02/03/2016
Rodolphe Barry interviewe Charles Juliet, part 2
Charles Juliet : Je ne peux plus faire les découvertes que j'ai faites quand j'avais tout à découvrir. En outre, je n'ai plus besoin de chercher des confirmations. Pour autant, j'aime encore lire et je sais apprécier un bon livre.
Rodolphe Barry : Quelles sont les oeuvres vers lesquelles vous aimez revenir ?
C. J. : Je suis porté à reprendre des ouvrages qui m'ont fortement ébranlé, à relire des textes de la Bible, des textes de mystiques, à méditer sur des réflexions de Confucius, de Tchouang-Tseu..., à relire les lettres de Hölderlin, Rilke, Ariane Efron...
R. B. : Vous avez consacré une pièce de théâtre à Hölderlin, pièce traduite et jouée en Allemagne, notamment à Tübingen. La littérature allemande vous est-elle familière ? Quelles sont parmi ses grandes figures celles qui vous intéressent ?
C. J. : La littérature allemande contemporaine m'est inconnue. J'ai lu des écrivains du passé : Hölderlin, Novalis, - vif intérêt pour Henri d'Ofterdingen - Hermann Hesse... Je suis très attiré par Goethe que je connais mal et dont je vais lire les principaux ouvrages... Ses Conversations avec Eckermann et son Divan m'ont mis en appétit.
R. B. : A quoi travaillez-vous maintenant ?
C. J. : Quand je lisais un livre qui me paraissait important, j'en prélevais des phrases ou des passages. J'ai ainsi rempli plusieurs cahiers. Je veux maintenant publier un choix de ces textes. Il aura pour titre Ces mots qui nourrissent et qui apaisent... (paru en 2008, aux éditions POL)
Notes de Journal
Eté 2006
Si mes parents m'avaient élevé, il n'aurait pas été question que je fasse des études. Je serais allé à l'école jusqu'à treize ans, et sitôt après, il aurait fallu que je cherche du travail. Mais à l'époque, dans ce petit village, un jeune garçon n'avait pas la possibilité de choisir un métier. Il allait travailler là on voulait bien l'embaucher. Alors vers quoi aurais-je été dirigé ? Qui aurais-je été ? Que serais-je devenu ? A de telles questions que je me suis souvent posées, impossible de répondre.
Mais voilà, j'ai été séparé de ma mère peu de jours après ma naissance, et cette séparation a eu pour moi deux conséquences importantes : je ne suis pas resté dans mon village natal, là où je n'aurais eu aucun avenir, et par la suite, j'ai eu la chance insigne de pouvoir faire des études.*
A ne considérer que les faits et si choquant soit ce que je vais dire, je dois reconnaître que le drame survenu dans la vie de ma mère a eu pour moi d'heureux effets.
***
Quand on veut dire sa souffrance, il ne faut pas un mot de trop, est-il indiqué. Mais cela ne suffit pas. Il faut également que les mots employés soient empreints de pudeur, qu'ils ne visent pas à l'effet, qu'ils ne cherchent pas à apitoyer. Il faut encore, à mon sens, qu'ils aient cette gravité et cette pauvreté résultant de ce que la souffrance nous dépouille, nous met à nu, nous maintient au plus démuni de nous-même.
Charles Juliet
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* ndlr : Charles Juliet est né en 1934 à Jujurieux ; un mois après sa naissance, il est séparé de sa mère, internée en hôpital psychiatrique où elle finira ses jours. A 3 mois, il est placé dans une famille de paysans suisses qu'il ne quittera plus. A l'âge de 8 ans, il apprend à la fois l'existence et le décès de sa mère biologique.
14:40 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
01/03/2016
Diérèse n°48/49, été 2000, spécial Pasolini, 15 €
Ce numéro de Diérèse, encore disponible, avait été concocté en grande partie par le traducteur Laurent Chevalier qui depuis s'en est allé. On peut y lire des pages inédites de son Journal (1948-1949), voici l'un de ses poèmes, pages 30, 31 :
Nella stanza gela l'improvvisa
prezensa della mia salma. Torno
ai primi sogni dell'esistenza ;
sogni partoriti da una luce scabra
di deserti infantili, nel cui vuoto
allucinate vaneggiano campane
sfibrate, infrante, balbettanti.
Io mi distraggo nella gioia d'ingenui
e indegni desideri : ma Lui vuole
morire, ha già deciso.
Non ho forse
bevuta tutta la mia vita ? C'è un odore
d'incenso nei calzoni che la brama
accarezzava... un odore di pioggia...
di polvere... une tenerezza intensa
e acida...
Ecco la visione, immensa,
l'intero panorama di una pianura
illuminata da un sole serale,
dove le campane d'una mia infanzia
di delirio, d'acido assopimento
balbettano note e frasi mortali.
