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31/03/2016

Diérèse 44 (spécial Jean-Claude Pirotte)

Pour rendre hommage à l'ami Jean-Claude Pirotte, le poète Christophe Mahy, qui réside dans la ville où naquit Rimbaud, a écrit ce poème :

 

                              Pli perdu

                                           Pour Jean-Claude Pirotte

 

         Je n’ai pas le cœur à t’écrire ce soir

         et pourtant

         je laisse tomber

         quelques mots sur la page

         d’où tu es absent

         car fantôme tu es devenu

         pour le meilleur et pour le pire

         et moi je ne suis plus

         qu’une ombre dans ton ombre

         écoutant le silence

         me parler de poésie

         Je ne crois pas à ta disparition

         c’est une cavale de plus sans doute

         dans les reculées

         d’une province obscure

         où nous ne sommes pas admis

         pour l’instant

         Déjà la vigne refleurit

         sur les coteaux

         faisant la promesse

         du vin bourru

         que nous aurons à boire

         sans toi désormais

         à la santé du vieux temps

         qui sonne à coup sûr la fin

         des misères de cette vie

         où j’écris poste restante

         quelques mots sur la page

         et que le vent disperse

         parmi les ombres

 

         que personne n’élude.

 

                            Christophe Mahy, 26 mai 2014.

 

L'incinération du poète a eu lieu le mardi 27 mai 2014 à Namur (sa ville de naissance), dans la plus stricte intimité.

Vous rappeler ce fameux numéro de Diérèse, où vingt auteurs se sont exprimés, pour rendre hommage à l'auteur du Promenoir magique. Il avait voulu peindre la première de couverture dudit numéro, la voici :

 

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Jean-Claude Pirotte y écrivait :

"Au cours des ans, de façon sporadique et vélléitaire, j'ai commencé des carnets que j'ai très vite abandonnés. A l'âge de vingt ans, j'en avais rempli quelques-uns, que j'ai perdus, et qui ne méritaient pas la moindre attention : ramassis d'idioties, de considérations ineptes sur l'amour et la mort, de rêves de potache. Vaines tentatives de journaux intimes, avec le besoin de dire ce qui ne se dit pas. Ou encore : l'illusion de m'adonner à un travail littéraire, la pire des choses. Le premier volume du journal de Delvaille me fait presque regretter de n'avoir pas poussé mes essais plus loin. Mais à la réflexion, Delvaille me suffit, il me parle de moi en notant la couleur du ciel, les refrains des chansons, les courses dans Paris, les airs de jazz des "belles années". J'écoute Bobby Jaspar à la flûte interpréter Flamingo. Et puis Barney Wilen improviser sur le thème de Que reste-t-il de nos amours, c'était en février 58, à Paris, je devais le retrouver, ce grand collégien à lunettes, ses longues mains et son sax, chez Madame Léonie, à Ixelles, pendant l'été, avec les musiciens de Goodman, et les souvenirs déjà nimbés de furieuse folie du club de Marcel Romano, rue Saint-Benoît. Ce soir, les sonorités étouffées de "la note bleue" me hantent encore." J-CP, Diérèse 44, pages 63/64.
Il en a pourtant confié plus d'une à Diérèse, des pages de ses carnets, et des plus réussies - modestie oblige.

Dans le deuxième tome de l'"Anthologie de la poésie française du XXe siècle", éd. Gallimard, 2000, quelques pages extraites de Faubourg (éd. Le temps qu'il fait, 1996), où l'on peut lire entre autres ce vers de Jean-Claude P. : "ah que d'antres aura t-il fallu que je hante..." ; avec, en regard, ceux de Bernard Delvaille : "Les roses de mon île ont séché dans la nuit / Quand les trains crient dans la fumée de la fatigue / tu te souviens des nuits des camélias de feu / mais quelle nuit dans quelle ville..." (in Poëmes 1951-1981).

