241158

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

20/03/2016

Les dessins d'Antonin Artaud opus 1

C'est Paule Thévenin, chargée chez Gallimard de l'établissement de l'oeuvre complète du poète, et qui fut l'un de ses intimes à la fin de sa vie qui nous parle aujourd'hui d'Antonin Artaud dessinateur, voici :

Paule Thévenin : Je ne trouve pas que les dessins d'Artaud ressemblent à des dessins de poètes, pas plus qu'ils ne ressemblent à des dessins de peintres, bien que, à mon sens, Artaud soit un grand dessinateur. Un dessinateur qui refuse tout système, tout esthétisme, qui veut être maladroit, gâche son dessin volontairement, qui veut retrouver la conscience d'un enfant pour l'exécuter.

Geneviève Breerette : Cette attitude à l'égard du dessin ne participe-t-elle pas d'une recherche de langage nouveau, qui est dans l'air à l'époque où Artaud dessine ?

P. T. : Le seul artiste que je pourrais comparer à Artaud, c'est Giacometti. Je ne dis pas que les dessins de Giacometti ressemblent à ceux d'Artaud, mais ce sont les seuls où, dans la feuille, je sente la trace encore vive de la main, où je n'oublie pas qu'ils ont été dessinés avec une main vivante, où quelque chose de la vie de Giacometti est passée dans le trait. Comme chez Artaud, où, là, ça crève le papier.

G. B. : Artaud avait-il reçu une formation de dessinateur ?

P. T. : Il avait appris à dessiner lors d'un long séjour en Suisse. Quelques dessins de jeunesse le montrent. A son arrivée à Paris, il a continué à dessiner, mais en liaison avec le théâtre, chez Dullin. Ensuite, je pense qu'il n'a plus eu envie de faire des croquis en voyant les oeuvres d'André Masson rue Blomet, en 1924. Il a dû penser que la main de Masson allait plus loin que la sienne. Il avait d'ailleurs trouvé une autre voie pour dessiner : le corps de l'acteur.

G. B. : Comment ça ?

P. T. : Il voit le corps de l'acteur comme un hiéroglyphe animé, et parle toujours de ce qui se dessine quand un acteur se déplace sur une scène. Le théâtre était pour lui ce qu'a toujours été le vrai théâtre, un art de représentation visuelle qui engage la totalité du corps de l'acteur devenant figure dans l'espace. Mais c'est une figure qui émet des sons, qui est capable de pousser le cri, de se vider de son cri. Et l'exercice de la voix et du souffle est une nécessité pour lui. Il est quotidien.

Aussi, quand il recommencera à dessiner, qu'il lancera des corps dans l'espace du papier, ce seront des corps animés, des corps que la main et la voix en même temps feront s'élancer sur le papier. de ses grands dessins de Rodez, il a dit qu'ils étaient des "dessins écrits". Il y entremêle des formes et des mots, des phrases. Je crois que l'on pourrait aller jusqu'à dire que ce sont des dessins parlés, des dessins proférés. 

G. B. : Peut-on dire que les dessins de Rodez ont une fonction thérapeutique ?

P. T. : Plutôt qu'une fonction thérapeutique, je dirais qu'ils ont été pour Artaud un moyen de se reconstruire. C'était un être détruit par la médecine, par la faim, par les années horribles passées à l'asile de Ville-Evrard pendant la guerre et l'Occupation, et par la thérapeutique de choc qui lui a été appliquée à Rodez, une thérapeutique absolument foudroyante pour un organisme. Et il s'est refait. Il s'est sorti de l'espèce de trou dans lequel il s'était engagé dès le voyage d'Irlande. Il n'avait alors plus aucune solution pour être dans la vie, la vie sociale telle qu'elle était à cette époque. Il ne pouvait plus faire l'acteur de cinéma, il ne pouvait pas non plus réaliser le théâtre qu'il voulait, il ne pouvait pas vivre ce qu'il écrivait. Il lui restait quoi ? Il était rejeté de toutes parts et poussé dans une espèce de couloir abominable, dont malgré tout il est ressorti.

