir. Dépendants de volontés, d’aides, ces événements peuvent sembler fragiles… Qu’ai-je donc, à mon tour, à rêver d’ailleurs ? Ah, je sais… je dois songer à ces concours antiques, ou encore aux épinicies, ces poèmes composés pour les athlètes vainqueurs des jeux, et qu’un chœur leur chantait sur le chemin du retour…
Assurément multiple et unique, irréductible, la poésie. Un cri, un éclat, entre chair et cendre… Mais non, la poésie n’est pas toujours, du moins en apparence, si tragique… Comment en appréhender toutes les formes, toutes les expressions ? Cela est impossible. Certes, recueils et revues contemporaines aident à diversifier une palette de références. Un recueil, c’est fort, cela a une unité (en principe), parfois plusieurs. Une revue, elle, offre l'avantage de réunir plusieurs talents, de faire entendre plusieurs voix, de thématiser et d’analyser aussi, quelque peu. Au fur et à mesure des lectures, la même impression.
Il y a pourtant – peut-on dire ? – des styles. Et l’on peut avoir ses préférences, s’exposant à être alors, malgré elles, souvent heureusement surpris. Parfois, certes, plus particulièrement, l’accent semble bien être mis sur la forme, ou sur un effet d’originalité dans l’écriture : mise en relief des mots, parti-pris d’un lexique prosaïque, jeux syntaxiques et morphologiques… Sans doute est-ce cette recherche qui caractérise plusieurs écritures contemporaines : effets de suspension, de mise en valeur de mots par des blancs, de rejets, des usages typographiques – tel celui de l’italique – étendus. Cela va dans le sens, me semble-t-il, d’une poésie faite d’attention à l’expression, forçant à s’attarder sur elle-même plutôt qu’à passer outre. Nous y sommes donc : une poésie formelle sans l’être réellement. A l’inverse, peut-être, le rythme contemporain peut s’emballer volontiers, rechercher l’accumulation, l’absence de pause, se rapprocher d’un monologue théâtral dense et rapide, d’un exercice oratoire ou incantatoire (et là nous nous retrouvons tous). Effet des performances où il faut saisir, réveiller presque, l’auditeur ? Les lectures publiques, heureuses, ne sont-elles que cela ? Sans doute pas. Encore une fois, c’est toujours, on le voit vite, un choix, dont le lecteur mesurera l’intérêt.
À travers les lectures, une impression aussi, cela arrive sans doute nécessairement, de déjà-vu, de thématiques éternelles : nature, ou cosmos (éléments, saisons, végétaux… à quoi j’ajouterais cette rencontre de l’être et d’un parcours, géopoésie, moderne aux allures de récit), lyrisme (amour bien sûr, érotisme, le corps parle aussi – enfin il le peut ! – en poésie…), l’être (l’autre, le devenir, la présence…) et la mort (douleur, deuil, absence…), jeux de langage rejoignant une pulsion vitale (création, surprise, chant, rythme et cris…). Impression fausse. Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. Un point qui surgit, bouleverse, dévoilement de l’intime d’un autre qui devient le mien. Expression d’une différence qui ne peut se dire autrement, qui veut se dire car il n’est plus possible de continuer ainsi… Pour cette voix en effet, le monde ne dit pas tout, n’est pas ce qu’il prétend être. Un ami me demandait récemment de dire, sans trop chercher surtout, ce qui me revenait souvent à l’esprit, comme poésie, ou m’était revenu à certains moments essentiels… Je pensais aussitôt à ce vers de Racine Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux. Oui, le vers est élégant, fluide et lumineux… La suite, elle, est à l’opposé : Et moi, triste rebut de la nature entière / Je me cachais au jour, je fuyais la lumière… Lui-même, plus moderne, me citait Ariane Dreyfus : Parfois je voudrais me coucher dans mon passé, je sais qu'il est tout noir, mais chacun doit venir dans sa nuit. Une expérience radicale de difficulté, de moments de différence dont le monde ne tient pas compte, ombres bouches ouvertes, cris mains sur les oreilles, piétinements, torsions, rythmes et chants, transes… Alors, les petites fleurs ? Ne nous y trompons pas : plus doucement, c’est aussi cela, le chant, la révélation, l’éclat dans les choses qui ne sont petites que dans un langage dominant.
Oui, il y a quelque chose à dire, parce que le monde ne le dit pas, ou pas assez, ou pas comme il faut. Je citerai l’ouvrage récent de Mathias Lair, Il y a poésie : Qu’est-ce qui t’appelle ainsi ? Sous ton regard, le monde n’est plus ce qu’il est. Expérience d’une voix qui s’impose, où nous vivrions au bord du monde : Le plein s’est défait, tu fréquentes le creux d’un silence auprès de quoi tout verbe est un bavardage. Au bord du monde… au point peut-être où tout peut s’anéantir si on perd de vue le monde, ou si on sait trop ce qu’il est (car, enfin, si on le savait, y aurait-il place ?).
La poésie nous fait dire : « oui c’est cela », sans analyse. Intense et chargée d’absolu, de l’ordre du mythe. Communiquant immédiatement à tous la vérité de son pouvoir incarné dans les mots et dans le chant : Apollon s'élève jusqu'à l'Olympe, et, rapide comme la pensée, pénètre dans les demeures de Jupiter pour se rendre à l'assemblée des dieux ; aussitôt les Immortels consacrent tous leurs instants au chant et à la lyre (Homère, Hymne à Apollon).


