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17/08/2016

"Les canons du lire-écrire", de Serge Meitinger, opus 2

Samedi 13 février 1999

Poète, qui osera de lui-même s'intituler "poète" ? Peut-on jamais être sûr de l'être ? Le poète c'est toujours l'autre, celui qu'on voudrait devenir. Quand le titre s'impose ou en impose, il vient du dehors comme un rôle, un masque, un carcan...

Vendredi 19 mars 1999

Il serait bon, je crois, que chacun connût clairement et distinctement son point orgiaque, le moment où, toutes réserves étant levées, toutes forces étant épuisées, le désir se perpétue à vide, dans une parfaite impudeur et dans la plus pure exténuation... La nudité du sexe enfin atteinte dans un dépouillement qui concerne d'abord l'âme. C'est peut-être ce que voulait suggérer Rilke quand il soulignait l'importance de nos nuits d'amour pour l'expérience poétique.

Dimanche 21 mars 1999

Penser à la journée, à la vie quotidienne d'un Hölderlin par exemple, quand il était précepteur dans de riches familles... Vie de larbin galonné où il a dû se sentir plus d'une fois rogner les ailes de la pensée.
Penser à Mallarmé, au petit prof en proie aux élèves et aux chers collègues.
Penser aussi à une journée de Verlaine, de Rimbaud, car, eux, ils ont connu les répugnances et les "malséances" de la drague homosexuelle, les amours de pissotières, les vicissitudes de l'alcool et de l'enivrement, et, au cours de leurs vastes pérégrinations, le mépris facile des bien-pensants, de ceux qui jouissent en bons pères de famille.
Quand la blessure absolue, quand la blessure ontologique est redoublée par une blessure sociale ; quand la plaie se montre et reçoit les crachats.
Une telle malédiction hélas ! ne s'arrête pas au cercueil : Verlaine et Rimbaud sont ainsi devenus les prête-noms d'une route touristique tout au long de laquelle leurs oeuvres s'adornent des charmes coquets du régionalisme.

Lundi 26 avril 1999

Je me dis parfois, drôlement, que j'aurai droit au printemps quand j'aurai fini telle ou telle tâche d'écriture... Droit à la vie du corps, retour à l'odeur des choses, à la peau caressante du monde... Mais en finit-on jamais avec le texte ? Et ce dernier n'est-il pas aussi, à sa façon, un corps et un monde ? Ne se greffe-t-il pas sur nous, corps, âme et peau ?

Mercredi 28 avril 1999

Je considère que j'ai trois registres d'écriture, - au moins.
D'abord, la part la plus secrète et la moins saisissable : la poésie. Elle m'échappe, ne cesse de m'échapper, s'imposant sans crier gare, se refusant longtemps, trop longtemps... L'inspiration, comme on dit, y est déterminante et souveraine : elle naît d'un événement singulier du monde (ou de la vie) en appelant au verbe ou d'un événement, d'un avènement propre au jeu des mots en appelant au monde. Son résultat me dépasse et, bien que je garde une vue critique sur lui, il m'apparaît le plus souvent avec toute la puissance d'un être nécessaire et intouchable. C'est, paradoxalement, la part la plus impersonnelle de ce que je puis écrire, touchant au "fond(s) le plus ténébreux", proche de l'indifférence, essentielle. Ce n'est pas un travail, mais le compte tenu d'une urgence.

Ensuite, pour aller directement à l'autre bout du spectre ici ouvert, il y a l'écriture que l'on pourrait dire "de commande", part extravertie et à peine personnelle, part facile et technique (bien qu'intéressante), très proche de l'exercice académique (dissertation, thèse ; essais, articles, communications plus ou moins calibrés et normés). Ecriture quasi sans douleur. Dans ce cas, l'on peut se mettre à sa table de travail presque chaque jour et déterminer la qualité, la quantité et la progression du texte à produire. C'est un travail à peu près comme un autre, le travail du chercheur et/ou de l'écrivant.

