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21/10/2019

Francis Danemark

Minuit et la mer

 

Et me voilà à l'endroit du rendez-vous, face à la mer qui palpite doucement comme le cœur immense et lourd d'un animal ancien. Il est minuit. Ou une autre heure de la nuit, je n'en sais rien. J'ai jeté ma montre, et le bruit des vagues a englouti celui du mince morceau de métal quand il a touché la surface de l'eau.
Je suis au rendez-vous, et peu importe l'heure. Je me suis trompé, sans doute, et de bien trop d'années. Je le sais mais je suis venu, malgré tout. Pour la mer peut-être.
A bien l'écouter, je la devine prête à charger. Lente et calme, en attendant. Je reste là, dans l'obscurité, rassuré par la présence de mille millions de litres de nitro temporairement apprivoisés. Tout est tranquille. Il n'y aura pas de mouvement brusque cette nuit.
Je suis au rendez-vous, au bord de la mer. J'écoute la terre qui tourne au ralenti et mon cœur minuscule qui bat quelque part, sous le bruit souple des vagues.

 

Francis Danemark
La tombe d'un jeu d'enfant
Cadex éditions, 1995

08:04 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

20/10/2019

Dominique Labarrière (1948-1991) : un texte de février 1977

Faiseurs d'anges

On peut dire quelque chose au sujet de la réalité sans que ce soit du délire : le réel est ce qu'on dit qu'il est - et rien de plus ! Épopée du principe d'identité à travers un devenir-autre où on se retrouve soi-même encore plus seul dans son comportement par rapport aux autres. Un jeu cruel de la vie et de la mort au sein d'une prolifération déprimante de voiles et de miroirs flottant, d'un trottinement un peu ridicule, entre les ondulations de l'air, si épais maintenant - sans s'inquiéter outre mesure des strates ondulées de ce moi pluvieux naufragé dans les orbes douteux du présent.
On croit que c'est cela seul qui importe, dans les méandres bleutés d'une ville froide - cette nausée : pour s'en défaire il faudrait ouvrir d'autres yeux, écarter d'autres tentures au lourd parfum de poussière. Mais que reste-t-il donc à voir qui n'ait déjà été vu tant et tant de fois dans ces mêmes lieux, dans d'autres temps ?
Collent aux limbes de l'esprit trop de bribes alourdies d'histoire.
Éclairer tout cela d'une projection souple de couleurs en fusion, sans trop y croire, comme si cela allait de soi : bientôt les personnages commenceront à défiler. Des connus, des inconnus. Des petits nouveaux. D'autres qui font penser, vite, très vite - mais cet imperceptible décalage est déjà source de douleur : ai-je donc tant vieilli ? La maladie* m'a-t-elle donc usé à ce point ? L'ennui est-il vraiment cette force d'érosion à laquelle nul ne peut résister, même si l'on se croyait plus fort que cela - qui fait murmurer à la mémoire engourdie : où donc ai-je vu celui-ci ? où donc ai-je aimé celle-là ? Dans quel rêve nous sommes-nous croisés pour d'improbables excès accomplis d'un pas tranquille, sans se retourner, sur les eaux mouvantes du présent ? Il s'agit de ne plus tricher car, n'est-ce pas, "viendra le temps des grands oiseaux mouillés et des parapluies sur la lumière du monde".**

______
* Dominique souffrait du diabète.
** Yves Buin : Fou-l'Art-Noir, in "De la déception pure, Manifeste froid" (10/18, 1973).

06:34 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

19/10/2019

En Birmanie, avec Antonin Potoski

Quand on atterrit à Bagan, on a l'impression d'arriver au Maroc, alors qu'on est au centre de la Birmanie, en pleine Asie humide : les mêmes petits champs de terre sèche, les mêmes chemins sablonneux, les mêmes herbes jaunes, les mêmes arbrisseaux en fleurs, le même ciel furieusement bleu et la même fulgurance de la lumière qui ne ressemble pas aux lumières d'Asie. Posées dans ce paysage, à perte de vue, où que l'on porte le regard, des pointes dressées vers le ciel, parfois recouvertes d'or ; des milliers de stupas et de pagodes en briques rouges, majestueuses. Les restes d'une ancienne capitale birmane.
A Bagan, les êtres flottent. Comme un peuple de papillons, on a l'impression que les gens glissent juste au-dessus du sol, un tissu noué autour de la taille, graciles. Les écoliers ont une robe verte et leur visage, aux joues et au front, est maquillé avec une poudre de bois d'un jaune très clair qui ressemble à de l'or pâle sur leur peau caramel. Des moinillons nous montrent, fiers, la ruche qui s'est bâtie sur le flanc du Bouddha de la salle de prière où ils passent la nuit sur des nattes. Ils dorment avec les abeilles.
Le soir, nous choisissons une pagode, une masse énorme vers laquelle nous marchons sur les chemins secs. Le grésillement des insectes dans les arbustes est tel qu'on pourrait les visualiser, en fermant les yeux, au son qui épouse exactement leur forme, en suspension dans l'air du soir. Des dizaines d'écureuils gris peuplent la brique des pagodes, courent sur les façades dès que la nuit approche ; leurs cris résonnent dans les couloirs. Les intérieurs sont obscurs. La lumière du couchant, toute rose, effleure les ouvertures de l'ouest et vient s'éteindre dans la démesure et le silence. Ce moment où la nuit naît dans l'intérieur des temples est si parfait qu'à lui seul il justifie l'étrangeté de leur architecture.
Aucun endroit au monde ne se prête à ce point à la magie d'un rendez-vous, à l'heure des écureuils, à l'heure où l'or s'éteint, dans le grand calme de la vallée, dans la tiédeur des briques. Parfois en avançant à tâtons on heurte un relief : c'est le genou d'un Bouddha de six mètres de haut qui sourit encore dans le noir.

Antonin Potoski
in "La plus belle route du monde"
éd. P.O.L., 2000

20:44 Publié dans Voyages | Lien permanent | Commentaires (0)