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27/07/2016

"Pas revoir", de Valérie Rouzeau, éd. Le Dé Bleu, 11,43 €

La poésie, quand elle tient à la parole, est à l'évidence un médium violent, à la fois le plus exaltant et le plus dérangeant. C'est pourquoi la poésie est absente des recueils sans risques, sans ferveur, où les poèmes ne témoignent ni d'un engagement total de l'être ni d'un chant à corps perdu. C'est pourquoi la poésie s'impose par effraction.

Une rencontre aussi soudaine, qui mêle reconnaissance brutale et fragile complicité, attend ceux qui aborderont Pas revoir de Valérie Rouzeau. D'emblée, il y a ce murmure qui se prend de vitesse pour lutter contre un destin qui n'attendra pas : une fille dit l'amour d'un père qui se meurt, et cette douleur de femme conjugue tous les chagrins d'enfant.

Tu n'écoutes plus rien si je parle plus bas.
Ni tu n'entends plus rien des guêpes qui s'occupent de piquer les lilas.
Ni n'en vois la couleur ni celles que j'ai sur moi.
Ces bottes sont faites pour marcher tu ne chantes plus ça.
C'est de la haute fidélité ton silence m'arrête là.

Poème par séquences, thrène déchiré, Pas revoir se lit d'un seul souffle toujours à bout de souffle. Il n'est nullement question ici de produire l'habituel discours du deuil. Ce livre bouleverse d'autant plus fort qu'il invente la voix de ceux qui ne sont pas nés avec une cuillère d'argent dans la bouche, ou le dictionnaire. Comme son père qui récupérait cartons, casseroles, cuivre rouge, aluminium ou nickel, Valérie Rouzeau recycle par bribes des lambeaux de mélodies, des miettes de souvenirs, des bris d'émotions : elle ferraille dans l'or du temps.

                                                                            André Velter

16:48 Publié dans Critiques | Lien permanent | Commentaires (0)

23/01/2016

Petit éloge de la douceur, de Stéphane Audeguy, Gallimard, « Folio », 144 pages, 2 €

Le 4 octobre 2007 a paru cet éloge dont l’époque a grand besoin, lisez plutôt :


   Stéphane Audeguy, auteur de deux remarquables romans (Théorie des nuages et Fils unique, Gallimard 2005 et 2006), fait observer une chose fondatrice : « La douceur n’est pas un pouvoir » (mais elle peut être détournée et devenir une stratégie, un instrument, un subterfuge) ; il ajoute : « Si jamais la douceur parvenait un jour à occuper une situation dominante dans notre société, il faudrait aussi l’abandonner comme on quitte une position, comme on déserte. » En conséquence si « la douceur suppose toujours une affirmation, une joie », elle « commande une sorte de guérilla, avec ses caches d’armes, ses décrochages, ses pièges et ses alliances ».

   Car la douceur, quoi qu’en disent ses détracteurs – qui parlent fort, grossièrement, et détestent par-dessus tout les nuances et la mesure… - n’est pas l’équivalent de la mièvrerie. Doux ne veut pas dire doucereux. Malgré ce que suggèrent les malencontreuses sucreries qui ornent la couverture du livre.
Puisqu’elle est, en même temps qu’un art de vivre, une affirmation, un choix éthique aussi bien qu’esthétique, la douceur, la vraie, est toujours obstinée et véhémente. Militante. Car les doux sont de dangereux conjurés, des activistes sans repos. Ils sont d’ailleurs combattus et moqués comme tels. La référence aux Béatitudes du Christ étant, en la matière, une circonstance aggravante…

   Après ces préceptes qui introduisent à la « vie douce » comme le doux saint François de Sales introduisait à la « vie dévote », Audeguy parle de « l’assujettissement ». Dans un monde de concurrence acharnée et de lutte à mort pour la prééminence, l’injonction essentielle est la suivante : « A chaque instant soyez-vous-même. »

   A l’individu qui va devenir quelqu’un, il est fortement recommandé de prendre la tête d’une « sorte de petite dictature de la République du Moi, une et indivisible, étrangère à toute idée de fraternité, d’égalité et de liberté ». Celui qui déteste la douceur est également dur pour lui-même…

