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28/07/2016

Le poète Lokenath Battacharya (1927-2001)

"Je suis né dans une famille de brahmanes bengalis très pieux. Personne, à la maison, ne s'intéressait de près à la littérature. Mais j'ai toujours eu envie d'écrire, aussi loin que je me rappelle. Enfant, j'étais très admiratif de Tagore et puis, plus âgé, j'ai lu d'autres choses. Très peu de livres anglais, en fait. Seulement Shakespeare et T.S. Eliot, de temps en temps. Davantage de français, finalement : Rimbaud surtout et, au vingtième siècle, René Char, Saint-John Perse et Henri Michaux.
L'être qui m'a le plus marqué, c'est peut-être Buddhadeva Bose, un poète et directeur de revue de Calcutta. C'était vraiment un homme extraordinaire, une sorte de voyant. C'est lui qui m'a proposé un jour de traduire Rimbaud, en me disant qu'il avait déjà tenté l'expérience avec d'autres poètes bengalis mais que personne n'y était arrivé. Je me suis mis au travail. Buddhadeva Bose a trouvé la traduction à son goût, il l'a éditée, ç'a a été d'ailleurs mon premier livre : Une Saison en enfer. Ensuite j'en ai publié vingt-cinq autres : poèmes en prose, récits, essais, théâtre et d'autres traductions. Mais en fait je n'ai pas d'éditeur attitré en Inde, je n'ai même plus d'éditeur du tout. Je crois qu'au train où sont allées les choses, bien que très inconnu en France, j'y suis presque aussi connu que dans mon pays.

Mon travail en France, ce sont en fait des rencontres. D'abord celle d'Henri Michaux. Vous savez, à part Bose, je crois que je n'ai jamais côtoyé un homme aussi exceptionnel, d'une telle profonde compréhension. C'est étrange, la façon dont cela s'est passé. Je revenais de Belgique et j'avais quelques jours à passer à Paris. J'étais en mission officielle ; on m'avait demandé, en tant que poète indien, quel poète français je désirais rencontrer. J'ai répondu : Henri Michaux.

On m'a dit alors que c'était impossible, que l'homme était inabordable, ne voulait jamais voir personne. Je me suis résigné. Je ne sais trop pourquoi, pourtant, j'ai laissé chez Gallimard quelques pages de moi traduites en français, à son attention, ainsi que mes coordonnées de passage.

La veille de mon départ, il m'a téléphoné à l'hôtel où je me trouvais pour me dire qu'il voulait me voir. Je lui ai répondu que c'était à moi de me déranger. Il m'a dit que non, que c'était à lui, et il a raccroché. Une demi-heure plus tard il était là, dans le hall. C'est très difficile de décrire une telle rencontre. Tout ce que je puis dire, c'est que ce fut inoubliable, et que ce qui m'a alors porté est encore là. C'était en 1974, je crois. Par la suite, nous nous sommes revus assez souvent, chaque fois que je revenais à Paris.

C'est grâce à lui qu'à cette époque-là certains de mes textes ont paru en revue puis en livre : Fata Morgana, en 1976, a fait de Pages sur la chambre vraiment un beau volume. Mais pendant quelques années, ensuite, il y a eu une sorte de creux ; moi-même, je n'écrivais plus beaucoup, d'ailleurs. Ce n'est que plus tard, en 1983, que j'ai reçu un jour à Delhi la lettre d'une jeune femme, Lucie Ducel, qui avait déjà publié René Char et Henri Michaux. Elle me disait qu'elle venait de découvrir Pages sur la chambre et qu'elle tenait à éditer quelques lignes de moi. Je lui ai envoyé Des aveugles très distingués. Je crois que c'est ce minuscule volume qui a tout relancé... jusqu'à ce livre chez Granit, le Danseur de cour, qui me semble si fin en français.

Beaucoup plus qu'en bengali, je ne sais pas. Vous savez, je vois assez mal mon travail, je me demande toujours pourquoi en France, si loin de ma terre indienne, on s'intéresse autant à ce que je peux faire, à ces proses qui me viennent si vite, le matin, de façon si naturelle que j'ai l'impression de les vomir - que je relis si peu, que je ne corrige pratiquement jamais. La plupart du temps, je me sens à côté de tout, comme en réserve. La vie, vous savez, me semble si grande, si vaste. Je n'ai toujours pas compris."

