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25/10/2020

Hommage à Sandro Penna (1906-1976)

Né à Pérugia, il a vécu à Rome jusqu'à sa mort et fut considéré par Pasolini comme l'un des plus grands poètes italiens du vingtième siècle. Proche d'Umberto Saba, sa poésie demeure étrangère au courant hermétique. On citera de lui deux de ses livres traduits en français, ses Poésies (trad. Dominique Fernandez, éd. Grasset, 1999) et Une étrange joie de vivre (trad. de Jean-Noël Schifano et Dominique Fernandez, éd. Fata Morgana, 1979).
Des poèmes inédits de Sandro Penna ont également été traduits in Diérèse. Son traducteur fut : Laurent Chevalier qui nous a quittés (un hommage lui a été rendu in Diérèse 62).

 *

La vie c'est se souvenir d'un réveil
triste d'un train à l'aube, avoir vu
au loin la lumière diffuse : avoir senti
dans son corps rompu la pure
mélancolie de l'air piquant et âpre.

Mais se souvenir de la délivrance
soudaine est plus doux : un jeune matelot
près de moi : l'horizon
c'est le blanc de son uniforme. M'est étrangère
une mer toute fraîche de couleurs.

 * *

C'était l'aube sur les collines, et les animaux
rendaient à la terre les yeux clairs.
Je retournais à la maison de ma mère.
Le train brinquebalait mes bâillements
enfantins. Et le vent frais soufflait sur l'herbe.

Si haut et troublé, le paradis
le paradis de ma vie n'avait pas encore
changé. Mais l'hôte, confus à la terre, neuf,
cherchait déjà l'amour, agenouillé.

La prière se mêlait dans la maison fermée
à l'odeur des livres de classe.
Les cris joyeux des oiseaux flottaient le soir
dans mon ciel angoissé.

* *

Ils m'ont battu. A toi seul, enfant
Je saurais dire que rien, rien n'importe.

Mais je le dis à un reflet de lumière
qui me poursuit, me poursuit dans l'eau morte.

* *

Les portes du monde ne savent pas
qu'ailleurs la pluie les cherche.
Les cherche. Les cherche. Patiemment
la pluie se perd, elle revient. La lumière
ne sait rien de la pluie. La pluie
ne sait rien de la lumière. Les portes,
les portes du monde sont fermées :
clouées à la pluie,
clouées à la lumière.

* *


Les pins solitaires le long de la mer
abandonnée ne savent rien de mon amour.
Le vent les réveille, la pluie
c'est doucement un baiser, le grondement
lointain, le sommeil.
Mais les pins solitaires ne sauront jamais rien
de mon amour, jamais rien de ma joie.

Amour de la terre, joie sereine,
démesurée. Oh tu nous portes
Loin ! Jamais
les pins solitaires ne verront
- la pluie les caresse, le soleil les endort -
ma mort danser avec l'amour.

* *


Automne

Le vent t'a renvoyé un écho limpide
- touchant les sens - des choses que tu as vues
- confuses - durant le jour. Le soleil a paru
tu ne sais te défendre : un chrysanthème
un lac frissonnant et un mince alignement
d'arbres jaunes et verts sous le soleil.

Sandro Penna

trad. Laurent Chevalier

16/09/2019

Andrea Zanzotto (1921-2011)

Deux recueils d'un immense poète

 

Idiome, traduit de l'italien (du dialecte haut-trévisan) et préfacé par Philippe di Méo, José Corti, 15 €

Essais critiques, traduit de l'italien et préfacé par Philippe di Méo, José Corti, 19 €

* * *

Héritier d'une culture italienne plurielle en ses dialectes et lecteur accompli des littératures européennes, le poète Andrea Zanzotto a construit une œuvre ouverte à maints babils, balbutiements, idiomes venus d'horizons divers. Ainsi s'est-il dégagé de tout enracinement en une quelconque tradition, sans s'être voué pour autant aux simples séductions de l'épars.