Enfin, plus complexe et plus problématique, la part travaillée, ouvragée et personnelle de l'écrire. Ecriture d'une prose méditée et méditante, se risquant à penser par elle-même dans le mouvement même de son déploiement. Ecriture d'une personne qui s'éprouve elle-même dans et par son acte vivant. Ecriture ferme et resserrée, cheminant lentement et souvent douteusement, douloureusement... C'est un travail encore mais au sens désormais d'une gestation puis d'une gésine. L'essai, même universitaire, y touche parfois en ses moments d'acmé. De ce côté-là de l'écriture, je placerais aussi le roman et le romanesque, il y va en effet d'un engagement personnel radical qui ébranle et compromet le moi avant de le restaurer.

Ce ne sont là trois postulations figées mais trois points marquants sur le même spectre de l'écrire : aux extrêmes, les deux types d'impersonnalité, l'essentielle et la conventionnelle ; entre les deux se joue le jeu de la personnalité où l'on peut perdre autant que gagner, où l'on risque son va-tout. Ce jeu oscille continûment entre l'opacité propre à l'essor poétique et la dérisoire clarté des exercices d'écriture. Il s'actualise dans l'entre-deux et comme entre-deux.

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                                                                                                Serge Meitinger

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"Les canons du lire-écrire", de Serge Meitinger, opus 3

Jeudi 20 mai 1999

On écrit parce qu'on ne coïncide pas. Avec le monde et avec l'Autre, avec les autres et avec l'autre, avec soi. Avec sa situation matérielle, physique et psychique, sociale... Le but n'est pas de réduire l'écart en une folle fusion, en une unité fictive mais d'apporter le surcroît nécessaire pour penser l'écart - blessure ou plaie - et le vivre.
Le déséquilibre est fécond bien qu'il demeure inconfortable. L'exil comme l'errance peuvent se vivre sur place, sans changement de lieu physique ou géographique. Ce sont des pierres de touche qui permettent de jauger l'essence, l'existence, le moi-je.

Vendredi 21 mai 1999

Fière devise, et romantique, que celle de Fernand Khnopff, peintre symboliste, rare, quintessencié et aussi compliqué que son nom : "On n'a-que soy" ! Triomphe désabusé de l'individualisme, même si le "moi" moderne est précaire et tend souvent à l'ensemble vide - du moins à une vacuité centrale ! ou à l'émiettement des rôles et des masques ! Il faut nuancer cette altière revendication par une phrase que Valéry met dans la bouche de Socrate : "Tout repose sur moi et je tiens à un fil" (Socrate et son médecin).
C'est alors qu'il faut parier sur la longueur et la qualité du fil : s'il vient à rompre, tout est perdu ! Il faut aussi anticiper sur sa rupture, inévitable, et en tenir compte : admettre que ce fil, notre seul lien, puisse casser, avec ou m^me avant la machinerie de notre corps ! Avec ou sans "à-venir" ?

Samedi 22 mai 1999

J'aime l'expression lire-écrire que j'ai parfois utilisée et qui veut dire à la fois "lire pour écrire" (et il est vrai qu'on ne lit pas de la même manière quand on pratique un ouvrage en vue d'écrire sur lui ou à partir de lui que lorsqu'on lit gratuitement, sans dessein ni projet implicite) et "lire c'est-à-dire écrire" (révélant le fondement commun à ces deux activités que certains textes comme ceux de Mallarmé, par exemple, mettent en pleine lumière). J'avoue toutefois que je ne comprends pas entièrement ce que Mallarmé veut dire quand il envisage "la lecture" comme "une pratique désespérée".
Il faut sans doute enlever eu terme sa coloration psychologique et lui conférer une portée ontologique : l'entreprise qui consiste à lire-écrire n'a pas de but préétabli, pas de cible convenue et convenable, pas d'espoir déjà dessiné. Quand on lit-écrit en vérité l'on (doit) prend(re) tous les risques : accepter de se contredire, de bavarder ou babiller, de se répéter, de ne rien dire, de mentir, de se tromper et d'errer pour, de temps à autre, accéder à un dire de juste allure, à une parole qui soit vérité de parole plus que parole de vérité... Mais, pour réussir, il ne faut surtout rien espérer d'avance qui préjugerait de la qualité d'être propre à l'effet et il peut, certes, être désespérant de s'en tenir avec rigueur à sa fondamentale ignorance et à "notre inhabileté fatale".