                                                              Lokenath Battacharya

14:26 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

18/07/2016

"En attendant Godot", de Samuel Beckett

Le 5 janvier 1953, En attendant Godot est joué pour la première fois au théâtre de Babylone, à Paris, dans la mise en scène de Roger Blin. Il n'y a pas grand monde, jusqu'au jour où des spectateurs, excédés qu'il "ne se passe rien", en viennent aux mains. La chose se sait, et il n'en faut pas plus pour que tout le monde veuille voir. Le scandale appelle le triomphe : Godot reste plus d'un an à l'affiche.

2 janvier 1957 : En attendant Godot est joué pour la première fois à Varsovie. Près de la moitié des spectateurs quittent la salle à l'entracte. Les dix jours suivants, il y a beaucoup de places vides dans le théâtre. Puis, tout d'un coup, les réservations "explosent". Des samizdats qui circulent en ville rapportent des informations sur le rapport que Kroutchev a tenu devant le XXe congrès du parti sur les crimes de Staline. Les Polonais ovationnent Godot. Pour eux, ce qu'il représente est devenu clair : c'est le socialisme.

Des exemples de ce type, il y en a plus d'un : Godot n'étant pas Dieu ("Si j'avais voulu dire Dieu, j'aurais écrit en attendant Dieu (God)", a dit un jour Beckett), il sera d'abord celui par qui le malentendu arrive, ce que son auteur ne cessera de regretter, sans jamais se justifier. Malentendu au double sens, d'ailleurs, de la confusion sur le sens et de la mauvaise audition.

Aucune pièce dans l'histoire du XXe siècle n'a eu un tel effet. Le théâtre ne s'en est jamais remis. Si, aujourd'hui, toute l'oeuvre de Beckett est jouée, et s'il y a en elle des pièces qui poussent plus loin l'exploration, jusqu'au dernier souffle de l'humain, jusqu'à Catastrophe et Quad, c'est encore et toujours à Godot qu'on revient, comme on se penche sur le tracé d'une ligne de fracture, après un tremblement de terre.

Car oui, la terre a tremblé quand sont apparus ces deux hommes sur une "route à la campagne, avec arbre." Un seul arbre, Beckett y tenait beaucoup. Un arbre, cela suffit pour se pendre. Deux hommes, cela fait une humanité : Vladimir et Estragon la contiennent, sur le chemin de la vie où ils attendent Godot, mais "Monsieur Godot m'a dit de vous dire qu'il ne viendra pas ce soir mais sûrement demain", leur dit un petit garçon envoyé en messager. Alors ils attendent, en vain et sans fin, et leur attente occupe tout, jusqu'à l'air qu'ils respirent. Et ce n'est pas le passage sur la route de Lucky et Pozzo, le maître et le valet drôlement enchaînés, qui les en détourne.

"Alors, on y va ?", dit à la fin Vladimir. "On y va", répond Estragon. Tombe la dernière phrase, l'indication de Beckett : "Ils ne bougent pas." "Rideau." Ce qui a infiniment bougé, dans l'immobilité des deux hommes, c'est précisément cette immobilité. Beckett avait pour usage de répondre à un ami chaque fois que ce dernier lui demandait : "Comment ça va ?" : "Je me le demande !" Il disait aussi : "Toute ma vie j'ai tapé sur le même clou."

 

                                                                     Brigitte Salino

15:30 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

15/07/2016

Jean Malrieu nous parle de Gérald Neveu (première partie)

Assassinat d'un poète

Il y aura exactement 5 ans* dans la dernière nuit de février 1960 que le poète Gérald Neveu a pris congé.

Il faudrait en finir une fois pour toutes avec ces histoires de poètes maudits qui donnent un frisson d'aise à ceux qui fréquentent les coulisses de l'audace pour avoir connu quelqu'un qui vivait aux Enfers. Ne nous méprenons pas : L'Enfer est sur cette terre. Et il n'existe pas de poètes maudits. C'est la société qui est maudite lorsqu'elle assassine les poètes. Gérald supporta la misère parce qu'il aimait vivre. En vérité, jusque dans ses pires moments, il fit face.

