241158

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

08/11/2020

Editorial du numéro 74 de "Diérèse"

La poésie pourrait être une histoire de retour, le chant de ce voyage vers un point d’un territoire que nul ne saurait cartographier. Là, nous ne devinerons ni qui ni quoi devrait nous attendre.

La poésie voudrait rendre tangible notre présence au monde, autre parmi les autres.

La poésie procèderait d’un très ancien dialogue avec ce monde.

La poésie représenterait une manière de se tenir en un bref écart de ce même monde, comme pour mieux en percevoir tous les possibles. Dans la rumeur des philosophies du consentement, parmi tous ces assortiments de pages complices de la soumission de l’homme aux conditions d’une société présentée comme un ensemble unique où la vie offrirait de rares et incomplètes formes, elle ne saurait se contenter de rester un alibi, une bonne conscience mise à jour en certaines saisons.

La poésie serait la passion de l’impossible. Aussi ne pourra-t-elle être oubliée parmi les ornements d’une culture qui se révélerait travestissement des défections commises au nom de l’exclusive esthétique d’un quotidien dénaturé.

La poésie ferait apparaître cette mémoire qui n’est pas un incessant recours au passé mais un vivifiant tremblement qui offre l’histoire à notre présent. La poésie dévoilerait ce qui subsiste au plus profond de la mémoire, dans notre imaginaire le moins convenu, le moins immédiat. La langue, elle aussi, est une terre, et moins mentale que l’on s’ingénie à le croire, avec une syntaxe qui soulève le réel et suggère l’action des hommes, avec des mots surtout, ces gestes de la pensée, qui déclarent un enracinement et une permanence (Claude Esteban). Sans prétendre délivrer de révélation, par son témoignage qui ne rédige pas de procès-verbal, par le froissement d’une image, le miroir placé à l’endroit exact la poésie fera surgir cette présence que l’on croyait ou que l’on voulait oubliée. Une mémoire traçant des mots écrits avec les traits d’une lumière imparfaite sur les pages toujours recommencées de l’oubli. Une mémoire qu’éveille la beauté, qui parle dans une langue singulière pour retrouver ce que les hommes ont en partage.

Le poème serait le créateur d’un événement tentateur, d’un apprentissage qui, par ce regard nouveau, permettra à nos sens d’éprouver d’inédits usages. Là résiderait une vraie radicalité, qu’aucune idéologie ne pourra résumer.

Origine devoir inachevable continuelle incertitude où nous reprenons voix

là après le feu s’élève la langue.


Eric Barbier
5 septembre 2018

Editorial du numéro 72 de "Diérèse" : Béatrice Marchal

Je l’avais cherchée dans les livres, où certains disaient bien la connaître, décrivant à l’envi, au long des pages, ce qu’elle était. Les sarcasmes autant que les louanges proférés laissaient croire qu’un long palmarès – de textes et d’auteurs – existât, qui justifiait l’adoration comme le mépris. J’avais frôlé la brouille en m’enquérant naïvement des critères de pareilles passions.
Elle était ailleurs, oh ! pas bien loin, d’une discrétion extrême, avant tout effrayée qu’on veuille se saisir d’elle, en propriétaire. Devant l’insistance de ma recherche, devant ma patience, sans doute aussi parce que j’étais sans calcul, elle s’est approchée sans bruit, sans prévenir, « celle qui vient à pas légers »* – et elle m’a mis le désir au cœur. Je me suis sentie envahie d’un amour qui, dans l’ignorance de son objet précis, avait conscience que les mots désormais lui seraient essentiels ; ils le serviraient en intermédiaires, traducteurs, intercesseurs.
Vivre avec elle me demande d’être à son écoute sans concession, taraudée, jusque tard dans la nuit parfois, par une parole qui se dérobe ; il me faut la chercher jusque dans mes rêves et dès le matin, toutes affaires cessantes, fournir un travail qui satisfasse son exigence. Mais c’est aussi subir ses fugues, attendre avec inquiétude, prête à saisir le moindre signe pour l’accueillir généreusement, quelle qu’ait été la durée de son absence. Elle revient, sans explication, sans excuses, elle me prend la main, mes alarmes tout à coup remplacées par une joie aussi intense que fugitive.

