21/02/2017
Un entretien avec Pascal Quignard II
Peut-on parler du silence de l’écrivain ? Un écrivain, ça écrit, ça parle…
Pascal Quignard : Je ne crois pas vraiment. Je crois qu’on est quand même forcé de mettre dos à dos l’écrit et l’oral, le lettré et la société, l’ermite et la communauté religieuse, le silence et le bruit, la solitude et le dialogue effréné. Ou peut-être est-ce le mot écrivain qui ne convient pas. Pour ce qui concerne la passion de ma vie, je préfère le mot de lecture, et la lecture ne fait aucun bruit. Je voudrais opposer d’un côté ceux qui aiment le langage et l’utilisent pour le pouvoir qu’il procure et pour le sens qu’il apporte – les professeurs, les historiens, les politiques, les idéologues, les prophètes ; de l’autre les lettrés, qui décomposent l’intégrité du langage et qui l’arrachent à la fascination qu’il exerce.
C’est cela qu’on nomme la littérature au sens strict. Les poètes et les lettrés sont toujours en rupture, en marge. Dans la civilisation chinoise, on opposait la montagne à la ville, l’anachorète au ministre, Tchouang-tseu à Confucius. C’est-à-dire l’homme de la montagne qui ne connaît ni la loi ni les brigands, et rejoint la nature, à l’homme de la cité qui invente la loi, crée les brigands et s’enferme dans les rites. C’est le plus vieil antagonisme : entre le groupe des chasseurs et le chaman… Il y a ceux qui vivent près de la source du temps et de l’origine des choses et ceux qui préfèrent le port, le delta et la criée. Dois-je préciser que pour moi le grand maître littéraire est Tchouang-tseu ? Il préférait le trouble à la vérité elle-même.
Comment le lettré que vous êtes met-il en pratique de tels principes ? En traquant ce qu’il peut y avoir d’archaïque sous le langage ?
Pascal Quignard : Il y a un premier monde où on est un petit animal qui ne parle pas, qui n’a pas de langue et qui pourtant vit intensément des expériences sans mots. Ensuite il y a un second monde dans lequel la langue que l’éducation a infiltrée en nous nous insère dans la société, nous apprivoisant dans ses coutumes et dans ses moeurs. Tout cela, petit animal et petit singe parlant, est fort impersonnel. Moi, je n’essaie pas de mettre le verbe à l’origine de tout comme le font nos religions modernes. Ma démarche est minuscule. Je cherche à être un peu plus individuel que collectif, un peu plus étranger qu’autochtone, un peu plus déroutant et anxieux que conforme à l’intégration sociale.
En quoi votre travail sur les langues mortes est-il compatible avec votre méfiance à l’égard du langage ?
Pascal Quignard : En fouillant le français on tombe dans le latin, en fouillant le latin on tombe dans un système de langage indo-européen que je dirais méditerranéen. Puis on tombe sur les langues plus anciennes : les Etrusques, etc. Il faut essayer de soulever toutes les pierres qui sont là, regarder derrière tous les mots qu’on emploie comme des aveugles, pour que ça remue encore, pour que ça reste vivant. Ce n’est pas un projet culturel, mais vital.
Mais n’y a-t-il pas tout de même une quête de vérité, une jubilation du savoir, une recherche de type historique dans votre démarche ?
Pascal Quignard : Je crois que je préfère une pensée naissante et dérangeante à une doctrine constituée ou formelle. Toutes les doctrines constituées sont pour moi des mensonges. Je mets en garde contre la reproduction des codes sociaux parce que le social est fait pour autre chose que la vérité. Il est fait pour marquer les appartenances, il est fait pour la guerre. La véritable passion des sociétés humaines, c’est la guerre. Il suffit de regarder autour de nous et chez nous : la guerre civile ne cesse de revenir comme une seule grande vague sur toutes les sociétés humaines. Dans cette optique, l’Histoire telle qu’on nous l’enseigne a été nécessairement au service des gouvernements, qui l’ont employée pour dessiner l’avenir, c’est-à-dire dans le dessein tenace de répéter le passé.