                                                                                                Serge Meitinger

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16/08/2016

"Pages italiennes" d'Alain Jean-André

Alain Jean-André, animateur de La Luxiotte - voir plus bas les liens qui vous permettront de visiter son site - nous donne à lire aujourd'hui des extraits de pages qui ont paru dans le numéro 64 de Diérèse. En regard, une vue de l'île des Pêcheurs, sur le Lac Majeur, prise par Robert Roman. 

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Pages italiennes

... Quand on est sortis du restaurant, la nuit était tombée. On est descendus par des ruelles désertes jusqu’au bord du lac. Même sur la grande rue qu’il fallait traverser, la via Albertazzi, aucune automobile ne circulait. Le calme dans les rues et les ombres, dans le faisceau des lampes et la douceur de l’air ; et les ruelles, les ombres, la quiétude du soir devenaient un pays plus grand que cette ville. Étienne, toujours très observateur, fut intrigué par la présence de bouteilles d’eau en plastique posées à l’entrée de maisons : il m’a demandé si je voyais à quoi elles pouvaient servir, ces bouteilles. Je n’en avais aucune idée. Mystère. On est passés à côté de l’église San Leonardo, on est arrivés sur une place ouverte sur le lac ; il s’étendait au-delà des voitures en stationnement, des arbres et des massifs, dans l'ombre de la nuit ; on a marché jusqu’au quai ; devant nous les eaux respiraient dans l’obscurité ; de l’autre côté du lac, les lumières de Stresa scintillaient devant nos yeux.

À ce moment-là, j’eus vraiment l’impression de toucher le but de ce voyage : cette quiétude du soir au bord du lac, cet espace sans les préoccupations qui obsèdent, et le retour de quelque chose de plus difficile à formuler.

On est revenus en bavardant à l’hôtel, remontant la colline par le labyrinthe des rues étroites. En arrivant au début de l’impasse, on a posé les yeux sur l’enseigne lumineuse de l’albergo qui luisait tout au fond, une enseigne incongrue, touchante, troublante. On ne s’attendait pas à trouver en ce lieu ces syllabes de néons qui brûlaient modestement au-dessus de la porte d’entrée, comme celles d’un club discret ou d’un lieu de plaisir.

Buona notte ! On a rejoint nos chambres en montant le grand escalier. Marie-Françoise a fermé la porte de la salle de bains. J’ai allumé la lampe de la petite table carrée pour prendre quelques notes dans le silence de la nuit.

 

 

À Pallanza, le représentant de la marque Peugeot se nomme Ferrari (cela ne s’invente pas) ; à l’église San Leonardo, on veillait un mort ; depuis les quais de la piazza Garibaldi, on distingue les lumières de Stresa sur la rive opposée…

Voilà où nous étions arrivés ce jour-là, dans les rues ombreuses de Pallanza, sur cette avancée qui pénétrait les eaux noires du lac, dans cette vacuité fraîche et vivifiante sous les étoiles. Cinéaste, j’aurais aimé monter une séquence rapide : le moment où nous avions mangé debout dans le vent froid, au bord du lac à Bienne ; le moment où nous nous étions arrêtés sur une aire de stationnement, au-delà de Lausanne, à côté d’une limousine noire d’où étaient sortis, vêtus de noir, des passagers qui portaient tous des lunettes noires ; le moment où nous nous étions trouvés, vers midi, au milieu des skieurs du col du Simplon qui rangeaient leur matériel dans le coffre et sur les galeries de leurs voitures ; le moment où nous avions marché sur les quais déserts de la gare de Varzo et avions regardé deux trains qui passaient ; et ce répit du soir, ces pas dans la nuit, avec la forte impression d’être arrivés quelque part, enfin loin de la vitesse et des trépidations des roues sur le bitume, dans un apaisement propice à toutes les rêveries.