   Mais cette disposition d’esprit et d’âme est parfois onéreuse. Elle conduit même, en certaines circonstances (qu’il ne faudrait pas banaliser) au martyre… « S’il est une douceur affreuse, c’est celle des victimes », écrit l’auteur. Il explique : « Comme si la dernière forme de protestation de la victime est de renoncer elle-même à toute violence, y compris à celle qui est nécessaire à la survie de tout être… »

   Mais avant d’en arriver à ces extrémités, la douceur offre un champ varié et inépuisable de plaisirs accessibles, et même de jouissances. Audeguy, dans l’ordre alphabétique, propose ainsi plusieurs applications, modes et régimes de ces agréments. En architecture (Gaudi et Jean Nouvel) ; en musique, le jazz surtout ; dans la haute couture (Issey Miyake) ; et même au football, en certains instants de grâce (Diego Maradona, marquant un but, « avec une facilité presque étrange, alentie » le 22 juin 1986, contre l’Angleterre… Notons enfin d’intéressants développements sur l’érotisme.

   Il va sans dire que Stéphane Audeguy n’épuise pas son sujet. Emporté, il divague parfois un peu loin… mais toujours en douceur. Et s’il cite Marc-Aurèle – « la douceur est invincible » -, c’est à la rubrique « Optimisme »…


                                                                    Patrick Kéchichian

13:06 Publié dans Critiques | Lien permanent | Commentaires (0)

26/12/2015

"Torpeur", d'Hélène Mohone

Torpeur, éditions de la Cabane, Bordeaux, 2007 (note initialement parue dans Diérèse 52/53, au printemps 2011)

     Hélène Mohone s’est éteinte le 4 avril 2008. Cantatrice, mais aussi plasticienne, photographe et femme de Lettres, elle nous laisse plusieurs pièces de théâtre, une autobiographie et des recueils poétiques. Publié en 2007, Torpeur semble habité par le besoin de témoigner, se raconter par fragments, décrire sans exhibitionnisme la maladie et la mélancolie, mais aussi la passion, l’appétit de vivre : hé! reviens me saisir aux seins viens me saisir de près à aimer pulpe verte tous les fruits et moi (p. 14). Pénétrés par une subtile musique intérieure, les versets s’enchainent selon une logique propre, subjective, au plus près de la mémoire, ce qui n’est pas sans rappeler certains procédés d’écriture automatique, une sorte de lent monologue intérieur empli de sons, d’images et d’odeurs ; comme si seule l’évocation pouvait conjurer le (mauvais) sort, éloigner un moment la voix des ombres (p. 7). Les métaphores surgissent au fil des pages, fusent à l’improviste, saisissent le lecteur, l’entraînent dans un maelstrom de souvenirs, une succession d’instants fugaces : de l’enfance africaine fillette au baraquement tu vois les vieux corps marabouts (p. 19), à l’âge adulte, synonyme de tristesse, de désillusion : les yeux miens à fatigue profonde lassitude et volonté de tenir à ton allure anéantie de moi (p.10). Pudiquement décrite, la souffrance demeure sans cesse présente, en filigrane, comme une permanente angoisse : fille du crâne sortie sanglée cuirasse déjà prête à combattre petite arbalète à la douleur (p. 18). Restent, dès lors, certaines réminiscences heureuses, liés aux amours passés : c’est ainsi Bérénice au ciel que tu déploies tes dents de lait amoureuse maritale (p.14).

     Plurivoque, originale, faisant fi de la ponctuation, la langue d’Hélène Mohone nous entraîne loin, dans un style riche et émouvant, tendu à l’extrême, à la limite de l’imprécation. Tantôt limpide, tantôt énigmatique, Torpeur paraît ainsi proche de certaines phrases désenchantées de Michel Valprémy (1947-2007), écrivain et graphiste bordelais, auquel la plaquette est dédiée : vois tout noir sous le soleil / vois très sombre sous la chaleur (p.11).

                                                                       Étienne Ruhaud

PS : rappelons que des inédits (textes, peintures et dessins) d'Hélène Mohone paraîtront dans le prochain Diérèse, cf rubrique Diérèse.