Son existence fut atroce et rien ne lui fut épargné. Malade, sans métier, sans famille, sans argent, sans logis, sans amour, il continua le combat jusqu'à ce qu'un soir le poids qu'il portait sur le coeur l'écrasât. Il est mort jeune, usé et épuisé.

"Je n'appelle pas au secours, écrivait-il dans une lettre, je n'appelle plus au secours. Il faudrait revenir en arrière, dans le temps, prendre ma cervelle enfantine et lui apprendre pour la première fois l'alphabet. Ne le voyez-vous pas, ce cancer qui me ronge, ce manque, ce vide terriblement concret en ce qui me concerne. Le développement élémentaire d'un individu ne peut se passer de cet appui fondamental : l'exercice de la tendresse..."

Qu'importent la femme, les femmes qu'il aima et dont il ne fut pas aimé ! Gérald reste le grand poète de l'amour. "Tu es venue, dit-il à l'une d'elles, tu m'as extrait d'un poing magicien vers la clarté, puis rejeté aussitôt dans une incorruptible forteresse. Plus rien ne m'est. Je suis coupé de tout par ton dédain, par ton absence. Seuls ton sang, ton souffle offerts seraient passerelles vers ce qui bouge, respire, nourrit... vers les autres..."
Il exista un Gérald Neveu expansif, jeune, heureux. Mais celui qui écoutait
          La harpe chaude des regards
          qui hausse sourdement sa voix
          dans les chantiers méticuleux de l'espérance
fut mutilé. Il aimait l'amour et l'amitié.

En vérité, il fut un de ceux - et des très rares - qui savent que les portes de l'Age d'Or peuvent s'ouvrir, car le bonheur peut être sur cette terre si l'on est en accord avec ce qui vous entoure. C'est toujours une idée neuve, mais le monde fermé, égoïste, bafoue ceux qui prophétisent.

Gérald Neveu vécut en homme libre. Il en assuma douloureusement la profession. Mais un jour vient où les "horribles travailleurs" s'affaissent. Que son exemple d'intransigeance et de pureté demure ! Suivent ici les derniers textes, les dernières traces d'un poète assassiné.

                                                                          Jean Malrieu

* texte écrit fin février 1965

 

Les Derniers Poèmes (1)

La nuit tombe

Si le soir qui bleuit adresse encore aux pavés son ancien discours, un triangle nouveau d'inquiétude envahit tout un fragment du tableau comme un coin de lumière pâle.

Ainsi du promeneur innocemment blasé surgit comme un gonfanon l'impérieux sursaut de son sang. Ainsi de la façade sans grimace un chant fatigué suinte, fleur délétère aux racines d'armoires éventrées.

Mais nul n'a mesuré d'un empan naturel l'étendue bègue de sa soif ni d'un souffle équitable l'atroce simplicité du désir.

Il nait du soir un vieil enseignement arqué comme un oeil au centre de l'incarnat et qui détourne de leur journal les retraités grisâtres derrière leurs persiennes.

Pensées au niveau des lèvres, tourbe lente des paroles non proférées, vieilles croix promenées sans autre encombre que les fenêtres translucides à travers la terne relaxation des paupières...

Réponse de la rue par sèches constations sans pour cela que se départissent les choses de leur magnétisme à vivaces embranchements...

La nuit tombe, dirait un sage.

                                                             21/10/1959

* *

Tremblement

Il y a un tremblement..
C'est sur les ponts parfaits du mois
une foule minuscule,
mains au vent.
Chacun son phare sous le front.


Dans l'inexorable enchaînement
des naissances
une naissance phosphoresente.
Chaque être percuté, mort ou vif.


Là où se noue le multiple
préside un oeil tendre
et si l'on s'abaisse à fixer
quelque intention
voici le feu craquelé
qui chante
à tue-tête.


Il y a parfois un tremblement
Et parfois
L'ombre rafraîchissante
passe.

                                       fin février 1960

                                       Gérald Neveu

15:06 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)