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30/08/2019

Signé "Vincent" : La raison d'un peintre, les lettres d'un frère (deuxième partie)

Durant les quatre dernières années de sa vie, Vincent abandonne le néerlandais et écrit à Théo en français, leur langue d'exil, langue du pays d'asile, langue fraternelle.
A son frère nourricier qui lui envoie régulièrement des subsides, il rend des comptes. Comptes de l'argent et du matériel de peinture reçu, rapports détaillés sur sa santé, son alimentation, sa boisson, compte-rendu de ses fréquentations, de ses promenades et de ses lectures, propos sur l'art et la littérature, la peinture et, par dessus tout, sur son travail acharné. Mais aussi, en frère aîné, il ne manque pas de dicter à Théo sa conduite dans son commerce et sa vie intime. Il le tient serré de près. Et il l'appelle. Il lui adresse sans cesse, "que veux-tu", une quête fermée et entière, une demande impérieuse et absolue à laquelle Théo ne saurait se dérober.

Mais comment vous et moi, oppressés par l'insistance de cette bizarrerie sonore de sa calligraphie qui nous demeure encore étrange, rien que dans cet appel écrit qui nous laisse sans voix, pouvons-nous entendre que Vincent, figé dans l'accélération désordonnée et polyglotte de son élocution, court droit à la tombe, assassin ou suicidé ?

Comment, à la lumière de ses toiles qui gardent leur calme, pouvons-nous voir ce lieu d'où "tétanisé / Van Gogh / en porte à faux sur gouffre du souffle / peignait" (5) ? Comment pouvons-nous sentir avec certitude que Vincent dans l'angoisse, dans sa détermination obscure, tire vers lui et aspire vers l'abîme Théo, son soutien de toujours, son frère, son prochain, son autre lui-même, qu'il exhorte en lui sa moitié encore vive à sombrer avec lui, qu'il l'appelle avec lui dans la mort à se fondre ? "frère / où tu me suis, où je me poursuis / mon travail à moi, j'y risque ma vie / je me tue, je te meurs / mon frère, ma raison / rendez-vous dans la tombe".

Aujourd'hui, à qui l'aime et le lit en ressentant avec lui cette parenté irrécusable, à peine explicable, Vincent commande de se tenir à cette place de Théo. Il nous offre, comme il en gratifiait Théo, de reconnaître notre part dans son art. Il demande, à qui est sensible à cette peinture, de se savoir, de se reconnaître gardien de son oeuvre, d'être, "mais que veux-tu", responsable de son frère en humanité.

Je vous convie à lire et relire et lire encore et encore ces lettres en les mettant en correspondance avec ses tableaux, dans l'espoir qu'elles aident à déchiffrer l'énigme de son art avec sa folie, qu'elles révèlent encore un peu, avec ce que l'on peut savoir de sa biographie, qui était celui qui nous convoque, derrière sa signature, à soutenir l'insoutenable dans son regard de peintre, Vincent.

                                                                Jacy Arditi-Alazraki

(5) Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société (Gallimard, L'imaginaire, 2005)

09:30 Publié dans Arts | Lien permanent | Commentaires (0)

29/08/2019

"Passage du poète", Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947), éd. L'Age d'Homme, 29 mars 1990

Assurément, le livre le plus abouti de cet auteur suisse d'expression française, qui défie les modernités, les modèles intégrés et jubile de ce qui n'a d'autre raison que l'obstination d'être, sans paraître ni complaisance. Une poésie terrienne, irriguée par une joie de vivre non pour détruire (son environnement, comme aujourd'hui ; ou rendre au monde son tablier, son devenir et sa destinée tout à la fois ; ou se défaire du concret en ignorant l'être, en le vidant de son histoire, comme aujourd'hui plus que jamais) mais pour construire et célébrer, pour se grandir à mesure sans écraser, patiemment, gravement, voluptueusement :

"Étant fait à la ressemblance du mont, mais faisant à son tour le mont à sa ressemblance, caressant le mont de la main, avec des mouvements de la main arrondis d'où il semble que la forme naît, comme quand on caresse une femme et la caresse la refait. Et là est le travail des hommes et ce qui en sort grâce aux hommes : la belle vigne, et rien que de la vigne, les milliers de milliers de souches bien alignées, mises partout où on a pu, mises en rangées ; taillées, nettoyées, ébourgeonnées, fumées et d'où à présent le sarment neuf commence à sortir aux cornes par deux jets couleur de miel, à petites feuilles transparentes encore, mais déjà leur couleur est partout pour une promesse, sortant à chaque instant un peu plus sous le grand soleil..."


Charles-Ferdinand Ramuz

02:31 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

24/08/2019

De la traduction : de la poésie chinoise, en particulier

Un gros problème se pose, quant à la traduction de la poésie chinoise : on trouve en la matière très peu de traducteurs réellement bilingues, ce qui fait que l'on est souvent en présence d'un binôme... Un lettré français, plus un traducteur rétribué pour l'occasion : le premier peaufine, le second lui livre la matière brute, à travailler à sa guise. En règle générale, le résultat est peu probant au regard de la fidélité au texte, quel que soit l'éditeur, qui n'entend que peu à la chose (non des moindres, au demeurant), les canons de la poésie chinoise ne répondant que de loin à ceux de la poésie occidentale.
Sauf le respect que je dois à certains noms éminents (parmi lesquels François Cheng) je ne crois pas honnête de laisser entendre aux lecteurs, lisant lesdites translations, que le texte originel y est toujours respecté... Que penser alors ? Qu'une bonne partie de ce qui a été adapté du Chinois, avec les meilleures intentions du monde, est à revoir, à commencer par les translations de la période Tang. En effet, le lyrisme notamment, y est le plus souvent absent. Et l'on continue néanmoins à présenter comme "traductions" nombre de poèmes qui ont été transformés pour être lisibles par le lecteur occidental, en y ajoutant deci delà de petites touches au demeurant fort sympathiques, mais qui s'écartent sensiblement du texte chinois.
Je ne voudrais pas ici jouer les Henri Meschonnic (un poète ayant publié dans Diérèse, pour lequel j'ai par ailleurs grand respect et qui a traduit le plus fidèlement "Le Cantique des cantiques") mais tout de même, cessons de vendre aux lecteurs de l'Hexagone en particulier, tant et tant de traductions approximatives des poètes de l'empire du Milieu. L'argument économique : faire connaître à tout prix si je puis dire une poésie plus complexe qu'à première vue -  est insuffisant. Je vous le dis en toute connaissance de cause, mon épouse étant chinoise, spécialiste en méthodologie des langues.
Merci pour votre écoute.
Amitiés partagées, Daniel Martinez