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11/03/2017

Clovis Trouille (1889-1975)

Clovis Trouille et la sirène

La sirène, torse nu, comme se doivent de se présenter toutes les sirènes, est moulée dans une jupe d'écailles pailletée dégageant la taille et la naissance d'un ventre enfantinement bombé, qui, vers le bas, cède la place à une chair lisse, caoutchouteuse, un peu répugnante, semblable à celle des limaces, s'épanouissant en une puissante nageoire capable de lui permettre de gagner le large ou le fond des mers avec vélocité – toute cette part animale occupant au moins les deux tiers de son corps et se reployant jusqu'à toucher ses épaules afin d'équilibrer son buste. Cette dernière phrase est bien trop longue et bien trop sinueuse, je le sais, mais la sirène l'est également, dont la silhouette, vue de profil, dessine une sorte d'urne qu'on verrait en coupe, ou de cruche.

Face à elle, proche à la toucher, est assis Clovis Trouille, protégé d'une blouse blanche immaculée qu'il lui suffira d'ôter pour apparaître en costume, gilet et cravate et rentrer ainsi dans le cours ordinaire de la vie où l'occasion de rencontrer des sirènes se fait fort rare. Le vitrage de l'atelier – celui de Pierre Imans – diffuse une lumière d'aquarium. Clovis Trouille se hausse du col et pince, entre le pouce et l'index, un mince pinceau qu'il tient horizontalement, le petit doigt appuyé sur la pommette de la figure de cire : il lui dessine l'arc d'un sourcil en prenant garde à ne pas lui faire pénétrer son instrument dans l’œil, mais son geste est sûr et il porte lunettes. La queue de la sirène réveille dans l'esprit du spectateur l'étymologie du mot pinceau, "penicillus", qui signifie petite queue, mais il chasse aussitôt cette mauvaise pensée. L'opération, aussi délicate qu'une épilation, exige toute l'application du peintre : on ne s'étonnerait pas de le voir tirer la langue à la façon des enfants absorbés. La sirène, agenouillée entre ses jambes, comme en prière, se prête avec grâce à ses travaux d'embellissement et même abuse de tous ses charmes, avançant vers lui sa poitrine menue et sa chevelure brune. Mais il ne se penche pas vers elle, et reste impassible, réservé, gardant le buste bien droit, comme s'il ne devait, surtout pas, céder à la tentation.

Elle est affligée, à vrai dire, d'un défaut : c'est une sirène manchote. C'est peut-être beaucoup d'être privé de mains quand on n'a pas non plus de jambes, ni de sexe, d'autant plus que c'est à ce dernier endroit, selon Clovis Trouille, qu'on peut rencontrer Dieu. Angelus Silesius, pour sa part, pense plus sagement sans doute qu'il réside dans le vert des prés. Celui qui regarde la photo ne s'aperçoit pas tout de suite de cette amputation car la main du peintre prend la place exacte de celle de la sirène. Son attention est plutôt attirée par la chaussure bien cirée de Clovis Trouille que signale une goutte de lumière, et qui paraît disproportionnée, presque ironique à l'égard de la sirène qui ne peut pas porter de hauts talons et doit en souffrir. Personne n'aura jamais le cœur battant en entendant, avant même qu'elle n'apparaisse, la musique, si charmante de son trottinement. Dans le fond de l'atelier, travaille un autre retoucheur, la tête surmontée du panache de la queue du monstre, en train de dorer les ongles des mains coupées de la sirène et qui collera celles-ci aux frêles poignets de la reine de cire. Enfin complète, si l'on peut dire, elle sera prête à exercer sa mortelle séduction en promettant à tout venant ce qu'elle est bien incapable d'accorder.

Le lundi 9 mars 1931, du Regina Hôtel d'Avignon, André Breton demande à Clovis Trouille de lui procurer un catalogue de cire. "Je suis, écrit-il, à la recherche d'un objet que je puisse mettre dans mon atelier [...]. Un buste de femme, à condition que cette femme soit très belle, à condition que le buste ne fasse pas trop "coiffeur" (mais voilà, cela existe-t-il ?), me tenterait plus que toute autre chose." Et il ajoute aussitôt : "Est-il possible d'exécuter le buste d'une personne vivante à un prix qui ne soit pas absolument prohibitif ?" On ignore quelle femme il a souhaité ainsi figer dans la cire et placer au sommet du meuble en escalier de son atelier.    
  

                                                                   Gérard Farasse 

Extrait de Collection particulière, Bazas, éditions Le Temps qu'il fait, 2010 (p. 24-26).  