Olivier Massé

Editorial du numéro 64 de "Diérèse" : Jean-François Sené

La poésie ne me parle pas plus que la peinture, la musique, la sculpture ou l’architecture. Pourquoi le ferait-elle d’ailleurs ? Tout comme ces autres arts, elle est bien présente, tangible à sa façon, et cela suffit. Petite église ou gratte-ciel, elle se dresse, verticale, sur la page blanche, improvisation de jazz, elle s’écoute, rythmée, inattendue, statue de Maillol, douce et ronde, ou de Giacometti, éthique et sinistre, elle blesse ou se caresse, se contemple dans Le Cri de Munch ou la jungle du Douanier, en silence, sans bruit sauf celui du frisson des sens.

Mais est-elle pour cela muette ? Non. Elle me susurre à l’oreille l’indicible du monde, m’enivre, me berce, gémit parfois, hurle sa douleur ou celle des hommes. Elle disperse l’obscurité qui m’envahit le soir, efface les plis de ma mélancolie, émaille mon esprit d’images improbables empreintes de vérité.
Elle tend un pont de cordes entre les cultures, abat les murs sans armes ni effets de manches, terrasse le taureau de l’ignorance "a las cinco en punto de la tarde", dévoile la beauté nue des femmes et les minces bonheurs de la vie, égrène le temps à l’infini.

La poésie chante sous la pluie, sourit au soleil, réchauffe l’hiver de mon mécontentement, fleurit le printemps, aquarelle l’automne.

Avec elle je partage l’exil d’Abdellatif Laâbi ou de du Bellay loin de son petit Liré, le shamanisme rugueux de Ted Hughes, le rire grinçant de Desnos déporté, l’amour objectif de Breton, celui à fleur d’âme d’Éluard, les intermittences du moi de Proust, l’ancienneté ô combien moderne d’Apollinaire trépané, le lyrisme fragile de Rilke, les fêtes de Verlaine entre deux verres de fée verte, l’illumination maudite de Rimbaud, la morale désabusée de La Fontaine, la sage sobriété de Li Bai, les passions cachées de Shakespeare. Elle me guide dans le désert peuplé d’ombres de Saint-John Perse, les cercles de Dante, m’entraîne dans le Transsibérien de Cendrars, la forge sonore et résistante de René Char.

On s’étonnera peut-être de trouver ici Marcel Proust. Et pourquoi ? D’ailleurs j’oublie tant de voix qui résonnent en moi, présentes et déformées par une mémoire défaillante, mais qui reviennent parfois le soir avec une insistance pressante et hallucinatoire.

La poésie m’est sœur et frère, rien de plus, rien de moins, et chacun sait qu’il n’est alors nul besoin de parler pour s’entendre, se comprendre, s’aimer.

À présent, laissez-moi rêver des signares du griot Léopold Sédar Senghor ou de la Maja desnuda de Goya.