Il n'y a pas d'autres exemples, je crois, d'un tel itinéraire. On cite Hölderlin, mais Hölderlin n'en est pas revenu. Van Gogh, il en est mort. Artaud, lui, s'est reconstruit, s'est refait. Il y a chez lui une résistance et une force extraordinaires. Ses dessins montrent cette force.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

10:43 Publié dans Artaud | Lien permanent | Commentaires (0)

18/03/2016

Antonio Lobo Antunes et la quête d'absolu (1e partie)

On sait qu'Antonio Lobo Antunes, dont le dernier livre traduit du portugais est La Nébuleuse de l'insomnie (Christian Bourgois, 2012) a décidé, le 2 novembre 2012, d'arrêter d'écrire ! Ita est. J'ai choisi aujourd'hui de vous donner à lire un extrait de son Livre de chroniques IV (Terceiro livro de cronicas), traduit par Michelle Giudicelli, éd. Christian Bourgois, 2009 :

"Si ça se trouve je vous assomme avec ce discours, mais j'ai pensé que cela ne vous déplairait pas de jeter un coup d'oeil dans mon atelier. Les produits en sortent pour aller dans les librairies sans que les lecteurs sachent où et comment ils sont faits, au beau milieu d'une rangée de phrases-fils de fer, d'adjectifs-vis en vrac, par terre, de chapitres entiers dans le seau à déchets, et me voilà qui émerge de sous mon roman comme un mécanicien de sous une voiture au capot ouvert, les poches pleines de stylos-clefs anglaises, sali par l'huile des propositions à rajuster et de la calamine de bielle des existences insuffisamment nettoyées. Tant d'efforts pour une virgule, un verbe.

Tant d'obscur système électrique qui résiste. Tant d'incertitude. Tant d'angoisse. Tant de joie par moments. Je ne montre pas les étapes intermédiaires, je n'en parle pas, je ne raconte jamais ce que je suis en train de tenter. Par pudeur, je crois, par honte, je ne sais au juste. Mais en attendant, je suis assis, et je rassemble des tôles, des tuyaux, je cherche, dans le tas qui se trouve par là, dans le coin de ma mémoire où les pièces s'amoncellent, je les prends, les observe, les rejette, tout en repliant et en tendant mes doigts.

- Est-ce que je vais en être capable ?- Est-ce que je vais être capable d'en être capable ?
et ce n'est que quand j'aurai acquis la certitude que je n'en serai pas capable, ce n'est que quand le défi me semblera impossible à relever, que je me mettrai à essayer de le contrarier. Quand j'étais étudiant en médecine, on m'a raconté qu'autrefois on enlevait les calculs par le biais d'un procédé désigné sous le nom de "lythotritie", et qui consistait à introduire dans l'urètre une sorte de pinces et, ensuite, d'écraser lesdits calculs à l'aveuglette (...).

L'écriture, c'est un peu ça, sauf qu'il faut insister jusqu'à ce qu'on ait écrasé tous les calculs."

                                                            Antonio Lobo Antunes

16:56 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

"Livre de chroniques", d'Antonio Lobo Antunes, éd. Christian Bourgois (2e partie)

Il faut voir la tête de Lobo Antunes, quand on lui parle des chroniques qu'il écrit pour les journaux : "Les chroniques ? Hum... C'est joli..." Difficile de prononcer l'adjectif avec plus de mépris. "Jôôôli" : toute la figure d'Antonio se plisse de façon comique, pour cracher le mot qui roule comme une pierre. Inutile de protester (Quoi ? Mais ces textes sont magnifiques, etc.), le malicieux poursuit, exactement comme s'il n'avait rien entendu : "C'est un peu comme les piscines pour enfants, vous savez : on a de l'eau jusqu'à la ceinture, quand il faudrait en avoir jusqu'au cou. Ca oui, c'est le roman !"