30/03/2016

Deux encres de Jean-Claude Pirotte

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Assonance I

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Assonance II

29/03/2016

Un texte inédit de Jean-Claude Pirotte

Tout commence dans un inventaire à la manière de Claude Simon, puis...

Les régentes de Haarlem*

 

Dans la pièce règne un désordre artistique. Faussement artistique, cela va de soi. L’artiste est tassé dans un fauteuil de bois, dont les accoudoirs sont lisses, et d’un brun plus luisant que le dossier graisseux. La table a les pieds tournés, discrète élégance lorraine, et elle est encombrée. On y voit : des enveloppes timbrées, du papier griffonné sur une face et peut-être les deux, une lampe à abat-jour rosâtre, un sous-verre de liège supportant une chope sale, une pile de chemises ocres et vertes fermées sur des manuscrits présumés, un coupe-papier en ébonite agrémenté d’un astucieux système de pèse-lettres, un minuscule coffret de bois blanc contenant des trombones (muets), un ouvrage consacré à la peinture du XVIIe, un dictionnaire Kramers, un livre de Jude Stefan, Mes amis d’Emmanuel Bove dans la collection Le livre de demain, Arthème Fayard, 1932, des feuilles de carbone, un paquet de cigarettes Richmond, un briquet bon marché, un stylographe lie-de-vin, des poèmes d’Yves Martin, un bloc-notes, des rames de chatelles, une machine à écrire déglinguée, deux tranches de saucisson sec, un pot d’encre de Chine, trois canettes de bière belge, c’est tout. C’est d’ailleurs beaucoup trop. Il reste à peine à l’artiste au bord de ce fouillis la place pour écrire ce qui précède sur une feuille vierge, qui a donc cessé de l’être en n’émettant aucune plainte que le crissement qui s’interrompt lorsque je lève la plume du second porte-plume, le noir, le funèbre, instrument dont je préfère user pour dépuceler ladite feuille filigranée extra strong bien qu’elle ne soit pas aussi strong que ça. Oui, j’oubliais le cendrier rond en faïence claire mais il disparaît sous les mégots et il pue, ce qui ne change rien à l’humeur de l’artiste, au contraire. C’est une grossière faïence bon-enfant qui en a vu d’autres et qui ne porte aucune marque ni aucun signe au cul, je viens de m’en assurer afin de satisfaire la curiosité du lecteur soucieux de réalisme quotidien, et maintenant les mégots jonchent la table. La lampe à abat-jour rose est une indescriptible horreur branlante comme la mémoire d’un bordel. Le papier carbone usagé constitue un palimpseste encadré de marges d’un noir brillant, disons avec modestie que les surimpressions grisâtres de frappes dactylographiques composent un cryptogramme susceptible, à la rigueur, d’inspirer aux philologues avides d’inédits une haute idée des récents travaux de votre serviteur. Le volume consacré à la peinture du XVIIe est cartonné ; la couverture reproduit l’œuvre célèbre de Franz Hals (Malines 1580 – Haarlem 1666), Les Régentes de l’Hospice de Haarlem, qui est datée 1664, et dont la date suffit à confirmer que le peintre octogénaire et toujours vert connaissait sur le bout des doigts ces régentes-là, les trognes qu’il leur a collées révélant d’autre part qu’il ne les portait pas dans son cœur. Cet aréopage de vieilles salopes aux mains griffues convient à l’artiste, qui tantôt s’est cru victime des femelles, tantôt leur idole, mais n’est-ce pas le cas de chacun me direz-vous ?  

