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07/08/2021

"The Arkansas Testament", de Derek Walcott, éd. Farrar Strauss & Giroux, février 1989, 117 pages

Le huitième recueil de poèmes de Derek Walcott (Prix Nobel de littérature en 1992) : The Arkansas Testament, est divisé en deux parties : « Ici », des vers évoquant les Caraïbes natales du poète, et « Ailleurs ». Il s’ouvre sur six poèmes en quatrains dont les vers témoignent d'une fusion perceptible du paysage et de ceux qui, dans l'espace caribéen, le peuplent et lui donnent ses couleurs, celles de la vie, en majesté ; au regard d'un ballet mystérieux que le poète interroge et sublime à sa façon.
The Arkansas Testament a été publié en français en 2005 sous le titre La Lumière du monde, dans une traduction de Thierry Gillybœuf, par les éditions Circé.
Pour le poème suivant, j'ai choisi en toute indépendance d'esprit, la traduction qu'en a faite Claire Malroux, en 1996. Mais... goûtez plutôt :

¤

Summer Elegies


I


Cynthia, the things we did,
our hands growing more bold as
the unhooked halter slithered
from sunburnt shoulders !

Tremblingly I unfixed it
and two white quarter-moons
unpeeled there like a friskert,
and burnt for afternoons.

We made one shape in  water
while in sea grapes a dove
gurgled astonished "Ooos" at
the changing shapes of love.

Time lent us the whole island,
now heat and image fade
like foam lace, like the tan
on a striped shoulder blade.

Salt dried in every fissure,
and, from each sun-struck day,
I peeled the papery tissue
of my dead flesh tissue
of my dead flesh away ;

it feathered as I blew it
from reanointed skin,
feeling love could renew it - 
self, and a new life begin.

A halcyon day. No sail.
The sea like cigarette paper
smoothed by a red thumbnail,
then creased to a small square.

The bay shines like tinfoil,
crimps like excelsior ;
All the beach chairs are full,
but the beach is emptier.

The snake hangs its old question
on almond or apple tree ;
I had her breast to rest on,
the rest was History.

* * *

Elégies d'été


I


Cynthia, quels n'étaient pas nos jeux,
nos mains se faisant plus hardies
tandis que, dégrafé, le soutien-gorge
glissait des épaules hâlées !


Avec des gestes tremblants je l'ôtais
et comme en une gravure
se révélaient, brûlant l'après-midi,
deux blancs quartiers de lune.


Nous tracions dans l'eau une seule forme,
parmi les raisiniers une colombe
roucoulait tout étonnée par
les formes mouvantes de l'amour.


Le temps nous prêtait l'île entière,
image et chaleur aujourd'hui
s'estompent comme l'écume en dentelle,
le hâle sur une épaule striée.


Le sel séchait dans chaque fissure
et, dans le foudroiement solaire,
chaque jour je pelais le tissu
parcheminé de ma chair morte ;


il s'emplumait quand je soufflais
sur la peau à nouveau ointe,
sentant que l'amour pouvait se
recréer, et la vie renaître.


Jour idéal. Nulle voile.
La mer comme un papier à cigarettes
lissé par l'ongle rougi d'un pouce,
puis froissé en un mince rectangle.


La baie étincelle, papier d'argent,
frisure de copeaux ; tous les transats
sont occupés sur la plage, 
mais la plage est plus déserte.


Le serpent suspend sa vieille question
à l'amandier ou au pommier ;
j'avais un sein où reposer,
le reste était Histoire.


Derek Walcott

traduit par Claire Malroux

05/08/2021

Gu Cheng (1956-1993) : un poème en prose de 1981

J'ignore si ce texte du poète chinois Gu Chen a été repris dans les deux volumes publiés de l'auteur en juin 2021 : Spectre en Ville suivi de Ville et Sur l’île, livres dont les textes ont été choisis et traduits par Yann Varc’h Thorel et Liu Yun, parus aux éditions Les Hauts-Fonds.
Toujours est-il que les réflexions poétiques qui suivent, qu'Annie Curien nous permet de lire en français, me semblent dignes d'intérêt, voici :

Notes sur la poésie

1

Ce qui m'a le plus tôt rendu sensible à la poésie ? Une goutte de pluie.
Sur le chemin que j'empruntais pour aller à l'école se trouvait un pin stupa qui restait de glace chaque fois que je passais devant lui.
Un jour, après la pluie sans doute, le monde était frais et pur. Le pin stupa se mit soudain à étinceler, couvert de gouttes de pluie brillantes accrochées aux branches et aux aiguilles ; je m'oubliais moi-même. Je vis que chaque goutte d'eau renfermait d'innombrables arcs-en-ciel en mouvement, un magnifique ciel bleu ; dans chacune, le monde et moi-même.
J'apprenais qu'une minuscule goutte de pluie peut contenir l'univers, et tout purifier. Ce monde qui brillait dans une goutte de pluie se révélait plus pur, plus beau que celui dont nous dépendons pour vivre.
La poésie, c'est une goutte de pluie scintillante sur l'arbre de l'idéal.

