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15/07/2020

Une lettre de Jean-Marc Thévenin à Diérèse, 1er octobre 2008

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Troyes, le 1 octobre 08.

 

     Cher Daniel,

en contrepoint à ce courrier d'avril j'aimerais préciser, au moins pour moi-même cette question que je me pose du rapport poète et vie. Je relis "Les lettres à un jeune poète" de Rilke qui insiste sur la solitude du poète et l'indispensable écoute de soi.

Alors oui je ne vais pas la renier cette solitude où un vers parfois, parfois un seul mot surgi de nulle part éclaire mes matinées d'écriture, mais la vie est là, à la porte en un conciliabule que je ne peux/ ne veux qu'atteindre.

J'interroge les poètes qui ont mêlé la vie et la poésie. Maïakovski bien sûr, Cendrars et puis de l'autre côté les puristes, inscrits dans le silence et le blanc.

Mais certainement n'y a-t-il là rien à rationaliser, puisque c'est la vie elle-même qui dicte, ou bien les silences ou bien les rumeurs de la ville.

J'ai longtemps pensé que l'écriture elle-même contient la vérité de la vie, quelle prétention. Cependant je persiste en cette dépendance ontologique dès lors que peut-être jouant sur deux tableaux, je cherche, esprit scindé là où la neige est vierge, la seule réalité de l'écriture.

Amitié.

Jean-Marc Thévenin

 A publié "Une robe d'abeilles" aux éditions Les Deux-Siciles, collection Le décret acoustique, juin 2004.

13/07/2020

Le Scorpion, vu par Pacôme Yerma et Jean-Henri Fabre

SCORPION.jpg

dessin de Pacôme Yerma

 

"La pariade, au printemps, leur impose des voyages. Jusqu'ici farouches solitaires, ils abandonnent maintenant leurs cellules, ils accomplissent le pèlerinage des amours : insoucieux du manger, ils vont en quête de leurs pareils. Parmi les pierres de leur territoire, il doit y avoir des lieux d'élection où se font les rencontres, où se tiennent les assemblées. Si je ne craignais point de me casser les jambes, de nuit, parmi les encombrements rocheux de leurs collines, j'aimerais assister à leurs fêtes matrimoniales, dans les délices de la liberté. Que font-ils là-haut, sur leurs pentes pelées ?

Le choix fait d'une épousée, ils la promènent longtemps à travers les touffes de lavande et les mains dans les mains. S'ils n'y jouissent pas des attraits de mon lumignon, ils ont pour eux la lune, l'incomparable lanterne.

Voir les débuts de l'invitation à la promenade n'est pas un événement sur lequel on puisse compter chaque soir. De dessous leurs pierres, divers sortent déjà liés par les couples. En pareil assemblage de doigts saisis, ils y ont passé la journée entière, immobiles, l'un devant l'autre et méditant. La nuit venue, sans se séparer un instant, ils reprennent la promenade commencée la veille, peut-être même avant. On ne sait ni quand ni comment s'est effectuée la jonction. D'autres à l'improviste se rencontrent en des passages reculés, d'inspection difficultueuse. Lorsque je les aperçois, il est trop tard, l'équipage chemine.

Aujourd'hui, la chance me sourit. Sous mes yeux, en pleine clarté de la lanterne, se fait la liaison. Un mâle, tout guilleret, tout pétulant, dans sa course précipitée à travers la foule, se trouve soudain face à face avec une passante qui lui convient. Celle-ci ne dit pas non, et les choses vont vite.

Les fronts se touchent, les pinces besognent ; en larges mouvements, les queues se balancent, elles se dressent verticales, s'accrochent par le bout et doucement se caressent en lentes frictions. Les deux bêtes font l'arbre droit. Bientôt le système s'affaisse ; leurs doigts se trouvent saisis, et sans plus le couple se met en marche. La pose en pyramide est donc bien le prélude de l'attelage. Cette pose n'est pas rare, il est vrai, entre individus de même sexe se rencontrant, mais elle est moins correcte et surtout moins cérémonieuse. Ce sont alors des gestes d'impatience, et non des agaceries amicales, les queues se choquent au lieu de se caresser.

Suivons un peu le mâle, qui se hâte à reculons et s'en va tout fier de sa conquête. D'autres femelles sont rencontrées, qui font galerie et regardent curieuses, jalouses peut-être. L'une d'elles se jette sur l'entraînée, l'enlace des pattes et fait effort pour arrêter l'équipage. Contre pareille résistance, le mâle s'exténue ; en vain il secoue, en vain il tire, ça ne marche plus. Non désolé de l'accident, il abandonne la partie. Une voisine est là, tout près. Brusque en pourparlers et sans autre déclaration cette fois, il lui prend les mains et la convie à la promenade. Et que lui faut-il, en somme ? La première venue..."

Jean-Henri Fabre
(1823-1915)

08:11 Publié dans Arts, Bestiaire | Lien permanent | Commentaires (0)

12/07/2020

"Le jour l'aurore", de Patrick Laupin, aux éditions Comp'Act, janvier 1987, 80 pages

Brumes de part et d'autre de la presqu'île, les deux fleuves comme les deux flots les deux bords d'une unique pensée. Tache d'eau, lumière grise, beige et rose, des années durant le même tourment, un unique regret, reflets peuplés d'adieux, tombeau et bruit.


c'est un grand jeu avec tous les disparus ou la réverbération d'une seule et même image des années durant...


Soleil Éclat de mer pluie Et à nouveau brume sur ce paysage immobile


Je suis là, vivant murmure, vivant reproche, en attente de partir ou dans la douleur de ce qui s'enfuit (Barcelone sous ce jour de pluie, Barcelone grise et mouillée, le sol jonché de tracts, l'asphalte criblé de feuilles traînées à tous les vents)


quelques livres quelques larmes et une supplication muette comme depuis toujours (dans la peur et la poésie dans la douleur vivante faite à la pensée, à la recherche sans cesse du désir d'écrire)


dans des voyages pour où pour qui vraiment (se jeter comme un fou dans le paysage, le oui sans mesure à la démesure de l'univers) dans des gares grises et sales, des squares de banlieue mal éclairés, des trains de nuit déserts, des villages immobiles et muets sous la pluie


ce soleil froid, gris et brume, la poussée muette des grands fleuves, des cortèges d'aube et des désirs comme de grands navires qui chavirent dans les yeux (l'heure qu'il est, le temps qu'il fait)
Il pleut doucement sur tous les silences...


Et parfois comme une délivrance ce ciel nu bleu pâle tombant sur les épaules Le bleu alors très exactement quand le silence sur ces toits d'ardoise


immobile et muet immobile et séparé comme aucun langage jamais ne le fut comme aucun langage jamais ne le sera

 

Patrick Laupin

05:46 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)