Lorqu’on voit par exemple la façon presque mythique dont, en Algérie, on a exterminé la paysannerie pour mettre la main sur d’immenses domaines, comme, il y a un siècle lors de la conquête de l’Ouest on avait tué et pourchassé les Indiens pour prendre leurs terres et afin que prospère l’avenir des Etats-Unis, cette férocité est aussi révoltante que le cynisme qui y conduit. Sans cesse est apportée la preuve que l’avenir aime passionnément la répétition du passé, les « Renaissances ». Mon travail de sapeur de certitudes et de langage n’a qu’un seul but : retrouver modestement ce qui reste encore d’anxieux, de vivant, de non-répétitif, de non-répété, de jaillissant çà et là.
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Un entretien avec Pascal Quignard III
C'est pourquoi vous interrogez les cultures méconnues et les langues passées ?
Pascal Quignard : J'exhume des choses que je trouve belles. Une fois par an, je m'impose de sauver un inconnu de l'oubli. Maurice Scève, qui n'était pas vraiment un inconnu, a été le premier dont j'ai édité pour la première fois l'oeuvre entière. Il y en a bien d'autres : Lycophron d'Alexandrie, le sophiste Kong-souen Long, l'obscur et génial auteur latin Albucius, précurseur de l'écriture romanesque, le musicien et joueur de violon Sainte Colombe... J'ai préfacé même, en 1997, l'oeuvre unique de l'ami de La Rochefoucauld, le janséniste Jacques Esprit. C'est la partie la plus inaperçue de mon travail, mais cela donne un sens à chacune des années que je vis. C'est à la fois un plaisir et une forme d'engagement, car si on transforme le passé, on transforme l'avenir. Si on modifie les données de l'Histoire, on en modifie peut-être un peu les conséquences...
Que devrait être l'Histoire pour qu'elle ne soit plus manipulatrice ?
Pascal Quignard : L'Histoire est née du mythe et sera toujours vouée à la reproduction de la société, dont elle interprète l'évolution dans un sens inévitablement collectif. Elle aurait peut-être dû rester ce qu'elle était, un récit d'anecdotes jetées en vrac. Il existait dans l'ancienne Chine une autre manière de faire l'Histoire. C'était une manière pour faire pleurer les hommes sur leur profonde et déconcertante cruauté. C'est une façon de se retourner sur le passé pour contempler ce qu'il ne vaudrait mieux pas revivre. L'Histoire est chez les Chinois une forme d'humanisme mélancolique.
Comment peut-on être écrivain en se méfiant tellement du langage ?
Pascal Quignard : Les rhéteurs, les politiques ordonnent, fascinent, hiérarchisent avec des mots. Ils ont le rôle social le plus éminent. Le littéraire, lui, est le spécialiste de ce qui désunit et déchire. C'est lui qui sacrifie chaque idéologie, qui décompose chaque proposition, chaque phrase dans ses éléments, ses lettres, ses atomes, son histoire, son étymologie. C'est son rôle. Mais en acceptant ce rôle l'écrivain ne peut pas être engagé au sens contemporain du terme. Il ne peut qu'essayer de se dégager du poids social, des usages nationaux, de l'empreinte familiale. C'est aller un peu plus loin que son seul sexe, que l'idée de nation, que l'appartenance à un parti. C'est accéder à une autre lumière que celle où l'on est né. C'est sortir des limites étroites que la nécessité a imparties à la naissance. C'est, je le répète, déplacer des pierres.
Est-ce aussi la vocation du musicien de soulever des pierres ?
Pascal Quignard : La vraie musique, on peut tourner autour d'elle en l'interprétant. C'est ce qu'il y a de plus beau dans la musique non écrite qui, en Inde par exemple, passe de maître à disciple. Cette musique-là est une quête. Un voyage dont le retour n'est pas sûr. Le but n'est pas d'arriver mais de s'approcher sans arrêt dans une sorte de tourbillon. En Occident, pour remplacer cet enseignement, nous avons tenté la notation musicale. Et là, nous sommes tout près de la littérature, car la musique est écrite.
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Un entretien avec Pascal Quignard IV
La peinture est aussi un autre de vos objets d'étude.