2

Enfant, j'ai grandi sur une grève alcaline.
Le ciel et la terre, là-bas, sont pure beauté, formant un cercle parfait. Il n'y a ni montagne ni arbre, ni même ces corps géométriques fabriqués par l'homme que sont les maisons.
Alors que je suivais la voie de mon imagination, j'étais seul entre le ciel et la terre, seul avec des petites herbes mauves.
Elles avaient poussé sur cette terre ingrate, alcaline, si fines et si denses, dressées sous le ciel, sous les nuages noirs et le soleil brûlant, saluant cet univers inévitable. Tous les ignorent ; pas de papillon coloré, pas d'abeille ; pas de soupir, pas d'hymnes renversants. Elles poussent pourtant, et qui plus est de minuscules fleurs qui lèvent fièrement la tête... 
Peine perdue ? Tragédie ?
Nullement. Elles m'ont averti du printemps, elles m'ont averti de ma responsabilité de poète.

3

Entre les roches se trouve une petite plage.
Et sur la plage de nombreux coquillages, laissés par la marée, qui, après combien d'années, gardent toute leur beauté, toute leur sérénité.
Je me suis arrêté, attiré non par ces coquillages colorés, mais par une petite conque des plus ordinaires. Bien loin de se draper de sa dignité, toute seule elle se déplace dans les zones où l'eau peu profonde dépose les alluvions ; la prenant, j'ai découvert qu'elle abritait un crabe - la vie.
Je remercie ce crabe de m'avoir appris à choisir les mots. Ce langage parlé, plein de vie, au style personnel, qui a vaincu la perfection des mots anciens.

4

Par goût, je vais souvent jusqu'au bord de la société.
Des herbes, des nuages, la mer s'offrent au-devant de moi ; une nature verte, blanche, bleue. Ces pures couleurs, qui ont effacé la poussière flottante des villes agitées, ont permis à mon cœur de retrouver ses sentiments intimes.
Suis-je plongé dans un souvenir ? Oui, sans doute, car avant de devenir un homme, j'étais un élément parmi eux ; j'ai été courbe comme une défense gigantesque de mammouth, simple comme une feuille, semblable à du plancton, insignifiant et heureux, j'ai été libre comme un nuage...
Je remercie la nature qui m'a fait me retrouver, toucher l'histoire de vies et non-vies innombrables ; je la remercie de continuer à tout me donner, poèmes et chansons.
C'est pourquoi, même soumis aux pressions des mots d'ordre, au vacarme de la mécanisation, je continue à dire tout bas, avec les sons les plus beaux :
je suis à toi.

5

Tout sur terre, la vie, l'homme : chacun nourrit son rêve.
Chaque rêve est un monde.
Le désert rêve qu'il est entouré de nuages, les fleurs songent au baiser léger du papillon, les pensées des perles de rosée vont vers l'Océan...
J'ai moi aussi mon rêve, lointain et clair ; plus qu'un monde, c'est un paradis situé plus haut que lui.
Il est fait de beauté, de la beauté la plus pure. Quand j'ouvre un conte d'Andersen, mon esprit superficiel s'illumine.
Je me dirige vers lui, je deviens peu à peu transparent, j'ai abandonné les ombres derrière moi. Devant moi rien qu'une route, la route de la liberté.
Ma vie ne vaut que par cette avancée.
Avec les yeux purs de mon cœur je veux fondre une clef, pour aller ouvrir la porte de ce paradis, tourné vers les hommes.
Alors si je le peux, je serai heureux de m'effacer, dans l'obscurité.

1981


Gu Cheng

traduit par Annie Curien

15/05/2021

"Fin du labyrinthe", de Salvador Espriu, traduit du catalan par François-Michel Durazzo, L'Etoile des limites/Editions du Noroît, novembre 2020, 80 pages

En si lente douleur la lumière
de ces très hauts palais devient un rêve obscur. 
Et le temps en inonde le souvenir, fleur flétrie
entre les doigts âpres de pluie de mon hiver extrême.
Je garde toute la nuit les yeux ouverts, je sens le cœur
immense de la terre, la respiration
maternelle du limon, qui couve le blé à venir.
Demain viendront des heures tranquilles,
de vastes ailes d'oiseaux répandront
sur la campagne la profonde quiétude de l'été.
Il y aura peut-être bien des arbres pieux
aux ombres déployées sur d'arides chemins.
Mais moi, qui connaissais le chant secret de l'eau
les louanges du feu, de la glèbe et du vent,
je suis au fond de l'obscure prison,
j'ai descendu les marches de pierre
de son enceinte close aux parois lisses
et seul j'avance vers l'effroi du long cri
qui sous les voûtes disait mon nom.


Salvador Espriu