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22/02/2020

Georges Malkine (1898-1970)

Né en 1876 à Odessa, Jacques (Chlema) Malkin a participé de près au groupe surréaliste, bien qu'André Breton ait tardé à le reconnaître pour un des siens. En 1929, Desnos s'éloigne du groupe, en compagnie de Queneau, Prévert, Masson... L'atmosphère se tend et Malkine choisit de prendre quelque distance. Après avoir vu un film sur Tahiti, White Shadow, il décide d'y partir avec Emile Savitry et une jeune Américaine que celui-ci vient de rencontrer, Yvette Ledoux. Le voyage se passe mal. Savitry devient hargneux, jaloux des attentions que manifeste la jeune femme envers Malkine. Lorsqu'ils débarquent, le 12 mai, Savitry part de son côté. A Papeete, Malkine se fait voler ses papiers et son argent, puis est agressé dans le quartier chinois. Il reste toutefois à Tahiti jusqu'en décembre. Il y apprend à jouer des percussions. En décembre, en échange de son portrait, le directeur de la banque de Papeete avance l'argent du billet de retour d'Yvette Ledoux. Malkine paie le sien en faisant la plonge sur le bateau qui les ramène en France.

Voici la lettre que Malkine adressa à Desnos lors de cette escapade, avant de trouver une solution à son retour au pays :

"Mon vieux Robert. Étrange pays que celui-ci, où il semble que l'idée du temps ne puisse pas être conçue. D'ailleurs personne ici n'a de montre, et les rues n'ont pas de numéros, ni même de nom, souvent.

Tahiti ne semble pas vouloir de moi. En une semaine de temps, j'y ai été soulagé de mon portefeuille qui contenait tous mes papiers et toute ma fortune, et j'ai attrapé une contravention pour absence de lumière à une bicyclette que j'avais empruntée pour faire une course ! Il fallait que je fasse 18 000 kilomètres pour dégoter une contravention !

Heureusement j'avais loué une petite maison pour un mois avant le vol de mon portefeuille. Je suis donc tranquille au point de vue logement jusqu'au 10 juin. Pour la nourriture, il y a les fruits sur la route.

Ça a trop bien commencé pour en rester là. Et à part ça, je n'ai pas du tout envie de travailler (j'entends prendre un emploi) pour gagner mon billet de retour. Ne pourrais-tu pas me trouver un canard qui me paierait un reportage sensationnel sur Tahiti ? Non, hein ? Ou bien un marchand de tableaux qui, maintenant que je ne suis plus là... m'achèterait des tableaux tahitiens ? [...] Vu la nuit dernière, à quelques kilomètres de Papeete, des Tahitiens qui répétaient au clair de lune les danses auquel assistera l'équipage du cuirassé Tourville dans un mois. Rien que de la percussion - 20 sortes de tambours et de bidons à pétrole. Quoique rigoureusement réglées, ces danses sont d'une sauvagerie et d'une obscénité grandes. La répétition avait eu lieu dans le parc de l'école d'Arue et était dirigée par Hinau (Hinaou), le prince Hinau, dernier des Pomaré et gardien du tombeau de ses ancêtres, curieux édifice surmonté d'une énorme bouteille de Bénédictine en marbre (liqueur favorite du dernier roi). Hinau, haut de 2,20 m, pèse 165 kg. Hydropique, ou plutôt obèse, il peut à peine marcher malgré qu'il jouisse d'une santé florissante. C'est sur la plate-forme d'une camionnette Ford qu'il vint du tombeau, situé à 150 mètres de l'école. La camionnette stoppa devant un immense fauteuil de rotin, dans lequel Hinau s'endormit rapidement, tandis que le tam-tam commençait à faire trembler la terre et l'air.

Je n'ai pas la moindre idée de la manière dont je pourrais revenir en France. Pas moyen de trouver du travail sur les bateaux. Papeete n'était qu'une escale sur la ligne Marseille-Nlle-Calédonie-Australie. Quant à Papeete même, on n'y trouve pas de travail comme ça. Et les Chinois ne sont pas là pour rien, qui se contentent de salaires minimes. [...]

Il est fort probable, pour toutes espèces de raisons, que je quitterai Papeete et peut-être, Tahiti. Je prie cependant que les lettres soient toujours adressées Poste Restante à Papeete, que je sois entre les Gambier et les Marquises.