Et ça, c'est Lobo Antunes : l'un des plus grands écrivains contemporains, dont les mots sont presque aussi singuliers à l'oral qu'à l'écrit. Un romancier prodigieux, musical et fiévreux, d'une exigence folle, dont même les chroniques - et quoi qu'on en dise - portent la marque de son immense talent.

Bien sûr, ces textes ont été rédigés pour des raisons "alimentaires", comme il le précise. Et alors ? Parus toutes les deux semaines dans l'hebdomadaire portugais Visao, ils ont la particularité de faire doubler les ventes du magazine. Ce qui prouve que les lecteurs lisboètes ne manquent pas de goût et acceptent de se laisser surprendre. Car ces textes courts (quatre pages d'un livre) n'ont rien à voir avec... rien. Enfin, rien de ce qu'on peut lire habituellement dans la presse. Et pour une bonne raison : leur auteur accepte d'aller beaucoup plus loin que la majorité des chroniqueurs. Ou, dit autrement, parce que ces textes ne sont pas des chroniques littéraires parmi d'autres, mais de succulents morceaux de littérature.

Et, comme la littérature ne s'en tient pas aux sujets d'actualité, les chroniques de Lobo Antunes s'en vont dans toutes les directions. Il y en a de complètement fictives, celle de "Chronique amoureuse" par exemple, où un homme superpose l'image de sa femme et celle d'un dentiste qui menacerait de lui arracher une molaire - fiasco. D'autres sont tournées vers son passé, les maisons de ses grands-parents, les souvenirs de ses parents, de ses frères ou de ces images d'hier dont "les personnages commencent à s'effacer" ("Eux, dans le jardin").

Et puis il y a celles, très nombreuses, qui tournent inlassablement autour de la création, de l'acte d'écrire, du "métier" de romancier. Un boulot d'atelier, comme l'auteur l'explique drôlement dans "Le Mécanicien" : "Et me voilà qui émerge de sous mon roman comme un mécanicien de sous une voiture au capot ouvert". Mais un atelier où veille un "ange", cet "être mystérieux" qui, écrit Lobo Antunes dans "Un terrible silence, désespéré et heureux", "guidait mon stylo".

C'est l'un des aspects les plus passionnants de ces chroniques : rédigées en parallèle de ses grands romans, elles dessinent un itinéraire, un peu comme "des petits dessins dans la marge" - c'est l'auteur qui parle. Des esquisses, avec, en prime, des indications sur le mode d'élaboration de l'oeuvre générale. On y retrouve tous les grands thèmes qui obsèdent l'écrivain, le temps, la mort et ce souci presque obsessionnel de "comprendre la vie des gens", mais avec un "galop différent", c'est encore lui qui parle.

Forcément, le rythme est différent. L'immersion verbale et sensorielle n'est pas la même que dans les grands romans, Le Manuel des inquisiteurs ou Que ferai-je quand tout brûle ? (Christian Bourgois, 1996 et 2003), le sentiment d'oppression qui en résulte non plus.

Mais la façon très particulière de poser des questions, cette écriture haletante, sans repos, traversées de tirets, de passages à la ligne, de phrases coupées net, cette langue unique, mélancolique et remplie d'humour, est aussi présente dans les chroniques que dans les romans. L'écriture obéit à une sorte de pulsion. "Je travaille sans plan", explique Lobo Antunes, en faisant avec les mains le geste de quelque chose qui s'étendrait en nappe. Il donne d'ailleurs une illustration de ce propos dans "Les petits ruisseaux font les grandes rivières, dit le rat, et il fit pipi dans la mer" : "Je ne comprends pas ce roman, j'avance à tâtons, au fil des pages, parce que je sais que le roman se comprend, lui, et ça me suffit". C'est ainsi qu'il progresse et nous avec lui : par capillarité, tentant d'attraper dans le noir les contours de choses et sentiments insaisissables.

                                                                      Raphaëlle Rérolle

16:55 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)