Pier Paolo Pasasolini
* *
Dans la pièce le froid gagne la présence
inattendue de ma dépouille. Je reviens
aux premiers rêves de l'existence,
rêves accouchés par la lumière âpre
de déserts enfantins, et dans ce vide
halluciné délirent des cloches
épuisées, brisées, balbutiantes.
Je me distrais avec joie des désirs
candides et indignes : mais Lui veut
mourir, il a déjà décidé.
N'ai-je peut-être pas bu
ma vie jusqu'à la lie ? Il y a une odeur d'encens
dans les pantalons que l'appétit
caressait... une odeur de pluie...
de poussière... une tendresse intense
et piquante...
Voilà la vision, immense,
le panorama entier d'une plaine
illuminée par le soleil du soir,
où les cloches de mon enfance
- de délire, de piquant assoupissement,
bégaient des notes et des phrases mortelles.
traduction de Laurent Chevalier
Notons qu'il n'existe pas à ce jour une édition intégrale des poèmes de Pasolini, qui fut étonnamment prolixe. Sa production quasi quotidienne, il la donnait à des revues (en 1942, il crée avec des amis les revues littéraires Eredi et Il Setaccio), des journaux, des magazines, des brochures, etc. Aucune recension complète n'a été faite à ce jour...
09:58 Publié dans Poésie italienne | Lien permanent | Commentaires (0)
29/02/2016
"L'Enchantement simple", de Christian Bobin, éditions Lettres Vives
Le livre de Christian Bobin vous prend au cœur tout de suite. Le vague à l'âme du romantisme continue de couler ici ses ondes. Mais c'est une musique de chambre aux ondes infiniment discrètes. Un amour entrevu, une petite fille qui passe, "la terre promise du silence". On y est. C'est incroyable de pouvoir écrire pour faire régner ce silence. On souffre tant de gens qui font du bruit avec les mots dont ils se parent. "Dieu, vous n'y pensez pas. C'est un mot plein de vent, déchiré, on voit le vide au travers". Pour vivre, la perspective peut-être d'un autre amour, et, en attendant, cette vie faite de menus riens, ce déroulement des jours : on voit le vide au travers. Un livre de prières. Toutefois - on n'a jamais si bien prié que depuis que Dieu est mort, - on prie au pied de ses souvenirs, pour son plaisir, pour soigner sa mélancolie et éviter d'en mourir.
Un ton sans phrases, d'autant plus poignant qu'il est sans remède. On ne se sert pas de la littérature pour se consoler. Inhérente à vous-même, elle est là comme un souffle, celui de votre vie qui va retomber dans le silence. Et pourtant "toujours cette manie de l'éternité, cette maladie de la vie éternelle qui passe, s'y livrer tout entier, demain on verra bien." On était parti bien portant, on se réveille malade, une plaie s'est rouverte. Il y a donc des livres qui sont comme l'air, qu'on ne respire pas impunément.
Au hasard des pages quelques rencontres : Dürer, Artaud, Maurice Scève, Piaf, Botticelli, Haydn, Rimbaud, pour venir au "dégoût de ceux qui accordent plus de poids au monde qu'à la destinée unique de leur âme, qui ignorent cette lutte entre les deux foudres inconciliables de l'âme et du monde, parce qu'il se rangent avant même de l'entamer, dans le camp adverse, celui qui se nourrit de leur propre destruction".
Le récit continue, journal, ou plutôt bout à bout de lettres non envoyées, mais l'essentiel vient d'être dit qui, à lui seul, motiverait le fait de "toucher du doigt la voûte céleste du silence, le ciel bas du langage, écrire". Du mot au regard, de l'absence à la présence, le mot n'est là que pour user le temps, que pour attendre ce moment béni où le visage de nouveau sera là. Que se referme sur nous le silence du bonheur. Ce court monologue est le contraire d'un roman qui recopie les aléas de l'existence. Il se tient en équilibre sans commencement, ni fin, comme un moment d'éternité qui abolit provisoirement tout écoulement vers une situation sans issue, l'amour, la mort.
La vie courante n'est pas négligeable : d'abord parce que je peux "vous" écrire. Et puis il y a parfois la découverte d'un livre, et aussi : "Quelque chose de l'automne entre dans l'âme avec la lumière. Le goût d'une vie claire et chantant, avec du lierre autour des fenêtres et la bonté dans les plis du vêtement." L'enchantement simple. Qui vaut peut-être tous nos amours, ces grands moments d'exaltation dont nous sortons rompus. L'Enchantement simple : un vrai traité du ravissement.
Pierre Bettencourt
09:10 Publié dans Christian Bobin | Lien permanent | Commentaires (0)