Je compte que tu passeras cette lettre à André [Breton].

C'est la première fois que j'écris, et combien péniblement.


Georges Malkine

"Le regard trahi" de Jacques Laurent (1919-2000), éd. Arléa, 8 février 1988

Dans le climat d'obscurantisme affiché où nous vivons de gré ou de force, depuis quelque trois années maintenant, une relecture rafraîchissante hier au soir, "à la bougie", loin, si loin des visées extrémistes des deux rives, qui font actuellement bon ménage (!) :
celle du "Regard trahi" de Jacques Laurent, ayant émargé à l'Académie française, dans une langue j'allais dire "virtuose", au regard de ce que l'on produit ces temps-ci à l'encan, version "restauration rapide"... libertine il va sans dire. Dans l'esprit qui fut celui de l'un de mes premiers livres, "Le Bestiaire de Vénus", vous en trouverez trace sur Wikipédia.
Mais trêve de digressions, voici :

Devenus l'un et l'autre indifférents, et peut-être même hostiles, à la société, Cypriano et Evelyn laissèrent fréquemment à Marie-Luisa le soin d'être leur ambassadrice dans les salons vénitiens. Ils remarquèrent, au bout de quelque temps, qu'elle ne restait pas insensible aux futilités qui agitaient la société où elle fréquentait. Par des crépuscules d'été où l'île baignait dans un or que divisait à peine, comme un fil de cristal, l'horizon vénitien, elle parlait de la dernière chanson en vogue, de parfums, de livres nouveaux et des changements de la mode. Celle de Paris gagnait Venise ; les petits réticules d'antan devenaient des musettes crânement portées en bandoulière ; la jupe courte et ballonnée s'était imposée, escortée de guêtres et de tout petits chapeaux à antennes.
- "C'est la mode "cigale" ! soupirait rêveusement Marie-Lisa.
Au début, mari et amant s'étaient également irrités de ce qu'ils considéraient comme une manière de trahison. Puis Evelyn s'était attendri. Il était le plus enfant, il fut le plus indulgent. Peut-être aussi, parce qu'il était le plus enfant, était-il plus disposé à comprendre les caprices. Il convainquit Cypriano qu'ils n'étaient que deux ours égoïstes, oublieux de ce qu'était une femme. Tous deux trouvèrent un prétexte pour passer à Venise quarante-huit heures pendant lesquelles ils chercheraient les disques, les livres, les parfums, les colifichets qui, à leur retour, donneraient à Marie-Lisa les émotions d'une surprise ravissante."


Jacques Laurent

21/02/2020

Une lettre de Lucie, ce 21 février

Lumière, oui : j'y pense plus intensément, à présent. Serait-ce grâce à vous qui l'avez réveillée ? Ce que vous dites du temps, j'ai envie de le dire aussi de l'ombre et de la lumière : je vois un rayon de soleil fin, fin, qui se faufile dans les branches d'un arbre et vient buter sur une feuille. Il la fait scintiller, car bien sûr dans mon rêve elle est jeune et brillante - c'est le printemps ! - mais elle, à cause de cette lumière sur elle, projette une petite ombre sur mon pied, une ombre qui a la forme de sa forme à elle. Il faut que la lumière existe pour que l'ombre s'imprime sur moi. Regardez encore, une fois encore : les cognassiers du Japon fleurissent déjà, dans le jardin où nous avons passé, sous les volets bleus flambants de la villa, un sifflement s'échappe par instants, celui d'un caïque à tête noire : tout ce que les mouvements du monde perdent d'importance ici, nos pensées liées à la nature reviviscente, tout ce qui creuse la profondeur rayonnante de la vie.
Le temps, je crois que je ne veux pas y penser. De plus en plus, il me paraît infini. Vieillir n'est qu'un mot. Le temps qui s'écoule là, maintenant, je ne le sens pas passer sur moi, je commence seulement à lui accorder le droit de passer. Je ne me bats plus avec lui. Je sais qu'il me faudra un temps infini pour atteindre ce que je cherche - j'ai envie d'employer le mot un peu désuet de pureté - et que ce temps infini, eh bien, j'en dispose. On m'a souvent dit que j'étais folle, je vous en prie, pas vous, ou si vous le pensez un tant soit peu, soyez bon, taisez-le.


Lucie