Pascal Quignard : Elle m'intéresse d'autant plus qu'elle ne pose pas les mêmes problèmes que l'écriture littéraire ou musicale. Contrairement au langage qui est le fruit de l'éducation, il existe des images involontaires qui sont l'équivalent, dans la peinture, de ces stades d'avant toute acquisition que je recherche dans l'écriture.
Avant même que nous soyons visibles, que nous ayons vu, que nous soyons nés, nous rêvons. Comme pour beaucoup de mammifères, nous sommes soumis à des images involontaires sous forme de rêve. Or, l'image involontaire est figurative. Mais je ne veux pas tenir ici des propos réactionnaires en privilégiant cette forme de peinture à l'encontre de ce qui est irreconnaissable. Simplement le figuratif me semble lié au désir. Si je prends des amis peintres abstraits que j'adore, par exemple Louis Cordesse, avec qui j'ai si longtemps travaillé jadis, exposer pour eux ne posait pas le problème de la honte ou de la transgression. Exposer n'exposait pas à la censure. En revanche, l’œuvre de mon ami peintre figuratif Rustin a été interdite à peu près partout sous la pression du public, tant elle heurte. L'art abstrait offrirait à mes yeux cette carence : celle d'être toujours montrable.
A cause des images involontaires des rêves, il faut sans doute avoir du figuratif pour pouvoir avoir de l'inmontrable.C'est ce qui me conduit à établir une différence entre art d'image et art de peinture.
Qu'apporte selon vous à la peinture l'image première involontaire?
Pascal Quignard : Elle pourrait expliquer qu'à partir de simples clous d'or, de lumières sur la voûte céleste, les hommes aient pu "voir" des figures, des animaux, des signes, des dieux dans le ciel. D'autre part, elle pourrait aussi expliquer le premier mode d'apparition de la peinture. Enfouie dans la nuit des grottes, au plus profond, loin du jour. Dans l'autre monde du rêve, tout noir. Ce choix est quand même très mystérieux. Cela expliquerait aussi l'invention ahurissante des salles de cinéma, qui se sont multipliées durant tout le vingtième siècle, qui sont elles aussi des grottes noires artificielles. Ainsi je crois qu'il y a un art autonome de l'image involontaire, du fantasme, du rêve, du fantôme, de l'être perdu.
Vous dites dans Vie secrète que vous pourriez passer votre vie à lire, et aussi qu'il y a entre la lecture et l'amour quelques similitudes.
Pascal Quignard : Lorsqu'on veut exprimer la proximité avec l'autre on dit qu'on lit en lui à livre ouvert. Cette sensation-là pour moi définit l'amour. Cela ne veut pas dire qu'on sent forcément tout de l'autre, mais on est au plus près de lui, sans tiers. Il en va de même avec la littérature. Quelque chose passe à travers les livres qui abolit les frontières sexuelles, temporelles, spatiales. Il y a vraiment un tapis magique tout à fait inouï et à peu près semblable dans la littérature de tous les temps et dans l'amour à toutes les époques. L'amoureux ou le lecteur est celui qui fait le même rêve que l'autre, quel que soit l'abîme, quelle que soit la distance, qui a la même image involontaire. La lecture a quelque chose d'extatique. On s'oublie dans la lecture. Le réel s'évanouit. Dans l'amour aussi.
Pour lire, pour écrire, pour aimer, le silence et l'éloignement du monde sont nécessaires, dites-vous encore.
Pascal Quignard : Jamais les sociétés humaines n'ont été à ce point collectives et asservissantes. Jamais la règle de trois, la loi statistique ou la pression de l'Audimat n'ont à ce point régné sur toute l'étendue de l'expérience. Les nourritures de quelques-uns sont devenues les nourritures de tous. Les vêtements de quelques-uns sont devenus les vêtements de tous. Les chants, les films... A tout instant il faut prendre la poudre d'escampette. Chaque jour j'ai besoin de me retrouver plusieurs heures seul, me taire, ne voir personne, ne pouvoir être joint, rester dans le silence, lire. Je périrais sans cela.
Vivre avec quasi-rien et errer à l'aventure dans tout ce que j'ignore... Je me sens de ces écrivains un peu plus individuels que d'autres. Cela implique d'être aussi plus détaché, moins marqué, sans identité tranchée, sans rôle social, sans fonction d'aucune sorte.
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