 

Ma porte italienne vers la modernité

 

Seul dans la chambre, devant le fouillis des dépliants et des guides touristiques, je me suis souvenu de la petite ville de Bourgogne où, adolescent, je passais une partie de mes vacances. Le matin, je travaillais dans la cuisine de l’hôtel de mon oncle. Ensuite, je faisais la plonge, la salle à manger du restaurant devenant de plus en plus bruyante. Mon service terminé, je partais à bicyclette jusqu’au lac artificiel situé à quelques kilomètres. Je passais l’après-midi à nager et à essayer de bronzer étendu sur le sable. D’autres jours, je retrouvais les rues, les ruelles, les poternes, les tours de cette ville médiévale qui servait de décor à des équipes cinématographiques venues de Paris. D’autres fois, j’allais me promener le long de la rivière avec une pochette de papier à dessin. Je faisais des croquis d’endroits pittoresques (je ne possédais pas d’appareil photo à cette époque) ou je montais sur les hauteurs du voisinage afin de trouver un meilleur point de vue. Les jours de pluie et la plupart des soirées, je restais dans la chambre de bonne où je m’installais quelques semaines, et je lisais en entendant la pluie tomber sur les toits.

Dans cette chambre, j’ai lu mon premier livre d’un auteur italien, un roman que mon cousin m’avait donné et qu’il n’avait pas aimé. Il avait pour titre Kaputt. Malgré son titre allemand, c’était le livre d’un auteur toscan, un récit qui m’avait transporté en Ukraine pendant la deuxième guerre mondiale et qui m’avait fait toucher sans médiation la grande littérature du XXe siècle. Du coup, j’étais entré dans la modernité littéraire par une porte italienne, un événement qui me donnerait un regard particulier sur la littérature avant que je mette les pieds, quelques années plus tard, à l’Université. Pendant cette période, j’ai lu également L’Adieu aux armes d’Hemingway, un roman qui se passe en Italie pendant la première guerre mondiale, et comporte des scènes qui se déroulent au lac Majeur. Et, à partir de ces lectures qui correspondaient à la fascination de l’adolescent pour la guerre, un vaste champ d’investigation s’est ouvert au gosse d’un quartier ouvrier qui avait eu jusqu’alors pour seul horizon les ateliers des usines, les discussions sur le dernier match de football et les feuilletons télévisés.

Dans la chambre de cet hôtel, des décennies plus tard, je réalisais que, ce nouveau voyage au lac Majeur, je l’effectuais autant dans des villages, des villes réelles que sur le territoire imaginaire que j’avais construit à partir de mes premières lectures.

Plus tard, il y avait eu les films de Pasolini, de Fellini et la découverte de Pavese, l’écrivain turinois – passeur de la modernité américaine dans la langue italienne, mais aussi homme dominé par la mélancolie.

Un jour, lors de mon adolescence, j’étais entré dans une librairie et j’étais tombé sur l’édition bilingue de Lavorare stanca, son célèbre recueil de poèmes. Une édition en deux volumes à la couverture noire, un trésor au prix trop élevé pour ma bourse. J’avais longuement tenu entre mes mains ces livres, tournant les pages, lisant quelques poèmes, consultant la table des matières, et, alors que je feuilletais les deux ouvrages, une idée avait commencé à prendre forme ; plus elle prenait corps, moins je parvenais à me concentrer sur la lecture. Au bout d’un moment, j’avais laissé les volumes et j’étais allé consulter d’autres livres sur les tables. Mais l’idée restait vivante et active. Alors j’étais revenu vers les deux recueils de Pavese, j’avais recommencé mon manège, tournant les pages, essayant de lire des poèmes, sensible, en quelques vers lus au hasard, au ton de l’écrivain de Turin. Mais le désir obsessionnel qui m’envahissait empêchait une lecture normale. Il me mettait de plus en plus mal à l’aise. Finalement, j’étais sorti de la librairie sans un livre de Pavese. Je n’avais pas osé voler. J’avais repris ma bicyclette et rejoint mon quartier, m’interpellant en silence : « Tu pouvais ! Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? » J’étais rentré à la maison, taciturne. Je m’étais allongé sur le lit de ma chambre, mécontent, les yeux fixés sur le plafond. Dire que les poèmes de Pavese dormaient sur l’étagère de la librairie !...

 

                                                              Alain Jean-André

http://www.luxiotte.net/liseurs/liseurs.htm

http://www.luxiotte.net

 

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