27/04/2017
Un poème de jeunesse de Paul Frédéric Bowles (1910-1999) paru dans "Le Dernier carré"
Le Dernier Carré a été dirigé par Jean Rousselot (qui venait de publier Emploi du temps) et Fernand Marc. Ce qui concernait la rédaction était adressé à Jean R., 52 rue Cornet, à Poitiers ; ce qui regardait l'administration, à Fernand Marc, BP 51, bureau 14, à Paris. A raison de 10 numéros par an, on trouvait la revue en dépôt à la Galerie "Gravitations", 3 rue Casimir Périer à Paris.
Le n° 7 dont est extrait le poème qui suit de Bowles est paru en octobre 1935. Pour un tirage de 100 exemplaires, à savoir : 10 ex. sur Hollande Muller numérotés de 1 à 10 réservés aux collaborateurs et 90 ex. sur Surglacé teinté. D'inspiration surréaliste, c'est l'un des rares poèmes du romancier que l'on sait à avoir été écrit directement en français.
LES PAROLES APRÈS LA FIN
J'ai des choses à te raconter
Le jour des pierres j'ai cherché la vérité dans le feuillage
Dans la brousse des enfants aux lèvres de granit
J'ai cherché le ciel sous les palmiers
J'ai regardé sa figure sous la lampe électrique ; il dormait
Autour hurlaient les vagues nocturnes - à quinze milles de la côte
A dix siècles de la mémoire
A minuit, à l'aube, la fumée du volcan
Nous couvrait comme une plume d'autruche
Le jour des repas, j'ai mis sa main sous le pavé
Ne me dis pas que tu ne me reconnais plus
C'est à cause de toi, c'est à cause de moi
Moi comme une cendre
Ecrase-moi une fois de plus
Janvier est passé, les hirondelles ne volent plus
Sa bouche est fermée, les mouches
Ne sont plus attirées
Grâce à la rivière, on rêve aux choses noires
J'ai des choses à te raconter
Le jour de pierre j'ai quitté le lac froid
Le jour de chair. Nous buvons tous le sang
Mais où en trouver ? Où en trouver maintenant ?
Nous mangeons tous les yeux, mais sont-ils frais ces jours-ci ?
A midi c'est un tigre qui vient
Par les savanes, avec ses dents jaunes
Un jour viendra le soleil éternel, sans taches
Sous les pins les sauterelles, les cailloux
Sous mes bras de verre, la vallée de loin
Brillait lentement en clinquant
Sonnait de ses cloches la chaleur lointaine, soudaine
Serrait mon cœur avec une chanson noire
Par la fenêtre au-dessus des bruits
Sa chanson est montée droit
Et aux oreilles de métal sans roues
Sept voies annonçaient la distance entre chaque minute
Trouvons la voix, mangeons-la. Cassons la porte de bois :
Dedans, les cœurs vides.
J'ai des petites choses à te raconter
Par le chemin du mur l'homme noir
Dans la place la musique des feuilles
Il était tard quand il est rentré
La lune venait sur le balcon. Silence
Mais au jardin sur les bancs
Les os claquaient de froid et les fontaines gelaient
Et dans tout le village personne
Sauf celui à la bouche glacée
D'où ne coulait plus le sang
Et dans ses bras de sanglots
(Et sous les pins marchait le vent)
D'ici à l'horizon d'hiver
Du ravin au désert
(J'ai caché sa main précoce
Loin dans la terre).
Paul Frédéric Bowles
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26/04/2017
"Une nuit sur le mont Chauve", un livre de Michel Butor et Miquel Barcelo
Chacun sait que le poème symphonique "Une nuit sur le mont Chauve" a été écrit par Moussorgski, mais pas forcément qu'un livre d'artiste du même nom a paru aux éditions de La Différence en septembre 2012. Imprimé en Italie, à La Spezia, dans un format à l'italienne (19,5 x 27 cm), avec une couverture cartonnée et des pages sur papier Efalin lisse de 120 grammes du plus beau noir.