 

Jean-François Sené

Editorial du numéro 77 de "Diérèse" : Alain Duault

Le sens de la poésie


La poésie est comme le ciel, immense et changeante. Comme le ciel elle peut apparaître bleue, transparente, vaste interrogation sans fin ouverte sur un rien qui n’est pas rien, ouverte sur une "transcendance". Ou chargée de signes, de nuages, de questions sans fin elles aussi. Elle délivre en fait le témoignage exacerbé d’un sentiment de la langue qui s’apparente à cette course incessante du temps que semblent figurer les nuages cherchant un sens dans le ciel. Comme si le passage des nuages inscrivait une durée dans le battement infini du temps. Pour y ouvrir quel sens ?
Il y a de l’inexplicable dans notre monde infini mais nous pouvons aimer cet inexplicable : c’est là que s’inscrit le geste accompli par la poésie, cette sublimation de l’instant qui nous rend présents au monde au-delà de la compréhension même. Angelus Silesius écrit : "La rose est sans pourquoi, / Fleurit parce qu’elle fleurit, / Sans souci d’elle-même / Ni désir d’être vue". Ce quatrain célèbre "éclaire" ce qu’est la beauté dans la poésie – sans pourtant élucider ce mystère. Peut-être même l’accroit-il mais le mystère est aussi un des chemin de la connaissance esthétique. Souvenons-nous de la phrase d’Einstein : "Le plus beau sentiment du monde, c’est le sens du mystère". Peut-être parce que la poésie, comme la beauté, ne résout rien : elle n’est pas là pour ça ! Et nous demeurons toujours obscurs à nous-mêmes. La poésie, alors, nous invite en son jardin obscur.
En fait, la poésie ne répond pas quand on l’appelle mais questionne toujours ce qui apparaît : elle ne croit pas, elle guette – et c’est pourquoi le poète est bien ce "guetteur mélancolique" : avec sa langue pour tout bagage, il arpente la vie et la mort, toutes les vies qu’il croise et noue, il est au milieu de la toile, rien ne doit lui échapper même (et surtout) quand le sommeil brûle ses paupières. Il est aux aguets, il observe et creuse la nuit immémoriale, il tente d’écouter mieux, au-delà de la rumeur du monde, de donner des couleurs aux ombres, de dessiner des cartes pour avancer à tâtons dans notre obscurité-de-vivre.

C’est cette douloureuse obsession d’une intimité à dévoiler qui fait de la poésie un froissement discret mais interminable par essence – car cette intimité résiste au dévoilement. La poésie n’est pas la même pour tous et pour chacun : la nuit est son tamis dans la fièvre orpailleuse. Elle livre des combats comme ceux que Van Gogh livrait à la lumière. Elle nous parle de nous ou d’un autre qui doute de nous. Elle n’aspire qu’à tendre à chacun une lame pour fouiller encore cette chair ancienne qui tremble. Elle veut réveiller l’abandon, écarteler la langue obscure qui n’avoue pas, approcher la beauté, ce qu’elle a de fragile. Elle cherche la manière – car elle sait que pour tutoyer les dieux, il ne faut pas leur parler trop fort.
En fait, le poète se pense comme un voyeur d’effondrements alors qu’il est un ingénieur des rêves. C’est dans cet entre-deux de l’être et du vouloir qu’il continue de voyager avec la langue, de témoigner de son époque et de sa vie – fût-elle une illusion. Car la poésie passe par ces expériences, la mort, la rage, la lecture, la contemplation, la marche, la rencontre, le soir et le matin, le silence des mots, l’importance d’un brin d’herbe, l’élan de l’animal, son souffle, le désir, la peau, les couleurs, la mélodie des choses que décrit Rainer Maria Rilke : "Que tu sois environné par le chant d’une lampe ou par la voix de la tempête, par le souffle du soir ou le gémissement de la mer, toujours veille derrière toi une vaste mélodie, tissée de mille voix, où de temps à autre seulement ton solo trouve place". Elle s’interroge sur le qu’est-ce que "une forêt, une prairie, une rivière, un visage. Elle cherche du sens jusque dans l’insensé, l’excès, la chair du ciel. Elle se fait un monde de tout. Mais est-ce un monde où habiter ? Bien sûr, Hölderlin dit qu’"il faut habiter poétiquement le monde" – mais comment ?
Si la poésie a un sens, il faut le chercher dans tous ces feux qui brillent sur la mer de nos nuits.


Alain Duault