12/10/2019
"Dialogues avec le corps endormi", de Jean Schlumberger, éditions de la Nouvelle Revue Française, mai 1927
VII
Joie de nous sentir distincts, toi et moi, reliés l'un à l'autre et pourtant capables de libre mouvement ! Ceux qui ne possèdent pas notre secret de dialoguer avec soi-même, ils sont pareils aux Termes. Faits d'un seul bloc, ils n'ont jamais connu la course ni le bond, et ils mourront à l'endroit même où ils sont nés.
Si je te permets un pas vers les objets de tes convoitises, à ton tour souffre que j'en fasse un vers ce qui me tente. Je ne t'ai pas marchandé les joies et nous avons tenu pour une insulte au soleil tout inutile attardement hors de sa chaleur. Tu n'as eu de paix que, luttant d'ingéniosité avec tous les animaux de la terre, tu n'eusses exploré ces extrémités du plaisir au-delà desquelles personne n'est allé. Ne trouve donc pas mauvais que je trompe un instant ta jalousie. Laisse-moi me retirer de ces hanches dormantes, de ces épaules abandonnées, m'aventurer jusqu'à la pointe la plus avancée de notre être et baigner mon visage dans l'onde maternelle.
Jean Schlumberger
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"Volis agonal", de Marc Guyon, éditions Gallimard, 15 décembre 1972
Deux extraits de ce livre de poésie dont nous emportent les inflexions, à commencer par le titre, chantant, une nébuleuse de voyelles travaillées de l'intérieur. Ici Marc Guyon se déprend de la chimère du ressemblement, il renverse l'état de veille ordinaire et creuse aux quatre veines l'air dur, l'électricité de l'air où s'affrontent les forces de nos désirs contraires, emportées par l'esprit qui s'y mêle, pour enfin décongestionner les formes. Sous un bouquet d'abeilles vives butinant parmi les sauges : la griffe même du poème. DM
*
Le temps est replié, indigent ; la modernité exige le dépouillement, la rigueur. Mais, dans la science nue, ne nous vêtirons-nous que de sécheresse, serions-nous devenus avares? Alors que jouent les rames de fraîcheur, les timbres, près du jeune animal. Fleurs et couleurs le prénomment, sans surcroît, d'adjectifs qui tiennent le fil de l'essor.
Enfant d'une terre
rieuse, égratignée
par la ronce
l'ortie, à tes pieds
pâtir de la fleur vermeille,
à ta larme
de sève boire
le bleu de consolance.
Marc Guyon
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08/10/2019
"Venise comme si vous n'y étiez pas", évoquée par Gil Jouanard
De quoi peut-on le mieux rêver que de ce qu'on n'a jamais vu ? Ce qui m'attire donc du côté de Venise, c'est d'abord son côté "bayou", proche du marécage primordial où rêvassèrent interminablement nos doutes et nos espoirs paléolithiques ; puis cette affinité consonantique ou étymologique avec le nom de ces Vénètes du Morbihan, qui donnèrent jadis tant de fil à retordre aux obstinés roublards de Rome.
Que de ce monde amphibie émerge l'énigme d'un peuple venu d'on ne sait où, et presque aussi disséminé que le fut celui des Iberii caucasiens ou pyrénéens, c'est ce qui me fait décoller plus assurément que ne le firent jamais ces histoires d'amants, d'usuriers et de lunes de miel avérées ou clandestines, fortement connotées du côté de la petite histoire littéraire et musicale...
Je devine bien sûr du brouillard et des limons sablonneux, des roseaux, des cheminements peu assurés, et de hardies hésitations entre Orient et Occident, entre oud et luth, entre rebab et rebec, peut-être même entre flûte et shakuhachi. Recto verso, c'est aussi dedans et dehors. Ce n'est en fait peut-être qu'affaire de masque.
Et sur ce compte-là, ici, on en sait plus qu'un bout. Et l'on en sait aussi sur les comtes, et peut-être davantage, depuis toujours, sur les contes. L'on finit par s'y perdre - et, ce faisant, par s'y trouver -, entre Istanbul (mais n'est-ce pas Byzance ?) et Vienne (mais n'est-ce pas Amsterdam, Delft ou Dieu sait où?). L'on s'y perd.
Est-il meilleure façon de s'y retrouver, au fond ? Est-il façon plus sûre de se trouver enfin au fond ?
Car Venise n'est pas seulement amphibie ; elle est aussi intermédiaire, pont transbordeur. Pont vers le Pont-Euxin, vers la Thrace, le délire d'Orphée.
Je suppose que, y étant, on ne doit bientôt plus savoir d'où l'on vient ni vers où l'on va. Nulle part serait probablement la localisation la plus avalisable, celle qui émarge toute entière à l'espace mental.
Car le plus clair de la réalité vénitienne n'est rien de plus, et rien de moins, qu'une image mentale (de celles qu'on dit ailleurs "virtuelle").
J'avance donc à tâtons vers les images qui sont offertes à ma gourmandise et à ma curiosité.
De l'imprécis, j'y vois d'abord de l'imprécis. Probablement issu d'un effet de brume pervers ; et cependant ce n'est pas du flou ; c'est peut-être, et vraisemblablement, du ressort et de la nature de l'écho. Brume et écho sont très assurément les produits les plus naturels de l'atmosphère, c'est-à-dire du climat et de la météorologie de Venise. On n'y va pas à l'aveuglette - y fait-il d'ailleurs jamais franchement nuit noire ? - ; on y va au jugé, dans l'entre-chien-et-loup où se confondent l'extrême-hier et le proche-demain, où s'entremêlent ailleurs et n'importe où.
J'avance, à travers la brume atmosphérique, vers les images. J'y cherche, mais sans les y espérer, les clichés convenus, la Venise des amateurs de Venise, places désertes d'où s'envolent des pigeons, gondoles se profilant sur fond de crépuscule musical, balcons ouvragés où s'agite un mouchoir, silhouettes masquées singeant la joie de vivre avec ce recul signifiant qu'on n'y croit pas. Et, j'y rencontre le silence.
Je devine d'emblée que cela ne signifie pas que Venise n'a pas été entendue. Je pressens que cela veut dire que Venise a été écoutée. Regardée.
C'est le petit matin, ou bien le soir déjà sérieusement avancé. Au ras du monde, le regard afflue, déloge ce sentiment âpre de solitude, de continuo qui ne serait le contre-chant de nulle mélodie.
Comme une voix sans inflexions qui glisserait uniformément à perte d'ouïe - c'est-à-dire de vue - dans la brise porteuse d'échos.
Matin ou soir, c'est tout comme : lune et soleil y miment chacun l'aptitude de l'autre. Et l'on n'est pas certain que l'un et l'autre, l'une et l'autre, n'est pas plutôt un chapelet de lampadaires alignés comme les mots déracinés d'une prière à aucun dieu.
Lueurs et mouvements arrêtés, lignes de fuite et instants figés se succèdent, naissent l'un de l'autre, dans une ambiguïté réduite à ses simples atours géométriques.
L’œil a tout dit. Car il s'est contenté d'être là, sans discours. Je suis ce que je vois. Je suis Venise sans recul. Jusqu'au fond du remous où les mots se ressassent.
Alors je sais d'un coup, d'un seul, ce que les images ont à me dire: qu'il n'y a plus qu'à se taire. Et à écouter les images venues de si loin.
Gil Jouanard
Dernier livre publié : Les roses blanches (Phébus, 2016)
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