Soixante-douze quatrains de Michel Butor (qui a illustré à son heure Diérèse 63) y voisinent avec 72 dessins de Miquel Barcelo, oeuvres sur Canson noir imprimées à la planche, à l'eau de Javel et au Gesso : les motifs jaune paille se détachent du fond ainsi que vous pouvez en juger plus bas... On repense bien sûr au (petits) dessins sur Canson noir de Michaux mais ici la manière est autre puisque le plasticien Barcelo, un habitué des grands formats, "grossit le trait" si je puis dire. On peut admirer des poissons, poulpes, coraux ou indifféremment des rennes, dromadaires, girafes, buffles, zèbres, chevaux, le tout orchestré de main de maître cela va sans dire ! - sachant que le livre s'achève là où commence le dernier film d'Alain Cavalier, "Le Paradis"** : sur le monde des oiseaux (et la symphonie se termine), voici
71 Migrateur :
Quelques oiseaux quittent la scène
pour laisser place à ceux du jour
croassements glapissements
ricanements vrombissements
On songe aux poèmes du Bestiaire apollinarien (sans ce caractère naïf, enfantin même de certaines pièces dudit Guillaume) : bref, chez Butor, une poésie résolument non conceptuelle, mais bien plutôt descriptive, je veux dire privilégiant toujours pour la rendre parlante la partie la plus suggestive de la réalité. Les vers du poète peuvent aussi se montrer caustiques et dévier sur le monde des humains, par exemple
57 Parlementaire :
Au bal masqué les politiques
se sont déguisés en légumes
blancs ou rouges navets carottes
avec feuillages de billets
Michel Butor, dont la maîtrise du vers n'est plus à démontrer, sait ne jamais s'éloigner de l'objet de sa quête et l'on repense à ce que disait Henri Thomas interviewé par René de Ceccaty (interview dont je vous ferai part dans une prochaine note blog) : "La poésie ne doit jamais être vague." Au contraire, elle est ici proche du sujet, sans pour autant risquer de devenir une poésie du quotidien. Comme dans
42 Polyglotte :
Ils dévorent dans les pommiers
les fruits qui leur donnent les clefs
de toutes les langues humaines
qu'ils prononcent précisément.
Sans oublier naturellement
27 Vénitien :
Dorade cherchant un amant
parmi vagues du carnaval
antennes murmurant odeurs
dans la confusion des espèces
accompagné précisément de cette oeuvre de Miquel Barcelo (peintre qui à mon souvenir à également illustré le regretté Paul Bowles, dans l'un de ses récits africains)
Préciser enfin que cet ouvrage a donné lieu à un livre-objet constitué de huit rouleaux de 350 x 30 cm et que de cet ensemble, réuni dans une boîte en tilleul, il a été tiré 119 exemplaires de tête constituant l'édition originale. Les poètes embellissent le monde, cqfd... DM
22:46 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
19/04/2017
"Amor", de Colette Fellous, 132 pages, éditions Gallimard
Graffiti vénitiens
L'écriture ébouriffée et expressive nous entraîne de vive main jusqu'à la dernière ligne. Les mots courent, bondissent, taisent presque tout, entourent les ellipses d'objets (les rues, les fleurs, les bêtes, les arbres, que les femmes - voyez Colette, pas Fellous, l'autre - savent écrire de façon tellement concrète, avec ce style semblable au corps d'un chat) doués d'une vie si attachante que l'on souhaite ne jamais plus les quitter. "Et très lentement, elle a enlevé ses lunettes noires, les a posées près de trois stylos sur la nappe. [...] L'encre noire serait pour Joseph, la violette pour Théo et la turquoise pour Gregor." Pour tous les trois, elle rédige la même lettre, mais : "Une poussière de secondes on a oublié de la suivre", et peut-être n'a-t-elle pas jeté les trois enveloppes dans la boîte. "Sur le pas de la porte, la marchande de chaussures la regardait, les bras croisés."
Voilà le lecteur parti à la suite de l'épistolière, plus que consentant, intrigué, anxieux, charmé. Il croise la vieille femme "essoufflée par le poids de son grand panier noir débordant d'artichauts", écoute "trois notes de saxo glissant tout au bord de la fenêtre, avec les branches d'un micocoulier qui se balançaient lentement...", rencontre "les yeux de la bédouine qui avait cherché, un été, à lire son destin à même le blanc de l'oeuf ou en comptant les noeuds d'un fil de lin..." Et ne demande qu'à le croire quand on lui explique : "C'était tout cela aussi, l'histoire d'Amor."
Car il y a une histoire d'Amor, quasiment non-dite, pas vue, à peine vécue, incomprise, mais tellement importante qu'elle structure tout le livre - ou plutôt l'empêche de se bâtir rationnellement, le disperse en mille éclats lumineux et tremblants. "Un merle échappé des buissons avait rejoint le sommet du réverbère et avait lancé son oeil inquiet vers le ciel, la femme de l'épicier kabyle rangeait les oranges maltaises dans de grands paniers et le chien argenté dormait devant la pharmacie."
Qu'est-ce donc, Amor, quelqu'un, quelque chose, le simple et facile anagramme de Roma, titre d'un précédent roman du même auteur ? Amor, c'est "un cercle", "un fil", il faut le trouver pour connaître du même coup le sens et la cohérence d'une vie. Mais l'a-t-elle trouvé, la femme aux trois lettres, au moment où cette soudaine brûlure à l'oeil la fait - peut-être - disparaître ?
Ce que nous savons, nous ne le dirons pas. Hormis ceci : on passe avec ce livre des heures cahotées mais non perdues. On admire les fragments de la mosaïque. Les défauts ? En parler serait gâcher un plaisir que les romans d'aujourd'hui ne délivrent pas si souvent.
Nicole Casanova
16:17 Publié dans Auteurs, Critiques | Lien permanent | Commentaires (0)