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10/03/2017

Henri Rousseau, dit le Douanier (1844-1910)

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Henri Rousseau, Le Rêve, huile sur toile, 1910

En 1891, au septième Salon des Indépendants, Rousseau, dit le Douanier, expose sa première jungle, à la végétation convulsive et aux merveilleuses couleurs : "Du rouge au vert tout le jaune se meurt". Deux éclairs blancs comme un fil de coton rayent un ciel finement tissé de pluie lavande. Un tigre arc-bouté, tous crocs dehors, s'apprête à bondir. "Surpris !" tel est le titre du tableau, mais le spectateur ne parvient pas à savoir si c'est le félin qui est surpris ou sa proie, qui est hors du tableau. Ce qui est sûr, en revanche, c'est que les critiques l'auront été, surpris, par cette peinture féroce et flamboyante, puisque, excepté Valloton, qui l'admire – "c'est un terrible voisin, il écrase tout. Son tigre surprenant à voir, c'est l'alpha et l'oméga de la peinture", écrit-il –, ils ne trouveront, pour s'en défendre, qu'à s'en moquer. Le destin, toujours ironique, pour compenser cet accueil malveillant, lui accorde une Médaille d'Argent de la Ville de Paris, qui en réalité, était destinée à récompenser un autre Rousseau. N'avoir pas de nom propre a parfois d'heureux résultats. Ironique mais aussi obstiné, quelque treize ans plus tard, le destin fera obtenir au peintre des forêts tropicales aux végétations fantaisistes, grâce à une nouvelle erreur de nom, les Palmes académiques. Il portera dès lors à la boutonnière la discrète rosette violette et fera figurer la couronne officielle sur ces cartes de visite.

Il a goût de la décoration, ce qui est la moindre des choses pour un peintre. On a tout dit sur son autoportrait en gloire, intitulé tout bonnement "Moi-même", qu'il accompagne de la mention du genre qu'il invente, le "portrait-paysage" : qu'il s'était représenté en pied comme il était d'usage de le faire pour les grands de ce monde ; qu'en regard des badauds se divertissant au spectacle du voilier amarré au quai et qui ne lui arrivent pas à la cheville, il fait figure de géant ; qu'il a le premier peint la Tour Eiffel qui vient tout juste d'être achevée ; que, sur sa palette, il a écrit le nom de ses deux épouses, Clémence et Joséphine ; que les vingt-six drapeaux du bateau semblent autant de toiles et ses tableaux, par conséquent, autant de pavillons de l'art moderne. Mais qu'a-t-on dit de ce modeste insigne, un macaron bleu circonscrivant une sorte de palme ou de fougère blanche, qu'il arbore à sa boutonnière, et qui met une note de fraîcheur dans son sévère costume noir. Décoration réelle ou inventée ? Je préfère la croire inventée. L'artiste conscient de sa valeur, mais moqué par la critique, s'est attribué lui-même, d'autorité, cette distinction, anticipant ainsi sur une reconnaissance dont il était convaincu que l'avenir la lui ferait obtenir.      

                                                                                            Gérard Farasse

Extrait de Collection particulière, Bazas, éditions Le Temps qu'il fait, 2010 (p. 27-28).

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09/03/2017

Henri Murger (1822-1861)

L'histoire littéraire n'aura pas accordé à Henri Murger, écrivain romantique mort à trente-neuf ans, et qui fut secrétaire de Tolstoï, la place qu'il aurait méritée. Soutenu par Nerval, il connut à l'époque certain succès, après des débuts misérables. Son œuvre symbolisant une jeunesse insouciante et heureuse devait inspirer à Puccini son opéra La Bohême. Il a écrit, en 1854, deux recueils de poésie : Ballades et fantaisies et Les Nuits d'hiver. Vous pouvez lire chez Gallimard Scènes de la vie de bohême (rééd. 1988).

 

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Voici pour l'heure une ébauche d'un passage du premier chapitre de Scènes de campagne, livre paru en 1854. Henri Murger a réutilisé des éléments de ce texte pour écrire l'arrivée du peintre Lazare à Montigny-sur-Loing :

Au milieu de la campagne, qui s'étend à l'extrémité orientale de la forêt de Fontainebleau, on rencontre un petit village appelé Montigny. Cet endroit qui n'offre au reste aucune curiosité locale, se compose d'une centaine de maisons bâties en éclats de grès tirés des carrières des environs en exploitation dans la forêt, et la plupart recouvertes de chaume, les habitations espacées les unes des autres par de petites ruelles où croissent les herbes folles, et les raisins bordent une rue unique dont la partie basse aboutit à un pont de bois, jeté sur la rivière du Loing dont les eaux baignent une lieue plus haut les ruines d'un château bâti par la reine Blanche, et deux lieues plus bas, les tours et les remparts de Moret où résida François 1er. Vu du côté de la rivière, le petit village de Montigny offre un charmant motif de paysage aux artistes qui fréquentaient ses environs. Rien n'y manque, ni le clocher de l'église, ni la roue... du moulin dont le tic-tic se mêle aux bruits sonores du battoir des laveuses.

                                                                           Henri Murger 

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