Né en 1921 à Pieve di Soligo, un bourg de Vénétie dont il s'est peu éloigné, Andrea Zanzotto fut, dès son premier livre, Derrière le paysage (1951), attentif aux failles et fractures qui minaient l'unité de toute culture, comme l'équilibre psychique de tout être. Cette volonté de suivre des lignes de faiblesse et de penser jusque dans ses conséquences linguistiques "l'oxymoron terrible" - l'équilibre de la terreur - lui valut l'admiration d'Ungaretti et de Montale, l'amitié de Pasolini et celle de Fellini pour qui il écrivit certains dialogues de ses films. Elle le conduisit aussi à se défier de l'histoire et des hommes qui croyaient la maîtriser, pour construire une œuvre aussi humble et riche en facettes qu'une "feuille de papier chiffonnée".

Sans doute son projet le plus ambitieux fut-il d'élaborer un inventaire poétique des langues italiennes dans une trilogie dont Idiome (1986) est le dernier volet. Débutée avec Le Galaté au bois (1978), riche en langues nombreuses et suivant en cela l'exemple de Dante, d'inspiration pétrarquiste par sa langue unitaire, elle s'accomplit dans Idiome, où partout affleure le dialecte de Pieve di Soligo. C'est d'ailleurs le livre de ce lieu, riche en historiettes locales, aussi frêles que des décalcomanies. Le livre aussi où l'oralité des parlers sauve, de bouche à oreille, la mémoire de ceux dont l'histoire ne s'encombre pas. Des savetiers, des rétameurs et des couturières y ont droit de cité, autant que Maria Fresu, une victime anonyme des attentats de la gare de Bologne, dont jamais le corps ne fut identifié et dont le nom seul demeure. Autant que Pasolini, merveilleusement salué d'"un pauvre effort, un tremblement, /pour recoudre, et d'une certaine façon relier (...) ce qu'ils ont fait de tes os, de ton cœur". "Coudre", "recoudre" sont les maîtres mots d'une œuvre qui, par ses sutures, suit toujours le bord des déchirures de l'espace, du temps et du corps qui les synthétise, dans un triple geste d'énonciation, d'apaisement et - semblable en cela au tissage/ "détissage" de Pénélope - de conjuration du temps.

Voilà pourquoi les poèmes de Zanzotto ont ce beau débraillé et ce phrasé tremblé qui vacille. Il y a en eux une élégance propre aux guenilles, celles de Charlot par exemple, dont Zanzotto partage l'ironie sensible, le peu d'illusions, mais aussi le sens rusé de la farce. Mais coudre, c'est aussi rapprocher les deux bords d'une activité poétique qui se déplie naturellement en un acte d'écriture et en un acte de lecture.

Les Essais critiques - un simple choix - qui parut à la même date qu'Idiome sont remarquables : intelligence, finesse, outils singuliers de lecture pour chacun d'eux. Ils composent à la fois une réflexion sur la poésie italienne, de Dante à Pasolini, de Pétrarque à Sandro Penna en passant par Leopardi et Ungaretti, et un miroir bibliographique de ses propres poèmes. Ainsi, lorsque Zanzotto étudie la présence des "épluchures" et des "fossiles" chez Montale, on y pressent l'usage qu'il ne tardera pas à faire d'une telle esthétique des débris ; et lorsqu'il évoque les hétéronymes et le plurilinguisme de Pessoa, c'est dans le prisme de l'italien multiple que reflète sa propre poésie.

Ce fin lettré francophone, traducteur de Michaux, Bataille et Leiris, va aussi chercher chez Artaud et Lacan la résonance des voix en un corps, celles qui font de son œuvre une épopée dont le héros est la langue de personne, la langue à recomposer dans ce qui reste du bruissement des êtres, des plus humbles aux plus savants.

 

Renaud Ego    

Andrea Zanzotto traduit par Jean Rousselot

Fleuve dans le matin


   Fleuve dans le matin
   Eau inféconde, ténébreuse et lourde,
   Ne m'enlève pas la vue des choses
   Ni les choses que je crains
   Et pour lesquelles je vis.


   Eau sans consistance, eau incomplète
   Qui sent les larmes et les morts,
   Qui sent la mémoire, et déjà je t'ignore,
   Eau, luciole inquiète à mes pieds,


   Tu t'évades de mes doigts unis,
   Tu t'arraches aux fleurs trop aimées,
   Tu fuis et tu voles
   Au-delà du Montello et du cher village placide,
   Parce que je désespère du printemps.


                           Andrea Zanzotto traduit par
                                          Jean Rousselot