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En allumant une cigarette, l’artiste relit une phrase d’Emmanuel Bove qu’il va s’empresser de copier parce qu’il a le sentiment qu’elle s’applique à lui comme une kyrielle de phrases des livres qu’il a lus sans toujours bien comprendre avouons-le, mais quelle importance ? Bref, cette phrase n’est en rien sibylline, la voici : « J’ai remarqué que je suis beaucoup mieux dans les vitrines que dans les vraies glaces. » Il serait commode à l’artiste de développer ce thème de l’image de soi que vous renvoient les vitrines d’une façon moins péjorative que les miroirs, ceux-ci deviennent en effet de plus en plus pessimistes à mesure que l’on avance en âge et de plus en plus dangereux, c’est en ce sens que la peinture de Hals est cruelle et cependant prodigieusement équitable puisqu’elle impose à ces vieillardes enfraisées, enfarinées, asséchées, la vision de leur lubrique et malfaisante vertu dans le miroir éternel où le ramier qui se rengorge ne peut éviter de se retrouver aplati, condamné sans rémission à l’enfer avaricieux de la bassesse par une postérité sans complaisance cqfd mais il n’y a rien à démontrer sinon que chacun pose sur le prochain ce sale regard glacé des Régentes et qu’après tout dans un miroir quand on est seul on peut encore se sourire bien que l’illusion, pour peu que l’on s’astreigne à un effort de sincérité, s’évanouisse à toute allure et alors le moins que tu puisses dire c’est que tu es heureux de ne pas te voir avec les yeux des copains sans que ce soit marre, l’artiste en a marre, il fuit les miroirs comme la peste, la pièce n’en comporte pas, et quand il marche dans les rues des villes il détourne aussi les yeux des vitrines ce qui n’était pas le cas je l’admets quand je me sentais jeune et pimpant, attendu par une belle fille par exemple à une terrasse de la cité de Haarlem en Hollande où Frans Hals a dû crever sans recevoir une ultime caresse quand bien même il avait quelques gros sous de côté (dixit le biographe) mais ça devait être un paillard du genre Baudelaire oui les bonnes Sœurs l’égorgeraient plaisamment si elles ne jouissaient davantage encore avec férocité du spectacle de sa lente décomposition, l’agonie la plus interminable est un don de Dieu, faites repentance espèce de mécréant bavard impie Satan pustuleux crapule fistuleuse énergumène ! Jésus-Marie c’est le pied ma vieille, oui Mère Supérieure j’avoue que c’est le pied, dites le pied de Notre-Seigneur mon enfant et il vous sera largement pardonné, mais parfois reconnaissons-le l’artiste se goure (il existe aussi de braves gens ouais), il lui reste à l’artiste à reprendre son inventaire sous l’œil macabre de Régentes, et « c’est curieux comme dans la mémoire, les endroits où l’on a été malheureux deviennent agréables » note encore Bove, la phrase est dans ma mémoire depuis plus de vingt ans quand les intellos disaient Bove qui c’est ça ?, aussitôt je revois le pavé des rues de Haarlem où je trébuchais goinfré de genièvre à la recherche de la garce superbe qui m’avait ri au nez, mon séjour dans cet hôpital et tout le truc du sevrage et c’était le ciel de ma fenêtre comme une bénédiction posée sur mes souvenirs futurs, maintenant je les tiens les souvenirs, l’artiste les écoule au compte-gouttes la tête penchée sur la page dans l’air bleu de fumée, se servant avec un tour de main nouveau du stylographe noir, l’instrument du deuil ou de la résurrection, le revolver à cheveux blancs de tout le monde, mais la résurrection voilà beau temps qu’elle est au rencart, qui je vous le demande ressuscite réellement Emmanuel Bove ?, l’artiste n’est-il pas un type du genre Emmanuel Bove que personne ne lit plus, d’accord on fait semblant, et c’est normal on n’a pas une seconde à perdre on va tous fascinés à la refile, ignorant que pour traverser le miroir il faut déposer son obole dans la main crochue de la cinquième Régente de Haarlem**.


                                                              Jean-Claude Pirotte

 * Les régentes de l'hospice de vieillards à Haarlem, huile sur toile, 175 x 249,5 cm, Haarlem, Frans Hals Museum. Le peintre et sa famille habitaient dans la même rue, Groot Heiligland.

** L'intendante, debout, à l'arrière-plan.