Comme l’amour, elle ne connaît pas de loi ; elle ne cesse de pointer ce qui n’était qu’apparences et illusion, jusqu’à ruiner de chères mais vaines certitudes, laissant place au mystère du monde, des autres et de moi-même : je m’y risque, les yeux et le cœur grands ouverts, sa main toujours dans la mienne. Bien qu’elle soit née au début des temps, c’est une enfant, elle en a le cœur et l’esprit, où retrempent et revigorent leurs sensations premières ceux qui l’écoutent. Sa présence dans et entre les mots me « permet d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est » ; si inconnu me soit-il, celui-ci me devient soudain merveilleusement proche, nous nous tenons, le temps qu’elle passe, dans un partage aussi intime que précieux, oui, Proust a bien raison de dire qu’ « avec [elle], nous volons vraiment d’étoiles en étoiles ». À ces contacts multipliés, je m’émerveille de tant de découvertes, mes sens affinés m’ouvrent à d’autres plus avant sur le chemin de l’humanité, elle noue entre nous une parole de fraternité.
Et puis, elle est pour moi une aide, précieuse entre toutes, pour combattre un manque, qui, en dépit de trompeuses apparences, ne m’en étreignait pas moins jusqu’au désespoir. J’ai compris qu’avec elle, je pourrais travailler, sinon à le combler, à l'apprivoiser, avec elle je descendrais en moi-même et que j’y trouverais de nécessaires ressources ; elle serait pour moi un guide, difficile, exigeant, dérangeant certes, grâce à qui je m’orienterais, et peut-être accéderais à un meilleur partage.


Béatrice Marchal

_______

* Jacques Réda

Editorial du numéro 73 de "Diérèse" : Jean-Louis Bernard

Quelle place pour la poésie dans le monde actuel ? De René Char avait jailli cette fulgurance : "Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté" (Beauté = poésie, dans le langage codé charien).
Conditions (au moins nécessaires…) pour occuper cette place : ne répondre à aucune définition. Éviter la recherche de l’absolu, la nostalgie du paradis perdu, l’auto-contemplation. Ne pas se tromper d’objet : il n’est ni la réalité, ni la vraisemblance, ni la vérité, plus sûrement le réel (manque ou blessure suscitant l’écriture). Rechercher sans cesse l’étonnement, la stupeur originelle. Être en quelque sorte la monture de toute lueur inhabituelle.
Et aussi clarifier sa position par rapport au sens, à une époque où tout fait se voit affublé d’une explication. "Il y a quelque chose en poésie qui dépasse le sens, c’est la résonance" écrivait Marina Tsvetaïeva. Son, souffle, silence : triptyque de la poésie. Être poète, c’est (tenter de) laisser entrer en soi le vacillement du sens, transmettre le son avant le sens, tout en conservant une trace fossile de ce dernier : seul le son peut s’approcher de ce reliquat que les mots n’ont su traduire.
Ces mots, justement, n’appellent pas de réponse. Du coup, ils creusent l’imaginaire et donnent du temps au Vide, ce vide essentiel dans l’aventure poétique, abysse fondateur qui nous dépose à intervalles réguliers sur nos rivages d’exil. Ainsi, toute écriture poétique qui se veut telle ne peut passer que par une symbiose quasi parfaite entre le vide et les mots, entraînant une transgression inévitable (et rédemptrice) du langage. Pour devenir ce lieu étrange, suspendu, ce non-lieu en somme, le seul sans doute où il soit possible d’expérimenter la mort. Vide, mort : mots dangereux en nos temps de remplissage forcené et de positivisme triomphant.
La poésie peut ainsi être vue comme un exode sans fin vers le lieu d’où tout procède, vers la parole d’avant les mots. Pas de pourquoi, à peine de comment, juste l’instant et le lieu. Juste la veille, les aguets, la disponibilité intérieure. Juste la porosité au monde. Vivre en poésie, c’est vivre dans le sacré de l’univers. Un sacré pas forcément religieux, mais qui touche à l’énigme primordiale de notre présence au monde.
Au fond, la poésie propose l’accès à un monde dont elle est seule à définir les contours et à consulter les archives noires pour en tirer une esthétique de l’imaginaire. Seule aussi à aller jusqu’à l’os du mot et donc se mesurer au gouffre. Car elle nomme le gouffre, non pour l’éclairer, mais pour en être la plus belle résonance. Ainsi, comme la chandelle des tableaux de Georges de la Tour, ne sert-elle pas à donner lumière, mais à sonder ce qui, de l’obscur, se laisse capturer : cette ombre qui structure l’envers, l’autre côté des choses.
Que peut (doit)-elle offrir au lecteur d’aujourd’hui ? Non une échappatoire au monde, mais un monde concurrent. Ainsi seulement pourra-t-elle rendre compte de l’indéfinissable, de ce qui passe en fraude la frontière entre mots et silences. Tout en se gardant de séparer visible et invisible, indissolublement liés par le secret dont le poète est témoin. Car en notre ère où nos vies s’étalent à loisir sur des succédanés de lien social, pourra se dire poète celle ou celui qui se trouvera témoin de la proximité d’un secret, et qui saura en même temps que tout secret éventé porte sa nuit.
À la fois passeur et passage, en somme.
Et pour finir en compagnie de René Char et ainsi boucler le cercle, disons que, à la Fureur de l’époque actuelle, la poésie, simplement, oppose le Mystère. Sans doute la plus belle sorte de résistance.

Jean-Louis Bernard