09/05/2020
"Le temps étoilé", de Daniel Abel, éd. L'Arbre à paroles, mars 1988, 34 pages, 100 exemplaires
IV
Ce chemin, cette halte
tout près du temps glissant.
La pierre,
son présent sublimé
si elle parle d'un port.
Passé, futur,
choisis l'instant
de l'avènement
du signe.
V
Cette haleine, je marche, je suis elle
le murmure se passe de retour.
Au bout du monde un tremblement...
le gué, la force du courant :
je lutte, je suis ivre,
vacillant dans le flux des clartés.
Le gravier sous mes pieds
devient lièvre.
Je me fais joie
de toute complicité
comme de toute résistance.
VI
L'océan
à travers une forêt de serrures
je marche, je suis la terre
je donne rendez-vous à l'idée de la mer...
Tous ces mots égrenés
qui composent le livre.
Daniel Abel
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08/05/2020
"Gratitude augurale", de Pierre Dhainaut, éd. Le loup dans la véranda, 4 avril 2015
Le poème est accompli quand il éclaire en s'effaçant ce qui l'éclaire. Il ne l'a pas voulu, à vrai dire, il est alors inoubliable.
La jeunesse dans l'extrême vieillesse : les gestes de certains peintres deviennent avec l'âge plus audacieux, plus libres. Y a-t-il une malédiction qui condamne les poètes à l'étouffement? Si la vigueur les a désertés, ils en sont responsables. Ils n'avaient pas à se ménager pour l'économiser, ils en ont fait un mauvais usage. Qu'ils n'accusent pas l'ordre impérieux du langage verbal : ils l'ont d'autant moins transgressé qu'ils avaient de leur œuvre une conception étroite. Une œuvre, s'il est permis sans orgueil d'utiliser ce terme, n'aura de justesse que si elle est insoucieuse de son sort, elle n'aura pas peur de sa fin, elle fera mieux que maintenir intacte l'énergie, la confiance initiale, elle l'augmentera. Quelle que soit notre activité, cette confiance nous est offerte, mais les poèmes ont ce mérite de l'intensifier. Le port, le bon port, disent-ils, l'origine : nous sommes prêts à repartir sans savoir où ni comment. Ils disent encore que l'allégresse est inépuisable, du voyage. Nous les entendons mal, ils sont plus que nous généreux.
Pierre Dhainaut
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07/05/2020
Journal du confinement VII
Je ne sais trop, ou pas assez, ou pas du tout. J'écris oui, du fond de ce passage où l'on croît déceler le réel sous des formes ténues, élucidées enfin puis perdues pour d'autres éventuelles. Le réel, un alignement de chiffres, une rengaine, une implosion étouffée au passage des actualités. Mais au juste, on sait avec l'aplomb de l'instinct que c'est ici précisément que se portera le regard, la conscience d'une faillite, la sienne tout aussi bien.
"Nous remettre en cause, c'est l'occasion", me dit l'un. "Laisser se défaire les peurs collectives, pour tenter d'en tirer parti à mesure", me dit l'autre. "Voir jusqu'où le politique peut aller", me dit enfin un troisième. Ajoutant : "Quelle extraordinaire occasion de garder sous contrôle son auditoire, pas seulement par les mots, mais physiquement réduire son domaine, à l'individu, à son corps caverneux."
Mais Daniel, vous avez tort, il faut préserver des vies, au diable votre liberté !... En substance, Catherine me prévient : la directrice l'a eu, très amaigrie elle lutte, mais elle n'arrive pas à refaire surface, je crains le pire. Nous avons déjà prévu sa remplaçante.
Catherine enchaîne : "Oui, le 12, nous allons tout faire pour reprendre, 4 ou cinq par classe, pas plus ; et il y aura un roulement pour les élèves. On ne sait pas encore si le rythme adopté sera un jour travaillé, un jour de repos, ou bien une semaine sur deux."
J'ai promis de lui offrir à la reprise, le 12 ou un autre jour, une nature morte (à la seule condition qu'elle ne la prenne pas comme telle), une huile réaliste tout près du temps glissant. Elle en fera un sujet de réflexion pour sa classe, ajoute-t-elle. A dire vrai, je lui en avais parlé dès février, alors que rien ne me laissait envisager la suite, la crise sanitaire qui nous frappe aujourd'hui, de plein fouet. Désormais, cette toile prendra une autre dimension. J'espère que la petite classe, réduite à quelques éléments choisis, l'appréciera, cette peinture, mais pour sa seule esthétique.
Non, la nature n'est pas morte, bien au contraire !... Mais il y a certaine amertume à la voir ainsi vivre sa vie comme si de rien n'était pour l'homme. Les abeilles n'ont jamais produit autant de miel, les insectes réapparaissent peu ou prou, la vue s'étend, au loin ; dès vingt-deux heures, les trains ne passent plus, eux que l'on entendait trouer l'air de la campagne jusqu'après minuit. Le silence régnant, par une vertigineuse nuit de pleine lune.
Depuis Héricy, en Seine-et-Marne, un poète dont je vous entretiendrai bientôt m'envoie dans une petite enveloppe blanc crème un porte-bonheur, un œil de Sainte Lucie, celui-ci trouvé à la plage de la Favière, à Bormes-les-Mimosas. Avec ce mot d'accompagnement :
"Selon la légende, Lucie, voyant sa mère devenir aveugle, promet à la Vierge de faire don de ses yeux à la mer à la condition que Marie évite la cécité à la génitrice de Lucie. La Vierge exauçant ce vœu, Lucie donnera ses yeux à la mer. Et, depuis, le ressac, parmi des myriades de petits cailloux remués, rejette sur le sable de la plage des "yeux de Sainte Lucie".
Ils peuvent être minuscules, au plus de la taille d'un ongle. On les trouve, de taille plus grande, dans le commerce, vendus en bracelets, bagues, colliers, boucles d'oreille. Plus rares, ils peuvent être de couleur bleue. Il s'agit en fait de l'opercule d'un petit coquillage, la spirale évoquant l'iris d'un œil, d'où son nom."
Comment accepterait-on de ne rien troubler de l'"ordre" du monde, ou dit tel ? Je repense à ce qu'écrivait Char bien sûr, mais aussi à tous ces errements de l'humanité, ses silences qui en disent long. Combien de milliers de personnes meurent ces temps-ci de faim parce que l'on ne peut plus acheminer d'aide alimentaire aux pays (d'Afrique notamment) les plus démunis, par la faute d'avions interdits de vol ? Un parallèle, humanitaire à tout le moins, s'imposerait, aux actualités quotidiennes. Entre deux maux - dont le pouvoir mortifère dépasse l'entendement -, qu'a-t-on choisi en Europe ?
Tous les matins, je l'entends creuser la terre, de bien haut, moi qui dors sous les toits. Pour ameublir le sol, le débarrasser des cailloux malencontreux, planter des lys (en souvenir de ma sœur en fin de vie de l'autre côté de la frontière française, alors même que fleurissaient dans le salon de la demeure trois de ces fleurs à l'odeur entêtante). Luce m'avait dit alors, pour me réconforter : "Béatrice ne peut pas mourir, face à cette cette exubérance, aux figures de danse esquissées, aux senteurs enfin". Mais elle est partie sans crier gare ; et je vois dans ce qui est planté ces jours-ci dans le jardin germer l'âme de ma très chère disparue, l'illusion qu'elle vit encore de la manière, comme de voir s'effacer du même coup l'injure du temps.
Daniel Martinez
01:07 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)